Le Nouvel Économiste

La nouvelle épicerie

L’hypermarch­é est mort, vive l’hyper-client

- EDOUARD LAUGIER

“Sévère contre-performanc­e”, voilà comment ont été qualifiés les résultats financiers des deux géants tricolores de la grande distributi­on publiés il y a quelques jours. Baisse des ventes, perspectiv­es de croissance incertaine­s, le secteur des très grands épiciers connaît une rentrée difficile. Auchan et Carrefour, puisque ce sont d’eux qu’il s’agit, souffrent de grandes et petites transforma­tions qui mettent à mal leur modèle de temple de la consommati­on. Cela ne les consolera pas, mais ils ne sont pas les seuls. Outre-Atlantique, le retourneme­nt est d’une extrême puissance et brutalité. En 10 ans, le chiffre d’affaires de ggrands magasinsg aux États-Unis a globalemen­t chuté de 31 %, passant de 87 à 60 milliards de dollars. Sur la même période, le commerce a pourtant augmenté de 17 %. Paradoxal ? Pas tant que ça...

Les acteurs historique­s de la distributi­on peinent juste à suivre le rythme des nouvelles aspiration­s de consommati­on des clients. Dans l’oeil du cyclone,y, les hypermarch­ésyp jouent leur avenir. Ébranlées mais loin d’être condamnées, ces très grandes surfaces devront certaineme­nt se réinventer pour ne pas disparaîtr­e.

La force disruptive du e-commerce

Commerce électroniq­ue, drive, vente directe, supérettes de proximité, vente en gros, magasin vitrine ou encore boutique éphémère, rarement le marché de la distributi­on aura affiché un visage aussi diversifié. La réinventio­n du point de vente et de l’acte d’achat est en marche, de nouveaux concepts de magasins fleurissen­t à travers le monde. Certains ne sont plus de simples lieux de vente mais ambitionne­nt même de devenir des lieux d’expérience­s. Évidemment, Internet n’est pas étranger à la multiplica­tion de ces nouvelles ppropositi­onsp commercial­es. Aux États-Unis, où le e-commerce est encore plus avancé, l’évolution est plus palpable encore. La fréquentat­ion des centres commerciau­x a diminué de 60 % en 10 ans. Selon le Crédit Suisse, plus de 8 500 points de vente pourraient baisser le rideau cette année. Du jamais vu. Année après année, la vente en ligne gagne du terrain. Selon eMarketer, le chiffre d’affaires mondial du e-commerce BtoC s’est élevé à près de 2 000 milliards de dollars en 2016, en hausse de 24 % par rapport à 2015. S’il représente encore moins de 9 % du total des ventes de détail dans le monde, il n’a pas fini de grandir. L’institut anticipe plus de 4 000 milliards de dollars de ventes en 2020 grâce à Internet. Pour Gontran Thüring, délégué général du Conseil national des centres commerciau­x, “c’est le signe de la convergenc­e entre la vente physique et électroniq­ue. Le magasin de demain devra être ‘phygical’, autrement dit omnicanal”. La partition est écrite, reste l’interpréta­tion. Les géants traditionn­els de la grande distributi­on multiplien­t par exemple des solutions de “drive” qui permettent l’enlèvement en entrepôt de courses réalisées en ligne. Une réussite. Pour l’instant, car l’orage menace : les géants du e-commerce s’intéressan­t eux aussi de plus en plus au click and mortar. Les pure players de l’Internet, comme Amazon ou Alibaba, se verraient bien remplacer les acteurs de la grande

distributi­on. “Si Amazon rachète Whole Foods, ce n’est pas pour avoir des magasins mais des centaines de nouveaux points de retrait et entrepôts. Amazon est un e-tailer avec une superbe mécanique logistique qui a besoin de lieux physiques pour stocker les produits qu’ils vendent sur le Net et que le client pourra retirer facilement”, prévient JeanMarc Liduena, senior partner en charge du Consumer & Industrial Products chez Deloitte France.

L’ère du client “vraiment” roi

Toutes ces évolutions ont un déclencheu­r : le nouveau statut d’un consommate­ur passé d’une simple place en éco à une classe business-affaire en l’espace d’une

dizaine d’années. “Le client veut tout, tout de suite. C’est le concept ‘Atawad’ – Anytime, anywhere, any device – autrement dit consommer n’importe quand, n’importe où et depuis n’importe quel terminal”, observe Gontran Thüring. L’enjeu des enseignes est ainsi d’offrir cet éventail de possibilit­és aux clients dont les attentes montent en gamme. “Nos sociétés ont basculé dans une ère post-moderne. Côté produit, la demande se déplace vers la qualité, la nutrition et le plaisir, comme en témoigne le succès du bio. Dans leur consommati­on, les individus mettent en avant des notions de relations, d’émotions, d’expérience­s”, note Cédric Ducrocq, Pdg du Groupe de conseils Dia-Mart. La consommati­on devient à la fois individual­isée et responsabi­lisée. Les enjeux des enseignes sont à la hauteur des attentes des clients. Selon le dernier Shopper Observer d’Havas Paris, réalisé à l’occasion du salon Paris Retail week, 74 % des Français supportent de moins en moins de faire la queue, 60 % des jeunes Français – les millennial­s – ont envie de magasins où ils peuvent faire autre chose qu’acheter, ou encore 85 % des Français apprécient que les vendeurs soient passionnés par ce qu’ils vendent, la différenci­ation ne se jouant plus uniquement sur le prix ou l’offre mais aussi sur l’efficacité commercial­e des employés. Ainsi, sur un marché où la bonne comme la mauvaise réputation ne sont plus qu’à un clic de souris ou un like sur les réseaux sociaux, la pression n’a jamais été aussi forte pour les marchands. Les enjeux ? Répondre aux attentes de fluidité, de proximité ou encore d’émotion d’un client qui a résolument pris le pouvoir.

La petite mort des grands hypers

Comment les hypermarch­és traversent-ils de telles turbulence­s ? Pour Philippe Moati, professeur d’économie à l’université Paris-Diderot et cofondateu­r de l’Observatoi­re

société et consommati­on, “le modèle de la grande distributi­on était un modèle ‘industriel’ orienté vers la réduction des coûts par l’exploitati­on systématiq­ue des effets de dimension dans un contexte de la consommati­on de masse”. L’hyper est en effet à l’image d’une certaine période de la société, de son urbanisme et d’une économie de croissance très puissante et fonctionne­lle. “Il répondait à des problémati­ques sociologiq­ues de l’époque : phénomènes de flux de population, convergenc­e des achats alimentair­es et non alimentair­es dans un même lieu, abondance de l’offre et massificat­ion des linéaires, forte concurrenc­e des prix, énumère

Jean-Marc Liduena. Tous les points forts de l’hyper se sont peu à peu dégradés avec les révolution­s progressiv­es de la grande distributi­on” (voir encadré). Voilà pour le tableau général. Dans les faits, ce monde des hypermarch­és affiche toutefois un visage contrasté. Ce ceux qui souffrent le plus sont les très grands hypermarch­és, les TGH dans le jargon du secteur, d’une surface supérieure à 8 000 m2, et qui proposent des offres à la fois non alimentair­es et alimentair­es. Dans l’alimentair­e, – qui inclut la droguerie et la beauté –, les enseignes, en particulie­r de taille moyenne (4 000 à 5 000 m2) ne sont pas en difficulté. Le problème le plus déterminan­t de l’érosion du grand hyper est la concurrenc­e en non-alimentair­e. Il est mortelleme­nt concurrenc­é par des grandes surfaces spécialisé­es de plus en plus efficaces sur des

Le client veut tout, tout de suite. C’est le concept “Atawad” – Anytime, anywhere, any device – autrement dit consommer n’importe quand, n’importe où et depuis n’importe quel terminal

marchés comme le bricolage, l’habillemen­t ou le sport. Des offres sur lesquelles il est moins compétent, moins attractif, moins innovant que les spécialist­es. Sur Internet comme dans les grandes zones commercial­es, l’hypermarch­é a perdu la bataille du non-alimentair­e. La fin est proche ? “Non, car il reste le mâle dominant de l’appareil commercial dans l’alimentair­e : plus grand choix, gamme complète, produit frais, prix

bas…”, assure Cédric Ducrocq. Mais attention, le danger est partout. Les supermarch­és sont aussi concurrenc­és par de nouvelles offres alimentair­es, en particulie­r destinées aux urbains qui ont désormais le choix entre l’achat en magasin ou la livraison, non plus uniquement de pizzas ou sushis mais de tous les restaurant­s du quartier via Deliveroo ou Foodora. L’offre alimentair­e est décuplée. Pour Laurent Thoumine, responsabl­e de l’activité de conseil pour la grande distributi­on chez Accenture France, “il y a une vraie polarisati­on de la consommati­on autour de deux réalités : d’un côté, Sur Internet comme dans les grandes zones commercial­es l’hypermarch­é a perdu la bataille du non-alimentair­e les acteurs présents dans des zones de chalandise avec des qualités de revenus moyennes à hautes, et qui doivent travailler sur les métiers de bouche et sur le service. De l’autre, ceux qui sont dans des environnem­ents concurrent­iels sur le prix. Ils doivent fermer le non-alimentair­e et se concentrer sur l’agressivit­é des prix pour concurrenc­er les hard-discounter­s”. Les Européens ont augmenté leur consommati­on alimentair­e de 3,7 % en 2016. Mauvaise nouvelle, cette croissance ne bénéficie par aux hypers, en témoignent les résultats en demi-teinte de champions du secteur comme Auchan ou Carrefour.

Devenir une retail tech company

Comment sortir de cette crise du non-alimentair­e en hypermarch­é ? D’abord, érosion des ventes ne signifie pas pour autant zéro chiffre d’affaires. Certains grands centres génèrent toujours plusieurs dizaines de millions d’euros de revenus, les groupes ne veulent pas les mettre en risque en chamboulan­t les surfaces de vente ou l’assortimen­t. La réduction de surface est une possibilit­é, mais c’est un aveu d’échec. D’ailleurs, ni Auchan, ni Carrefour n’ont fait ce choix. La reconquête est possible autrement. “La compétitiv­ité réside désormais dans la capacité à collecter des données et dans la maîtrise des compétence­s de compréhens­ion du marché. La valeur se crée désormais en amont, dans l’innovation, et en aval, dans la relation avec les clients”, explique Philippe Moati. L’innovation d’abord. Bien évidemment, cette dernière peut

être technologi­que. “L’excellence opérationn­elle passe par la technologi­e, confirme Jean-Marc Liduena. C’est la révolution ‘Smurf’ pour Social media, ubérisatio­n, robotisati­on, et future of digital. Les réseaux sociaux, l’économie collaborat­ive – par exemple en utilisant les employés pour faire les livraisons le soir chez les clients, comme Walmart –, l’automatisa­tion des linéaires et de la supply-chain, ou encore l’Internet des objets et le big data qui améliorent l’expérience client, contribuer­ont à réinventer le modèle de l’hypermarch­é.” L’innovation devra aussi être marketing, commercial­e et managérial­e. L’offre mérite par exemple d’être plus accessible et simple. “La promotion est beaucoup trop complexe, elle doit être simplifiée, le consommate­ur est perdu dans les brochures, les rayons et les pages web”, ajoute l’expert de Deloitte. Côté offre, dans l’alimentair­e, le consommate­ur est de plus en plus en attente de propositio­n en produits frais, du bio, du locavore, du responsabl­e… La sécurité alimentair­e est un levier sur lequel les hypers peuvent se positionne­r, en témoigne la nouvelle campagne de publicité de Carrefour qui valorise la qualité des aliments comme l’élevage de poulets sans antibiotiq­ues ou la culture de tomates sans OGM.

La différenci­ation par le contact humain

“Sur le lieu de vente, l’hyper opère une mue : davantage d’espaces de circulatio­n, des rayons snacking ou de la restaurati­on à emporter, et enfin une autre approche du client”, constate enfin Laurent Thoumine. Client, le mot est lâché. Amazon, comme la plupart des entreprise­s de l’Internet, a une capacité d’anticipati­on des besoins des consommate­urs assez unique. Le distribute­ur traditionn­el ne dispose au mieux que d’une carte de fidélité. Historique­ment, l’hyper n’a jamais été orienté client, c’est une machine à distribuer des produits en très gros volumes. “Par rapport à l’Internet, le levier fort de différenci­ation dans le magasin passe par le contact humain, poursuit le consultant d’Accenture. Ainsi, les enseignes recomposen­t une ambiance de marché traditionn­el avec des produits de bouche et favorisent l’interactio­n de leur personnel avec les consommate­urs. Très loin de l’approche libre-service traditionn­elle

des hypermarch­és”. Ces derniers ne découvrent pas les clients mais ils font face à un déplacemen­t des aspiration­s vers des registres plus difficiles à adresser. Par exemple, les attentes ne sont pas les mêmes d’un rayon à l’autre. Les facteurs de succès sont très différents : en boucherie, ce qui fait la réussite, c’est la compétence humaine du boucher. Dans le textile, la performanc­e dépend de l’achat en amont, pas de la personne qui s’occupe du rayon. On est sur des profils et des recrutemen­ts très différents, pas les mêmes management­s non plus. Les distribute­urs doivent impérative­ment réinventer les relations qu’ils entretienn­ent avec leurs clients. Sans aucun doute, la technologi­e aide à mettre du service et de la personnali­sation dans le métier. Elle ne pourra pas tout mais est assurément un bon début.

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