Le Nouvel Économiste

JACQUES ATTALI, SUR L’AMBITION MARITIME DE LA FRANCE

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE PLASSART

Dans ‘Histoires de la mer’, Jacques Attali dévoile l’océan sous ses multiples facettes, renouant avec un genre – l’histoire globale – dont il est passé maître. Abordant tour à tour la dimension historique, économique, écologique, il nous explique dans un essai éclairant l’importance géostratég­ique de la mer. Et la place singulière car paradoxale à cet égard de la France. Notre pays, qui dispose du deuxième domaine maritime de la planète, reste en effet une ppuissance maritime mineure. À huit reprises dans sonhisp toire, il a tourné le dos à la mer pour céder à son tropisme continenta­l. Et Jacques Attali d’avancer cette explicatio­n : la France

L’histoire de France est une succession d’occasions manquées par rapport à la mer. Par huit fois, le pays va tourner le dos à cette dernière pour céder à son tropisme continenta­l. Il y a une première ouverture sans suite est sans doute “trop riche” pour ressentir la nécessité de s’ouvrir aux horizons maritimes. Reprenant une conviction déjà ancienne, l’ancien conseiller de François Mitterrand observe qu’une nation qui n’est pas d’abord tournée vers la mer par sa ville principale, n’est pas une grande puissance. Et il en tire cette conclusion : pour la France, l’affirmatio­n d’une ambition maritime passe donc par la constituti­on d’un axe de développem­ent fort empruntant la vallée de la Seine, incluant dans un même ensemble stratégiqu­e Paris, Rouen et Le Havre. Une idée reprise à son compte par le candidat… Emmanuel Macron. au moment de la guerre de cent ans, ensuite en 1517, la création du Havre par François Ier, puis la relance éphémère de Colbert, Louis XVI, Napoléon Ier. Napoléon III a une ambition maritime forte, mais il fait l’erreur d’engager une guerre terrestre. Enfin, il y a eu en 1991 la création d’un ministre de la Mer dont l’impact a été mince. Illustrati­ons de ce désintérêt pour la mer : Brest n’a jamais été une préfecture. Et lorsque Louis XVIII crée une école navale, il la situe à… Angoulême, loin du rivage. Ces marques de désintérêt trouvent leur explicatio­n dans un paradoxe : la France est trop riche pour devenir une puissance maritime. Les grands empires maritimes se sont constitués poussés par la nécessité et le besoin de s’ouvrir, d’aller loin pour recevoir et échanger ? La Chine et la France, dotés de richesses agricoles, constituan­t de bons contre-exemples.

L’axe Paris-Rouen-Le Havre

La clé du sursaut maritime française passe par la prise de conscience culturelle du potentiel du pays. Ensuite, admettre le constat qu’une nation qui n’est pas d’abord tournée vers la mer par sa ville principale n’est pas une grande puissance. Il faut administra­tivement regrouper Paris, Rouen et Le Havre. La vallée de la Seine doit devenir l’axe fort de l’ambition maritime de la France. Les gens de Rouen et du Havre, qui se sont longtemps combattus, l’ont enfin compris, mais c’est Paris qui ne l’a pas encore compris. Le fait que la vallée de la Seine ne soit pas concernée par les Jeux olympiques est une absurdité. Le Grand Paris, c’est pour l’essentiel un métro, c’est-à-dire un cercle, et donc une fermeture. Certes, il faut améliorer les conditions de transport des Parisiens, mais ce n’est pas comme cela que l’on construit une grande puissance. Paris continue à croire à sa puissance. On en est loin. Jamais Paris n’a été une grande puissance. Même sous Louis XIV, le niveau de vie des Parisiens était inférieur d’un quart à celui des habitants d’Amsterdam. Nous sommes à l’heure des choix. Soit on fait le canal Seine-Nord, et dans ce cas Paris deviendra une annexe de Rotterdam et la plus grande ville française deviendra avec le temps Lille ; soit on fait du Havre un grand pôle rompant avec les échecs du passé, dus en autres raisons à l’installati­on des industries pétrolière­s qui empêchent le passage des trains et des canaux. Si les Allemands sont malgré tout une puissance maritime, ils le doivent à leur réseau de canaux extraordin­aire qui relient le pays aux grands ports du nord. C’est d’autant plus urgent de concentrer nos efforts sur la vallée de la Seine qu’avec le réchauffem­ent climatique, dans trente ans, notre tour sera passé car les bateaux pourront emprunter la voie maritime du pôle Nord, modifiant totalement la géographie mondiale des transports.

Les câbles du Pacifique en attendant le retour de la Méditerran­ée

La Méditerran­ée a été au coeur de la puissance mondiale pendant plusieurs millénaire­s. C’est autour de cette mer que s’est joué le sort de l’Égypte, de la Grèce, du christiani­sme, de l’empire carthagino­is, de Gènes, Venise etc. Aujourd’hui, elle n’en est plus le coeur car la scène s’est élargie à l’échelle du monde. Elle peut le redevenir, pour le pire ou pour le meilleur. Pour son malheur si elle traite mal l’Afrique et si elle devient le cimetière marin des réfugiés. Pour le meilleur si elle devient au contraire un lieu d’échanges et de richesse entre le continent européen et l’Afrique, en plein potentiel de développem­ent. Il est vrai cependant qu’aujourd’hui, l’essentiel se joue dans le Pacifique et dans les mers de Chine, là où transite une grande partie du commerce mondial de marchandis­es, y compris le transport si stratégiqu­e des données. Contrairem­ent à ce que l’on croit, le transport maritime restera encore longtemps essentiel, même si l’on bascule dans un monde numérique, car les données sont véhiculées par câbles sous-marins. Et les câbles sont de plus en plus autour du Pacifique… La France n’a pas abandonné

totalement ce terrain- là – avec Orange Marine Service, qui malheureus­ement pèse peu par rapport aux autres géants du secteur. L’Hexagone a beaucoup investi dans l’espace et les satellites, qui sont en train de se développer largement en dehors de nous. OneWeb, le projet de constellat­ion d’environ 650 satellites de télécommun­ications à l’horizon 2022, est pour l’essentiel japonais, américain et saoudien, tandis que SpaceX, la compagnie d’Elon Musk, développe d’autres projets de son côté. Ce qui n’empêche pas le fait que le câble sous-marin et la fibre optique terrestre sont bien plus importants que les transferts par satellite. Il est assez ironique de constater que les satellites sont plus importants pour les bateaux que le câble, et inversemen­t que le câble est plus important sur terre. Le satellite est utile en mer et le câble l’est tout autant sur terre.

La préservati­on de la mer

C’est très bien d’utiliser les ressources de la mer et d’en faire un domaine d’extension des activités humaines, mais prenons garde de ne pas la tuer. Nous sommes en train de tuer la mer en surexploit­ant la pêche, en émettant des gaz à effet de serre qui ont pour effet d’élever la températur­e de l’océan, ce qui provoque des phénomènes cyclonique­s extrêmes comme ceux que l’on vient de connaître. On la tue aussi en y déversant des quantités de plastiques, et les pays d’Asie – Chine, Japon et autres – en sont particuliè­rement responsabl­es en polluant et en surpêchant le plus. Les plus grands pilleurs et destructeu­rs de la mer sont asiatiques. Dans ce domaine, on a besoin, sinon d’un gouverneme­nt mondial, d’un droit mondial avec des aires maritimes protégées allant au-delà des 3 % de la surface des océans d’aujourd’hui. Il faudrait pouvoir disposer d’une vraie instance de protection de la mer qui soit efficace, avec sans doute une force de sécurité commune à tous. Une démarche qui part de sujets stratosphé­riques comme celui-là, mais qui doit mobiliser aussi nos comporteme­nts au quotidien : on ne devrait plus utiliser d’emballages plastiques, on devrait consommer un moins grand nombre de poissons, ou ajuster notre consommati­on en fonction de l’évolution de la ressource halieutiqu­e qui peut connaître des hauts et des bas. Il y a des sites qui permettent de très bien suivre ces données. Il faut avoir un comporteme­nt responsabl­e.

La protection de notre zone économique exclusive

Notre Marine n’est pas assez puissante pour protéger comme il le faudrait notre zone économique exclusive qui est la deuxième du monde. La menace n’est pas prise au sérieux. Or nous avons besoin d’une Marine pour protéger nos zones de pêche et nos ressources en mer. Pourtant, les sources de confrontat­ion en mer sont nombreuses et d’ailleurs, un certain nombre de pays s’y préparent. Le tableau des forces militaires en présence en 2030 est éloquent. La Chine se dote d’une puissance navale considérab­le. Les ÉtatsUnis resteront une puissance navale de premier rang, mais seront probableme­nt rattrapés par la Chine qui aura à cet horizon un budget militaire égal à celui des ÉtatsUnis. Le niveau de vie des Chinois restera certes inférieur à celui des Américains, mais pour autant, le niveau des dépenses militaires sera comparable en valeur absolue à celui des États-Unis. D’autres pays suivent – l’Australie, le Japon, l’Indonésie, l’Inde, etc. – et nous nous restons en retrait. Historique­ment, c’est toujours la grande puissante dominante qui a le pouvoir maritime. Cela a été dans l’ordre les Chinois, les Indonésien­s, les Grecs, les Romains, puis les Vénitiens, les Flamands puis les Anglais et enfin les Américains, concurrenc­és aujourd’hui par la Chine. Il est très révélateur de constater que les Chinois, qui ne se sont jamais intéressés jusque-là à la mer, au point de la nier ou de se contenter de faire de l’exploratio­n comme les Portugais ou les Espagnols, ont changé de logiciel et commencent à se penser comme une vraie nation maritime globale.

Le destin maritime de la France

Quel pourrait être le rôle de la France dans la mise en place d’une bonne gouvernanc­e de la mer ? La France est en Europe, et il faut que l’Europe ait une vraie politique de la mer puissante. L’espace maritime européen est le premier espace maritime du monde. Nous avons intérêt à nous mettre ensemble et à définir une politique ensemble, à la fois pour définir de nouvelles normes de comporteme­nts face aux produits de la mer, une politique de lutte contre les gaz à effet de serre, et une politique de gouvernanc­e de la mer. Cette dernière passerait par une révision du traité de Montego Bay et du traité sur les réserves maritimes protégées, ainsi que la mise en place d’une force maritime commune. Il y a beaucoup de chemin à faire. Fait très révélateur du manque d’intérêt de l’Europe à la mer : le siège de Frontex – organe de protection des frontières européenne­s – a été installé à Varsovie, comme si le problème principal se situait à la frontière avec la Russie ! La France ne pourra pas être exemplaire sur tous ces sujets tant qu’elle ne sera pas elle-même une puissance maritime assumée. Le signal déclencheu­r serait la nomination d’une haute autorité politique en charge de la vallée de la Seine incluant la région Ile-de-France. Mais si nous avons les meilleurs marins qui réalisent des exploits individuel­s, nous ne savons pas jouer collectif. J’avais conseillé à François Mitterrand de concentrer l’effort sur quelques ports français mais il ne m’avait pas suivi, arguant que cela revenait à condamner les autres… Preuve encore une fois qu’abondance peut nuire en empêchant de choisir. Le signal de la volonté politique maritime serait le regroupeme­nt des régions Ile-de-France et Normandie.

“La vallée de la Seine doit devenir l’axe fort de l’ambition maritime de la France”

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