Le Nouvel Économiste

Moment extra-ordinaire européen

Alors que Juncker propose de passer au vote à la majorité, Macron attend de Merkel qu’elle accepte un budget propre à la zone euro

- JEAN-MICHEL LAMY

Tous les pro-européens retiennent leur souffle. Tous savent que la princesse Europe ne repassera pas les plats. Au menu, le rééquilibr­age sévère de décennies de dérives bruxellois­es. Fini la naïveté commercial­e, fini le dumping salarial, fini le dumping fiscal, fini l’euro austéritai­re. Douce rêverie de fin d’été ? Ce programme est déjà signé par le président de la République et par celui de la Commission. Ne manque plus que le contresein­g de la chancelièr­e d’Allemagne. Ce scénario encore incroyable il y a quelques semaines pourrait être mis sur les rails d’ici quelques jours. Chacun sera vite fixé. Que s’est-il passé pour qu’un tel renverseme­nt de perspectiv­e devienne crédible ? D’abord un alignement des astres totalement inattendu. Pour des

raisons différente­s, les deux grands leaders anglo-gsaxons de la pplanète, , les États-Unis et le Royaume-Uni, ont choisi de couper leur relation privilégié­e avec le continent européen, et Berlin en particulie­r. “L’époque où nous pouvions entièremen­t compter les uns sur les autres est quasiment révolue. Nous, Européens, devons prendre

notre destin en main”, constatait la très pragmatiqu­e Angela Merkel à l’issue du G7 de mai dernier. Ensuite, la France a connu à son tour une séquence électorale totalement inattendue. Est arrivée au pouvoir une majorité décidée à renouveler l’Union européenne plutôt qu’à l’occire. “Faute d’options alternativ­es, la République fédérale d’Allemagne doit miser sur l’entente et la coopératio­n privilégié­e avec Paris”, conclut le Ramses 2018 (Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies) publié par l’IFRI (Institut français des relations internatio­nales). Jusqu’où peut aller le compromis entre les deux capitales ?

La souveraine­té européenne

Emmanuel Macron a fort habilement commencé à tester ses propositio­ns auprès de plusieurs partenaire­s de l’Union en allant les voir ou en les recevant à l’Élysée. Il a abattu presque toutes ses cartes le 7 septembre devant l’Acropole à Athènes. “Je veux que nous retrouvion­s la force d’une souveraine­té qui ne soit pas que nationale mais bien européenne”,p ,a pproclamé le chef de l’État. C’est dire que l’Élysée accepte la confrontat­ion sur le terrain inflammabl­e du populisme. Qu’il soit de droite ou qu’il soit de gauche, celui-ci rend la communauté européenne responsabl­e de toutes les régression­s sociales à cause d’une soumission sans partage à l’ordo-libéralism­e allemand. D’où, pour l’extrême droite, la nécessité de s’en remettre à la seule souveraine­té nationale, et pour l’extrême gauche la recherche d’une mythique “autre Europe”. En cas d’échec de la refondatio­n “Macron”, il ne restera comme offre politique nouvelle que ces deux issues. C’est le ppari ppascalien de l’Élysée où l’on est convaincu que les dirigeants allemands se prononcero­nt en pensant à ce risque géopolitiq­ue bien plus qu’à leurs intérêts immédiats de boutique. Une stratégie hasardeuse mais où chacun sait à quoi s’en tenir.

Une clarificat­ion spectacula­ire

La clarificat­ion opérée par Emmanuel Macron sur les enjeux européens est spectacula­ire. Elle a commencé par une attaque en règle contre la directive travail détaché, qui permet au patronat de payer les cotisation­s sociales au tarif de l’État d’origine du salarié. C’est l’élargissem­ent à l’Est qui a changé la donne. En 1996, quand le règlement a été adopté,p, les divergence­sg sociales entre États étaient nettement moins élevées qu’aujourd’hui! A priori, le 23 octobre prochain, un Conseil des ministres devrait acter à vingt-huit le principe “salaire égal pour travail égal dès la première journée”. Cet épisode ne résout certes pas tous les déséquilib­res de concurrenc­e au sein du marché unique. Il met en lumière en revanche l’obstacle que vont représente­r les pays de l’Est, Pologne en tête, à l’ambitieuse refondatio­n Macron. Comment avancer quand la règle de l’unanimité suffit à bloquer toute velléité de réforme ? De fait, tous les thèmes que le président de la République a placés à son “agenda de la protection” requièrent un vote conforme à vingt-huit. Qu’il s’agisse de la réforme du droit d’asile, de la définition d’une politique commercial­e davantage axée sur la sauvegarde sociale et environnem­entale, de celle des instrument­s de contrôle des investisse­ments stratégiqu­es “dans un esprit de réciprocit­é”, ou encore du développem­ent de l’Europe de la défense. Pour contourner tous ces freins institutio­nnels, Emmanuel Macron a fait

Au menu, le rééquilibr­age sévère de décennies de dérives bruxellois­es. Fini la naïveté commercial­e, fini le dumping salarial, fini le dumping fiscal, fini l’euro austéritai­re. Douce rêverie de fin d’été ?

monter les enchères en affichant sa préférence pour l’Europe à la carte. Du coup, les détracteur­s accrédités se moquent : “ça n’a jamais marché !” Mais cette fois-ci,, le changement­g c’est maintenant. Les États qui bloquent seront tout bonnement laissés sur le bord de la route. Ô surprise, ce changement est signé Jean-Claude Juncker, président de la Commission. Le coup de tonnerre date du 13 septembre, lors du traditionn­el discours sur l’état de

Mais comment sortir du piège de l’unanimité qui empêche toutes les évolutions ? En recourant à une pratique différente des traités, répond le président de la Commission. C’est l’histoire de l’oeuf de Christophe Colomb. Ainsi le traité de Lisbonne recelait une pépite. Des “clauses passerelle­s” ménagent la possibilit­é de passer à la majorité qualifiée sur la fiscalité. Comme quoi même pour la technostru­cture bruxellois­e là où il y a une volonté il y a un chemin. Paris et Berlin devraient embrayer sans trop d’hésitation dans cette direction. Ce sera à l’horizon 2018 un vrai bouleverse­ment dans les processus de décision. Il est bien sûr grandement facilité par la perspectiv­e du départ de Londres qui ne voulait pas entendre parler de la moindre “passerelle”

l’Union. On y trouve de vraies correspond­ances avec les demandes élyséennes. Notamment celle-ci : “permettez-moi de vous le dire une fois pour toutes : nous ne sommes pas des partisans naïfs du libre-échange. L’Europe défendra toujours ses intérêts stratégiqu­es. C’est la raison pour laquelle nous proposons un nouveau cadre de l’UE sur l’examen sélectif des investisse­ments”. Cela signifie que le capital, chinois en particulie­r, ne pourra plus acquérir sans visa dûment tamponné des actifs liés au secteur de la défense mais aussi ceux liés aux transports­p ou aux technologi­es d’avenir. Un État membre devrait disposer d’un droit d’alerte sur une acquisitio­n dans un autre État. Signalons quel’absorpq tion l’an dernier par la Chine de Kuka, un ténor de la robotique allemande, aura suffi pour convaincre Berlin d’ouvrir les yeux. Où l’étonnement est total, c’est dans la volonté de Jean-Claude Juncker d’en finir avec l’obligation d’obtenir l’unanimité sur les questions fiscales. “Je suis d’avis que nous devrions faire un pas décisif en direction d’une introducti­on du vote à la majorité qualifiée sur les décisions concernant l’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (IS), la TVA, une fiscalité juste pour l’industrie numérique et la taxe sur les transactio­ns financière­s.” Cette énumératio­n est décisive. Notamment pour s’accorder sur le mode de calcul de la base fiscale de l’IS. Depuis des décennies, c’est l’impasse sur ce registre! Les géants du Net abrités en Irlande n’auront qu’à bien se tenir. Mais comment sortir du piège de l’unanimité qui empêche toutes les évolutions ? En recourant à une pratique différente des traités, répond le président de la Commission. C’est l’histoire de l’oeuf de Christophe Colomb. Ainsi le traité de Lisbonne recelait une pépite. Des “clauses passerelle­s” ménagent la possibilit­é de passer à la majorité qualifiée sur la fiscalité. Comme quoi même pour la technostru­cture bruxellois­e, là où il y a une volonté, il y a un chemin. Paris et Berlin devraient embrayer sans trop d’hésitation dans cette direction. Ce sera à l’horizon 2018 un vrai bouleverse­ment dans les processus de décision. Il est bien sûr grandement facilité par la perspectiv­e du départ de Londres qui ne voulait pas entendre parler de la moindre “passerelle”. Décidément, quand on veut on peut. Ainsi le Conseil des ministres francoalle­mand du 13 juillet dernier a exhumé de son côté une dispositio­n dite “coopératio­n structurée permanente”. Ce qui a permis de jeter concrèteme­nt les bases d’un fonds budgétaire­g dédié à la défense. QQue seuls certains États y participen­t n’a pas empêché la Commission d’abonder le fonds en argent communauta­ire pour servir d’effet de levier. La partie la plus délicate concerne le sort à réserver à la zone euro. Emmanuel Macron a déjà, des

hauteurs d’Athènes, chauffé la salle : “il faudra trouver une gouvernanc­e forte qui nous fera souverains, avec un budget, un véritable responsabl­e exécutif, et un Parlement de la zone euro devant lequel il devra rendre compte”.

C’est l’antienne française prononcée la première fois (sic)) en 1992 ppar Pierre Bérégovoy, ministre del’Écop nomie, le soir de la signature du traité de Maastricht dans la ville éponyme. Depuis, Berlin assure que le concept de “gouverneme­nt économique” est intraduisi­ble en allemand. En germaniste avisé, Jean-Claude Juncker n’a pas repris ce vocabulair­e. Il a repris l’idée d’un ministre européen de l’économie et des finances tout en soulignant que “l’euro a vocation à devenir la monnaie unique de toute l’Union”. C’est tout simplement ce qui est prévu par traité (sauf pour le Danemark et le Royaume-Uni). Dans le même esprit, il a rappelé que le Parlement de Strasbourg est le Parlement de la zone euro. Alors, fin de non-recevoir pour les thèses macronienn­es ? Pas vraiment. Statutaire­ment, le président de la Commission ne pouvait pas être transgress­if en direction des eurodéputé­s. De plus, il sait qu’en la matière, c’est le duo franco-allemand qui a la main. Juste après les législativ­es allemandes du 24 septembre, Emmanuel Macron a prévup de formaliser urbi et

orbi sa vision du futur de l’euro. À plusieurs occasions, le chef de l’État a souligné qu’il fallait trouver les voies et moyens de corriger l’hétérogéné­ité entre le sud et le nord de la zone. L’une d’elle a pour nom “capacité budgétaire”. Autrement dit, des lignes de crédits pouvant financer la solidarité entre pays membres. En allemand, cela s’appelle une “Union de transferts”, dont les orthodoxes du gouverneme­nt ne veulent pas entendre parler. Ce serait pour eux le début de l’engrenage vers la mutualisat­ion des dettes.

Tout va dépendre de la prochaine coalition allemande

C’est la thématique retenue par le Français pour jouer à qui perd ggagneg avec la chancelièr­e. Pour ce faire, l’Élysée mise beaucoup sur le sens historique que donnera la nouvelle coalition au pouvoir à Berlin à sa mission en Europe. Mais nombre d’observateu­rs soulignent que la notion de “vision” est étrangère à la pensée “merkelienn­e”. En tout cas, une alliance CDU-Verts serait favorable aux visées françaises. Elle a sa part de probabilit­é. Une alliance CDU-Libéraux fait pour Paris figure d’épouvantai­l, car ces derniers plaident pour l’orthodoxie à tous crins. Quant à une continuité CDU-SPD, elle pousserait plutôt à l’immobilism­e. Au final, le contrat de coalition – qui prendra plusieurs semaines de soigneuses négociatio­ns – sera directemen­t influencé en ce qui concerne la zone euro par la longueur des cortèges dans les rues des villes françaises contre la loi Travail. Que la France renoue avec le syndrome Juppé 1993 du renoncemen­t aux réformes, et le moment extraordin­aire européen se dissipera vite dans les nuages berlinois. L’Allemagne refuse d’être en copropriét­é avec des habitants qui ne paient pas leurs charges. Sans responsabi­lité nationale au plan budgétaire, pas de solidarité européenne. Or à la moindre éclaircie, Bercy commence à rogner sur ses objectifs d’économies… Même dans l’hypothèse où le “trio” réussit à modifier dans le bon sens quelques fondamenta­ux, ni l’UE ni la zone euro ne seraient sortis d’affaire. L’Union à 27 reste minée par de fortes fractures sociales. La zone euro à 19 également. Les aménagemen­ts proposés ne correspond­ent en réalité qu’aux prescripti­ons d’un manuel de survie. Cela autorise certes d’autres étapes – ce qui serait déjà beaucoup. Pour la suite, Hubert Védrine a raison de mettre en garde: “il faut traiter le décrochage des peuples”. Le traitement de la zone euro par la seule logique financière n’est pas une fin en soi.

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