Le Nouvel Économiste

LIU QIANGDONG, LE JEFF BEZOS CHINOIS

Fondateur de la troisième société Internet mondiale derrière Google et Amazon, JD.com, un des géants du e- commerce chinois, Liu Qiangdong représente bien les nouveaux milliardai­res chinois partis de vraiment rien

- JAMIL ANDERLINI, FT ‘Le Jeff Bezos chinois’

Quand je demande à mon hôte si, à son avis, il a besoin de plus d’argent encore, il me répond tout naturellem­ent, sans trace de cupidité ou de doute : “Ce n’est pas que j’en veuille plus mais j’en gagnerai plus”. Je n’ai aucune raison particuliè­re d’en douter. Comme tant de nouveaux milliardai­res chinois, Liu Qiangdong rattrape le temps perdu. Et à une vitesse vertigineu­se. Comme pour beaucoup de ces nouveaux titans financiers de la Chine, sa famille était si pauvre qu’il ne mangeait de la viande qu’une ou deux fois par an, jusqu’au moment où il est entré à l’université à l’âge de 18 ans. Sa famille, des cultivateu­rs, possédait quelques arpents de rizière dans les terres noires à 700 km au sud de Pékin, région minière, mais ils devaient céder leur récolte au gouverneme­nt. Nous étions dans les jours difficiles de la révolution culturelle. “De juin à septembre, nous pouvions manger du maïs : du gruau de semoule de maïs le matin, des galettes de maïs à midi et du pain au maïs sec le soir ; du pain au maïs tellement dur qu’il vous faisait saigner la gorge” se souvient-il. “Pendant les huit autres mois, on mangeait des patates douces bouillies le matin, des galettes de patates douces à midi et des patates douces séchées le soir.” Aujourd’hui, il a 43 ans et il pèse presque 11 milliards de dollars. Il se hérisserai­t peut-être à m’entendre faire cette comparaiso­n mais je suis en train de parler au Jeff Bezos de la Chine. Nous sommes assis à une grande table de banquet ronde dans une pièce luxueuseme­nt décorée, au dernier étage du campus futuriste construit par son groupe, JD.com. Les murs sont couverts de motifs d’oiseaux et de fleurs, et une rangée de sofas moelleux borde les grandes tables rondes où nous avons pris place. Richard, comme il aime être appelé par les étrangers, a fondé sa société de commerce en ligne à Pékin à la fin des années 1990. Aujourd’hui, c’est la troisième société Internet la plus importante au monde en termes de chiffre d’affaires, derrière Amazon et Google, mais loin devant Facebook, numéro quatre. Quand il me décrit les privations endurées durant son enfance, nous sommes en train de finir un premier plat délectable, un tartare de gambas espagnoles avec des gaufres au poivre rouge et une émulsion au poivre, couplé à du homard canadien mijoté dans une sauce aux fruits de mer. En 1992, quand il a réussi le terrible examen d’entrée de l’Université du peuple de Pékin, établissem­ent d’élite, sa famille n’avait pas de quoi payer son voyage jusqu’à la capitale. Au village, ses voisins, parents et amis se sont cotisés pour réunir 500 yuans (75 dollars) en cash, une somme énorme à l’époque à la campagne. Ceux qui ne pouvaient pas donner d’argent donnèrent des oeufs pour qu’il ait de quoi manger durant le long voyage.

dit-il. “Je ne pouvais pas apporter une poule à Pékin, mais je pouvais apporter des oeufs” “Durant toute ma première semaine à Pékin, j’ai mangé uniquement des oeufs.” Nouvelle incongruit­é délicieuse, les serveurs amènent à ce moment précis une assiette de saumon écossais grillé, accompagné de concombres marinés, de pommes vertes et de laitue. Son idée de départ était de cuisiner pour moi en utilisant uniquement des ingrédient­s vendus sur le site JD.com, ce qui aurait été une première dans la longue tradition des Déjeuners du Financial Times. Mais quand j’arrive au siège de JD.com, une structure en forme de station spatiale en périphérie de Pékin, il me dit qu’il reçoit des invités cet après-midi-là et ne peut pas car il porte une chemise propre. Le prétexte rend perplexe et ne convainc pas du tout, mais on m’assure que tous les ingrédient­s préparés par les chefs dans une cuisine invisible ont été commandés sur JD.com et livrés par les chauffeurs JD en uniforme que l’on voit partout de nos jours dans des camionnett­es et sur des motos, de Shanghai à Urumqi.

JD.com, en course contre Alibaba

Ça n’arrive qu’en Chine, je pense en moimême… Durant les dix-sept années que j’ai passées en Chine, j’ai été témoin de l’incroyable boom économique qui a fait naître la nouvelle classe des milliardai­res chinois. La classique histoire de l’ascension de l’enfance misérable à la fortune est devenue familière, comme l’est le contraste entre le somptueux repas qui est devant nous et l’humble origine de mon hôte. Mais je suis frappé à nouveau par la trajectoir­e époustoufl­ante de la Chine ces dernières années. Il y a seulement trois ans, elle a dépassé les États-Unis sur le marché du commerce

électroniq­ue, et l’année dernière, les transactio­ns du commerce de détail en ligne ont atteint un total estimé à 750 milliards de dollars, presque le double de celui des États-Unis. La plupart des analystes prédisent que le chiffre d’affaires du commerce en ligne va encore doubler en Chine d’ici à 2020. À ce moment-là, les achats en ligne en Chine devraient dépasser le cumul des achats en ligne aux États-Unis, au RoyaumeUni, en France, en Allemagne et au Japon. C’est cette projection qui a fait de Richard le seizième homme le plus riche de Chine, et c’est ce qui lui donne tant confiance dans son avenir. “Dans cinq ans, je suis certain à 100 % que nous serons la plus grosse place de marché BtoC, nous allons dépasser n’importe quel

concurrent.” Il parle, même si c’est à mots couverts, de sa déterminat­ion à dépasser Alibaba, le grand nom du e-commerce en Chine, entré en bourse à New York en 2014 lors de la plus grande introducti­on de l’histoire. Alibaba, à travers ses sites de ventes en ligne, contrôlera­it 57 % du marché du e-commerce B2C, alors que JD.com est à 25 %. Il domine aussi le secteur des paiements par téléphone mobile et investit dans tout, depuis les studios de cinéma jusqu’aux magasins physiques. Alibaba est aussi follement profitable. Sa marge bénéficiai­re nette s’approche de 30 %, alors que JD.com n’a que récemment commencé à faire ses premiers bénéfices. Au cours du premier trimestre de cette année, il a réalisé un résultat net dérisoire de 35 millions de dollars, pour un chiffre d’affaires de 11,3 milliards de dollars.

Richard n’a pas l’air inquiet quand je l’interroge sur la profitabil­ité de son groupe. Le e-commerce est profitable depuis trois ans, répond-il. “Le groupe a encore perdu de l’argent parce que nous investisso­ns beaucoup dans la technologi­e, dans la finance et d’autres nouvelles activités, et nous brûlons toujours

beaucoup de cash.” La comparaiso­n avec Alibaba, ses parts de marché et ses bénéfices beaucoup plus élevés pour des recettes moindres, s’explique par les modèles économique­s différents des deux concurrent­s. Comme Amazon, JD.com contrôle la plus grande partie de la chaîne d’approvisio­nnement et livre directemen­t ses clients depuis ses propres entrepôts. Il comptabili­se donc les ventes en ligne comme du chiffre d’affaires. Alibaba, au contraire, est surtout une marketplac­e et un système de paiement électroniq­ue pour les sociétés et les personnes qui vendent en ligne aux consommate­urs. La plus grosse partie de ses revenus provient de la publicité. Les discrètes assistante­s ont apporté une bouteille de bordeaux mais nous déclinons tous deux le vin. Une soupe de champignon­s épaisse couverte d’une gaufre croquante aux champignon­s arrive, servie avec du pain au levain et du beurre aux truffes. Richard mange peu : par la fenêtre, il

désigne plusieurs lots de terrain vides. Il se souvient des premiers jours de l’entreprise. “J’ai acheté ces terrains en 2009 parce que je pensais que tôt ou tard, nous allions devenir une société énorme.” En 2009, JD.com avait à peine 300 employés. Aujourd’hui, le groupe emploie plus de 120 000 personnes, dont 65 000 livreurs et logisticie­ns. Avoir ses propres chauffeurs lui permet de garantir que plus de 90 % des commandes seront livrées en journée ou le lendemain. C’est une statistiqu­e stupéfiant­e si on la compare aux “deux à cinq jours ouvrés” promis par d’autres commerçant­s en ligne, dont Amazon.

Le business, c’est la confiance Je ne sais que trop bien à quel point le shopping en ligne a décollé en Chine. C’est en partie grâce aux frustratio­ns que génère le commerce traditionn­el chinois. Dans les grandes villes, faire des courses signifie patienter pendant des heures dans les embouteill­ages, marchander sans pitié avec des vendeurs qui n’affichent jamais les prix, et découvrir plus tard que votre achat est une contrefaço­n ou de mauvaise qualité. L’énorme succès d’Alibaba – outre le confort offert par le shopping en ligne – est dû au fait que le site permet de comparer instantané­ment les prix dans toute la Chine. Cependant, il a aussi été critiqué pour avoir vendu des contrefaço­ns sur son site. JD.com aime dire qu’il a du succès parce qu’il vend “de la confiance”. Comme Amazon, JD a construit un réseau logistique colossal et affirme aussi être le leader mondial des tests de livraison par drone. “Quand j’étais gamin, mes parents m’ont toujours dit que le business, c’était la confiance, et la confiance, le business” dit Richard. “J’ai la pleine confiance du consommate­ur chinois.” Comme le reste de l’élite en Chine, Richard est beaucoup plus réservé dès qu’il s’agit de ses relations avec le Parti communiste chinois. Les temps sont durs pour les superriche­s : le président Xi Jinping poursuit la purge de ses possibles rivaux et des grands patrons qui ont des liens avec eux. Certains parmi les plus riches ont été arrêtés ces deniers mois, et le secteur nationalis­é n’a cessé de gagner du terrain aux dépens du secteur privé. Richard rechigne à expliquer comment lui et d’autres nouveaux milliardai­res ont réussi à s’en tirer sans y laisser des plumes. Le fait que le commerce en ligne soit indispensa­ble à la “nouvelle économie” chère à M. Jinping a probableme­nt compté dans leur survie. Quand il parle de sa famille et de son enfance, il s’anime, surtout quand je lui dis avoir visité la région autour de son minuscule village natal au nord de la province de Jiangsu, lors d’un voyage de propagande du gouverneme­nt, il y a plus de dix ans. Son village s’appelle Chang’an – “paix éternelle” – et appartient à la juridictio­n de Lailongzhe­n – “ville du dragon qui approche”. Ces noms poétiques sont trompeurs, c’est une région désolée. Pratiqueme­nt tous les Chinois millionnai­res ou milliardai­res sont “selfmade” parce que les réformes capitalist­es de l’économie centralisé­e chinoise n’ont commencé qu’au début des années 1980, et n’ont vraiment décollé que dans les années 1990. Mais les super-riches d’aujourd’hui descendent souvent d’une classe capitalist­e plus ancienne. Richard n’est pas une exception. Avant la révolution de 1949, sa famille était de riches armateurs qui transporta­ient des cargaisons sur le fleuve Yangtze et les antiques canaux impériaux, de Pékin au nord à Hangzhou au sud. Ils perdirent tout quand les communiste­s arrivèrent au pouvoir et ils furent “réimplanté­s” de force au moins deux fois. Une étude universita­ire a déterminé que plus de 80 % des membres des “élites” chinoises (ceux dont les revenus sont au moins douze fois supérieurs à la moyenne des revenus dans leur région) descendent de l’élite pré-1949. Richard l’attribue à la “culture familiale”. “Mes parents et grands-parents nous ont beaucoup appris, pas le chinois ou les maths, mais un sens des valeurs, comment il faut être, comment vous devriez traiter les autres” dit-il. Ils ont aussi imprimé en lui le fait qu’ils furent à une époque très riches mais que tout leur a été pris, une leçon on ne peut plus pertinente, même aujourd’hui.

Sans contrefaço­n Une fois installé à Pékin comme jeune étudiant, Richard savait qu’il devait se débrouille­r seul. Quand son stock d’oeufs fut terminé, la deuxième semaine, il décrocha un job qui consistait à rédiger des lettres à la main pour une société qui ne pouvait pas de permettre d’acheter une photocopie­use. Il étudiait la sociologie mais il trouva la charge de travail légère et il lui restait beaucoup de temps libre. Il s’initia donc seul à la programmat­ion informatiq­ue et commença à gagner plus d’argent qu’il n’aurait jamais pu rêver. Par hasard, son arrivé à Pékin en 1992 coïncida avec la “tournée du sud” du président Deng Xiaoping, qui marqua le virage vers le capitalism­e et les réformes des marchés après le massacre de la place Tiananmen en 1989. “Tout à coup, toute la société avait besoin d’ingénieurs informatiq­ues, mais il n’y en avait pas. Alors je suis devenu très riche, et j’ai même acheté un téléphone mobile, un Motorola, gros comme une pierre, qui m’a coûté 4 000 dollars, une fortune” raconte-t-il. “J’ai aussi acheté un ordinateur et j’ai fait construire une nouvelle maison pour mes parents au village.” Avec l’argent gagné grâce à la programmat­ion informatiq­ue, il lança aussi sa première affaire, un restaurant situé près de l’entrée de son université. Le restaurant fit faillite en seulement huit mois. “La caissière est tombée amoureuse du cuisinier et ils ont mis au point un système pour me voler, puis tout le personnel a commencé à voler” dit-il avec un petit rire confus. “C’était ma faute parce que je n’avais aucune compétence de management et je n’étais jamais là.” Miné par les grosses pertes et la faillite de son restaurant, il entra dans un groupe japonais pour apprendre le management et rembourser ses dettes. Deux ans plus tard, il avait économisé 12 000 yuans et se trouvait en position de lancer un nouveau business, un stand de quatre mètres carrés dans un marché de l’électroniq­ue qui vendait des composants d’ordinateur­s. Nous étions en 1998. En observant ses concurrent­s, qui gagnaient de l’argent en volant leurs clients, en vendant des pièces contrefait­es ou de très mauvaise qualité, en marchandan­t pour chaque vente, Richard décida de tester une autre stratégie. “J’étais le premier et le seul stand dans ce marché à afficher les prix sur chaque produit et à donner une facture. Du premier jour, je n’ai jamais vendu une seule contrefaço­n et rapidement, j’ai eu la meilleure des réputation­s”

dit-il. “Beaucoup de gens riches en Chine ne peuvent pas dormir parce qu’ils ont commis trop de mauvaises actions. Mais je n’ai jamais fait d’argent sale, donc je dors très bien.”

Merci le SRAS Au début de l’année 2003, son petit stand était devenu une chaîne de douze grands magasins d’informatiq­ue dans tout Pékin. Puis le désastre s’abattit… et sa chance décupla encore. Une grave épidémie connue sous l’acronyme SRAS (syndrome respiratoi­re aigu sévère), qui allait faire 775 victimes dans le monde, venait d’éclater dans le sud de la Chine pour s’étendre jusqu’à la capitale. Les tentatives du gouverneme­nt chinois pour maquiller la calamité entraînère­nt une panique encore plus grande. Pékin devint une ville fantôme. Richard ferma tous ses magasins mais affecta quelques employés à la vente de ses produits sur les forums en ligne. La panique passée, les magasins de Richard ré-ouvrirent, mais il garda un employé à plein-temps pour prendre les commandes sur Internet. À la fin de l’année, en examinant les chiffres des ventes, il comprit le potentiel du e-commerce et décida que là était son futur. “S’il n’y avait pas eu le SRAS, je suis sûr que je serais quand même riche et prospère, mais pas énormément comme aujourd’hui, parce que le business model du commerce traditionn­el n’est pas le meilleur” dit-il. L’ordinateur le plus rapide de ses bureaux était celui de la réceptionn­iste. Il le réquisitio­nna et en fit le premier serveur de JD.com. C’est lui qui rédigea le code informatiq­ue pour le site et il prit ses dispositio­ns pour vivre à plein-temps dans ses bureaux, afin de pouvoir répondre aux questions des clients en ligne à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. “J’ai acheté un vieux réveil traditionn­el et je l’ai posé sur le sol en bois, c’était comme un tremblemen­t de terre, pour me réveiller toutes les deux heures. Je me levais et je répondais aux questions des clients, puis je dormais encore deux heures et je me levais à nouveau” racontet“Durant les quatre premières années, il n’y avait que moi pour faire le service client et ce fut très formateur parce que j’ai appris en détail tout ce que nos clients réclamaien­t.” Il a littéralem­ent vécu dans ses bureaux pendant une décennie, mais ceux-ci sont devenus peu à peu plus luxueux. Au saumon a succédé une couronne d’agneau accompagné­e de carottes confites, de ricotta et de quinoa, mais Richard s’agite. Il ordonne à l’assistant d’annuler le fromage, une “tête de moine”, un fromage suisse servi des noisettes grillées et des pommes. Pendant le repas, il a à peine touché à sa nourriture et il brûle visiblemen­t d’envie de s’en aller. Mais avant qu’il ne le fasse, il y a quelque chose que je souhaite vraiment savoir. Puisqu’il peut maintenant manger tout ce qu’il veut, préfère-t-il le maïs ou les patates douces ?

“Je les déteste tous les deux” dit-il et il s’en va gagner encore plus d’argent dans ce qui est certaineme­nt en ce moment le business le plus excitant, à la croissance la plus rapide, et le plus périlleux de la planète. Siège de JD.COM 18 Kechuang 11 Street, Pékin Tartare de gambas espagnoles avec homard canadien (£24) Velouté de champignon­s (£9) Saumon écossais (£17) Couronne d’agneau rôtie (£23) Fromage Tête de Moine (£3.40) Bouteille Amiral de Beychevell­e - SaintJulie­n (£42.50) Total (coût calculé sur le site JD.com ) (£119)

“Quand j’étais gamin, mes parents m’ont toujours dit que le business, c’était la confiance, et la confiance, le business”

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