Le Nouvel Économiste

CAI GUO-QIANG, L’ARTISTE EXPLOSIF CHINOIS

- LESLIE HOOK, FT

L’artiste “explosif” chinois Autour de travers de porc, à New York, l’artiste parle de son art, des oeuvres créées avec de la poudre de feux d’artifice, et des Russes, qui ont annulé son spectacle pyrotechni­que sur la place Rouge

En traversant l’East village de Manhattan en chemin vers le studio de Cai Guo-Qiang, je passe devant des maisons de briques rouges, des salons de coiffure et des types qui traînent dans la rue en parlant italien. Le premier signe que j’approche du studio de l’artiste est une boîte en miroir posée sur le trottoir, sous les jardinière­s, ce qui ne va pas très bien ensemble. Puis une porte rouge, gardée par un lion de pierre et l’idéogramme chinois signifiant “chance”. Je suis au bon endroit. Je vais rencontrer Cai (prononcez “Tsai”) pour déjeuner dans le studio new-yorkais où il vit depuis plus de dix ans, sachant que c’est là qu’il déjeune toujours. Il a l’air détendu, il porte un t-shirt marron et ses cheveux gris sont coupés court. Il me salue d’une poignée de main ferme qui trahit le nombre d’heures que cet homme de 59 ans passe dans une salle de sport. On ne le devinerait pas à sa porte de studio anonyme, mais Cai est l’un des artistes les plus remarquabl­es de notre époque. Il s’est spécialisé dans la poudre de feux d’artifice et crée des spectacles pyrotechni­ques d’une ampleur jamais vue. Comme par exemple une explosion en chaîne de feux d’artifice qui prolonge la Grande muraille de Chine de dix kilomètres. Ou son vol d’“oiseaux” noirs qui ont surgi dans le désert à Doha, au Qatar. En 2008, il a créé les traces de pas géantes qui marchaient au-dessus de Pékin durant la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques. Plus récemment, il a conçu une “échelle céleste” : des barreaux enflammés lancés à l’assaut des nuages sur un demi-kilomètre d’altitude. Tous ses projets ne réussissen­t pas. Il a fallu trois tentatives pour réussir la ‘Sky Ladder’, l’échelle céleste, et sa quête obsessionn­elle a fait l’objet d’un documentai­re sorti l’an dernier. Mais ses oeuvres ont poussé un art ancien dans de nouvelles directions. Cai réalise même des tableaux avec de la poudre de feux d’artifice, pour un effet explosif et éthéré.

De la Chine au Japon à New York Un parfum doux et gras flotte dans le bureau. Pendant que Cai boucle une réunion, je m’aventure dans la cuisine pour voir ce qui est en train de cuire. L’un des cuisiniers me montre les plats du jour : travers de porc au Coca-Cola, morue à la vapeur, liserons d’eau avec de l’ail, bulbes de lys avec du céleri et une saucisse, haricots verts et une crêpe étrange faite de racines de lotus, qui se trouve être l’une des spécialité­s du studio de Cai. Toute cette nourriture me fait saliver et, à point nommé, un assistant apparaît pour me conduire dans la galerie principale. La pièce est énorme. Assez grande pour contenir une demi-douzaine des oeuvres géantes de Cai à base de poudre. Elles sont étalées sur le sol ou appuyées contre les murs. Certaines font plus de sept mètres de long. De loin, les peintures apparaisse­nt comme des fleurs colorées et explosives, de sorte que la pièce lumineuse ressemble presque à un jardin. Au centre, une table pour deux a été dressée. Cai entre et saisit son pull sur un banc, désinvolte. Mais il n’y a rien de désinvolte dans notre table de déjeuner. La nourriture est disposée dans six plats rangés de façon symétrique. Un bol de soupe flanque chaque couvert. Une bouteille de vin ouverte attend sur la table. Alors que nous nous asseyons,

Cai demande à l’un de ses aides de nous prendre en photo. J’ai l’impression de faire partie d’une performanc­e. Il verse le vin et je commence par lui poser la question qui m’est venue à l’esprit dès que j’ai pénétré dans ce monde qui parle mandarin. On a l’impression de se trouver dans un cocon chinois, alors pourquoi est-il domicilié ici, à New York ? Nous commençons notre soupe, un bouillon de courge parfumé au porc. Cai raconte qu’il a quitté la Chine quand il avait 29 ans pour s’installer au Japon. Nous étions en 1986, une année d’ouverture au monde pour la Chine, qui a provoqué une vague d’expériment­ations après des décennies d’isolement culturel. “À l’époque, tout le monde voulait aller à l’étranger et étudier, et moi aussi. Dans mon domaine, l’art contempora­in, l’espace

en Chine était réduit” rappelle-t-il, dans son mandarin teinté d’un léger accent japonais du mont Fuji. Après dix ans passés au Japon, où il a survécu dans un petit village de pêcheurs en peignant et en concevant des installati­ons, il est parti pour New York. Cai rit doucement en soulignant qu’il gagne maintenant plus d’argent quand il prend l’avion pour recevoir des prix, comme le prestigieu­x prix japonais Praemium Imperiale, qu’il n’en a jamais gagné au Japon quand il y vivait. En dépit de ce passé cosmopolit­e, Cai boit la soupe à même le bol, bruyamment, comme il est fréquent de le voir en Chine. Il fait remarquer que son studio est plus multicultu­rel qu’il n’y paraît, aussi. Ses employés viennent de toutes les Chines : Chine continenta­le, Hong Kong, Taïwan, ainsi que du Japon. “Parce qu’à travers l’art, à travers des gens qui travaillen­t ensemble et tissent une relation, de la confiance, les gens peuvent surmonter les problèmes politiques” dit-il en me

servant des bulbes de lys. “Prenez-en, c’est bon pour les filles et c’est bon pour la peau” dit-il. En Chine, c’est un conseil naturel et poli de la part d’un hôte courtois.

Artistes et politique

Tout cela est très bien, réponds-je en mordant dans les bulbes de lys, de goûteux tubercules vaguement croquants, mais les artistes ne peuvent pas vraiment éviter la politique, n’est-ce pas ? “Vrai : je ne peux pas éviter la politique non plus” reconnaît-il. Il évoque son retour en Chine pour participer aux préparatif­s des Jeux olympiques de 2008. “À l’époque, ma collaborat­ion avec le gouverneme­nt chinois était très frustrante, pleine de doutes, ce n’était pas facile. L’art ne devrait pas être un instrument politique, mais parfois, l’art peut permettre de détendre le climat politique, d’aider la société à être plus libre.” “Dans mon propre art, j’essaie d’exprimer ma voix personnell­e, je fais des efforts pour permettre à certains Chinois de voir la possibilit­é d’un autre genre de Chine. Une Chine plus ouverte.” Ses critiques rappellent que Cai a parfois été complice du gouverneme­nt chinois. Il a travaillé avec les autorités sur le feu d’artifice de l’ouverture des Jeux olympiques, mais aussi pour le soixantièm­e anniversai­re de la fondation de la République populaire de Chine, en 2009. Il se cabre. Il trouve que l’art est devenu ultra-politisé pour les artistes chinois, et les médias occidentau­x ont tendance à voir tout art chinois à travers un prisme politique. “Je peux revenir et faire des choses pour la Chine ; ce n’est pas un problème, mais j’ai aussi mon propre point de vue,

mes propres principes” insiste-t-il. Nous parlons des Jeux olympiques de 2008, qui ont eu pour conséquenc­e de rendre le pays plus fermé et non plus ouvert. À l’époque, j’étais à Pékin pour couvrir les Jeux. J’apprends que la maison de Cai là-bas se trouvait dans le quartier où j’ai vécu plus tard. Nous évoquons la vie à Pékin dans les anciennes allées et leurs vieilles maisons, connues sous le nom de “hutong”. Je lui sers des travers de porc et l’interroge sur sa future exposition à Moscou, dont le thème est on ne peut plus politique : la révolution d’Octobre. Cette année marque le centenaire du coup d’État qui a donné naissance au premier gouverneme­nt socialiste du monde. Nous mangeons les travers de porc avec les doigts (toujours très délicat, les travers de porc, avec des baguettes) et Cai m’annonce qu’il vient d’apprendre que les autorités moscovites ont annulé sa grande performanc­e pyrotechni­que, ‘Octobre’, qui devait avoir lieu sur la place Rouge et qu’il prépare depuis plus d’un an. “Bien entendu, ils n’ont pas donné d’explicatio­ns, ils ont juste dit ‘oh, ça pourrait poser des problèmes de sécurité pour l’héliport à l’intérieur du Kremlin, etc.’. Mais tout ça, ils auraient pu le savoir avant” dit Cai. Son exposition au musée Pouchkine de Moscou, également appelée “Octobre”, reste programmée, mais le spectacle pyrotechni­que, une oeuvre théâtrale en trois actes avec fond musical, qui devait faire surgir des larmes et une étoile rouge géante, n’aura pas lieu. “Ils n’arrêtaient pas d’essayer de trancher : estce que nous allons commémorer la révolution d’Octobre ou est-ce que nous ne la commémorer­ons pas ? La décision qu’ils ont prise est de ne pas commémorer” explique-t-il. “Si nous commémoron­s, alors, il va falloir en discuter, étudier, parler du communisme, parler du Parti communiste. Cela pourrait facilement déstabilis­er leur société, provoquer de l’instabilit­é – dans ce sens, la Russie est assez similaire à la Chine.”

Cai Guo-Qiang, enfant révolution­naire

Cai Guo-Qiang sait à titre personnel que l’Histoire est victime de régimes totalitair­es. Il raconte que pour préparer cette exposition, il s’est inspiré de son propre passé, durant la révolution culturelle qui a ravagé la Chine de 1966 à 1976. Il était enfant, il venait juste de rentrer de sa ville natale,

Quanzhou, où il avait réalisé des croquis d’une sculpture géante de Mao Tsé-Toung

dans la montagne. “Au début, cette exposition m’a rendu très nerveux mais je l’ai transformé­e en quelque chose sur mon propre destin, ma propre vie” dit-il en me servant du cabillaud. Le thème de l’exposition est la révolution, l’amour romantique, les idéaux, les gens qui aspirent à une société meilleure, expliquet-il. Et également les problèmes qui ont résulté de cette quête. Pour l’exposition, il a commencé par rédiger un récit sur son propre vécu de la révolution culturelle chinoise. Il me raconte qu’au cours moyen de l’école primaire, il avait pris la tête de la classe pour brutaliser leur enseignant­e. Ils ont essayé de la traîner à l’extérieur pour une dénonciati­on en place publique, une pratique connue sous le nom de “séance de lutte”. Il se souvient à quel point elle était belle et qu’il a menti sur quelque chose qu’elle avait dit, pour corser les accusation­s contre elle. “En écrivant ça, j’étais très triste, j’ai même pleuré”

dit-il lentement. “Mais quand j’étais petit, j’étais très révolution­naire.” Assis ici, à New York, il semble facile d’aborder ces sujets, lui fais-je remarquer, mais de tels témoignage­s sont toujours tabous en Chine. Même entre amis, on ne parle presque jamais de la révolution culturelle. “C’est vrai, les gens ont une mémoire sélective pour ces choses. Je suis comme ça moi aussi, c’est donc vraiment

à cause de cette exposition pour le musée Pouchkine que j’ai couché le passé par écrit et que je m’y suis confronté” dit-il. Il me dit que sa bande d’écoliers a cherché leur enseignant­e mais ils ne l’ont pas retrouvée. Plus tard, ils ont brisé les vitres de leur

école. “Écrire ces histoires a réveillé la souffrance et le malaise dans mon coeur. Ce sont des cicatrices. Ces temps-là, l’époque durant laquelle nous avons grandi… Ces choses ont aussi influencé mon art et la façon dont je vois la société.” Un silence s’installe. Nous buvons notre vin. “Tout ce que je dis maintenant est très lourd, n’est-ce pas ?” remarque-t-il.

Tableaux explosifs

Je remarque un petit autel fixé sur le mur derrière lui : un autel dédié à Guan Yin, la déesse de la pitié. Je l’interroge sur sa foi. Il a consulté des chamans dans le monde entier. Le studio d’artiste où nous nous trouvons a été conçu dans l’observance des règles du

feng shui. “Ce n’est pas comme ces religions où vous devez faire ceci, et puis cela. Mais je crois qu’il y a des énergies invisibles, ces émotions peuvent s’adresser à vous, peuvent vous faire

créer de l’art” m’explique-t-il, en précisant qu’il a été élevé dans un mélange de bouddhisme, de taoïsme et de confuciani­sme. La dimension spirituell­e fait partie de ce qui l’a attiré vers la poudre de feu d’artifice, le support pour lequel il est le plus connu. Cai a commencé à expériment­er la poudre dans ses tableaux dans les années 1980. Plus tard, il s’est fait connaître pour ses performanc­es à grand spectacle avec feux d’artifice. “Dans mon art, il y a un thème récurrent la plupart du temps, j’utilise les choses que nous pouvons voir pour chercher le monde que nous ne pouvons pas voir” dit-il. “Comme matériau, la poudre peut être bien pour montrer ces choses.” Nous goûtons une crêpe à la racine de lotus. Je remarque que le plat, dessous, a un fond décoré à l’encre. C’est l’un de ses propres dessins. Il explique quel procédé suit la réalisatio­n d’un de ses tableaux “explosifs” : la toile est saupoudrée de couches de poudre à travers des pochoirs, les détonateur­s sont collés sur la toile de façon à représente­r des lignes. Avant la mise à feu (qui, à ma grande déception, se déroule dans un laboratoir­e spécialisé en pyrotechni­que de Long Island, et pas dans son studio), la toile est “étouffée” dans du carton maintenu par des briques pour diminuer le risque qu’un apport d’oxygène provoque une mise à feu prématurée. “Avant l’explosion de la toile, vous n’avez absolument aucune idée de ce à quoi ça va ressembler” dit-il. “C’est comme faire l’expérience du destin. Vous pensez toujours : ‘s’il vous plaît, faites que je sois surpris !’” ajoute-t-il en mimant le geste de la prière. “Alors, parfois, durant la mise à feu, je me sens soudain très révérencie­ux, comme si je n’étais pas un enfant si vilain. En fait, j’ai souvent l’impression d’être un enfant mal élevé. Mais en même temps toute la journée, je me sens comme un enfant qui reçoit l’amour et les soins de Dieu.” Ses premières oeuvres en poudre étaient abstraites, en noir et blanc. Leur texture faisait penser à la fumée, associée à un sens de la silhouette tiré de sa formation à la peinture chinoise classique. Un tableau de cette période est adossé contre le mur derrière lui, même s’il me dit que c’est une oeuvre récente, réalisée après le décès de son père et de sa grand-mère. Il a commencé à utiliser plus de couleurs, dont des poudres de feux d’artifice colorées, et il dit que c’est à cause de la souffrance. “Avec la couleur, il y a plus de variations possibles, plus de solitude, plus de tristesse… et aussi du désir, du sexe. Plus je vieillis, plus je me confronte à ces émotions, avec la sensualité. Alors ceux que vous pouvez voir ici ont tous pour thème le sexe.” À notre droite, un tableau géant et coloré représente des dizaines d’animaux qui, en les examinant de plus près, copulent en combinaiso­ns inter-espèces improbable­s. Son commentair­e fait penser à sa récente performanc­e donnée à Paris, appelée ‘One Night Stand’. Elle mettait en scène cinquante couples d’amoureux et beaucoup de feux d’artifice (la performanc­e a par ailleurs provoqué le dépôt de plaintes pour incitation publique à la débauche).

L’art contempora­in chinois

Le cuisinier arrive avec le dessert : une assiette de cerises fraîches et du thé noir. Cai me rappelle qu’il y aura un séminaire en petit comité cet après-midi-là sur le mouvement de l’art abstrait, et il m’invite à y participer. Le temps est passé très vite, nous n’avons même pas eu la possibilit­é de parler de l’art contempora­in chinois, je le lui

fais remarquer. “Il faut vraiment qu’on parle

de ça ?” demande-t-il en riant. Soudain, ses manières affables deviennent plus réservées. “Il faut que je fasse vraiment attention quand je parle de ça”, dit-il. Par la suite, il dira qu’il trouve qu’une grande partie de l’art contempora­in chinois “très

commercial”, trop obsédé par les prix records durant les ventes aux enchères. Visiblemen­t, le sujet le met mal à l’aise. “Parler des problèmes de la Chine… il faut faire attention, si vous dites ceci ou cela, vous pouvez être vu

comme un outsider.” Je ne peux pas m’empêcher de commenter : pour quelqu’un qui méprise tant l’art commercial, il a lui-même eu beaucoup de succès commercial (jusqu’à sa propre ligne de vaisselle de table, comme on peut le constater avec nos couverts). Encore quelques cerises et nous descendons à l’étage inférieur pour le séminaire. Deux assistants modèrent un long débat sur l’évolution de l’art abstrait. Je commence à avoir l’impression d’être retourné en cours d’histoire de l’art. Cai interrompt de loin en loin la discussion avec ses propres réflexions. Pourquoi, demande-t-il, l’abstractio­n s’estelle développée en Occident avant d’arriver en Chine ? Quand je signale que je vais m’éclipser, Cai fait signe à un assistant, qui réapparaît avec une carte postale, un livre, un stylo-feutre argenté. Cai commence à dédicacer, et je comprends qu’il s’agit de cadeaux de départ. Il y a une carte postale hologramme de son oeuvre ‘Sky Ladder’, une écharpe imprimée d’explosions pyrotechni­ques et son livre le plus récent. Il dessine avec adresse une silhouette sur la page de garde. De toute évidence, il a souvent fait ça avant. “Venez

quand vous voulez pour déjeuner” me dit-il en

me serrant la main. “La prochaine fois, notre conversati­on sera un peu plus légère.”

Studio de Cai Guo-Qiang 40 East 1st Street, New York

Soupe à la courge Travers de porc au Coca-Cola Cabillaud à la vapeur Épinards d’eau et ail Haricots verts Crêpe aux racines de lotus Vin Cerises Thé noir x 2

Le temps est passé très vite, nous n’avons même pas eu la possibilit­é de parler de l’art contempora­in chinois, lui fais-je remarquer. “Il faut vraiment qu’on parle de ça ?” demande-t-il en riant. Soudain, ses manières affables deviennent plus réservées. “Il faut que je fasse vraiment attention quand je parle de ça”

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