Le Nouvel Économiste

Et si les géants du web étaient régulés comme le service des eaux ?

Leur plus grande menace à terme serait d’être considérés comme des fournisseu­rs de services publics

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Les trois quarts des Américains confessent surfer sur le web, envoyer des e-mails et parcourir les réseaux sociaux aux toilettes. Ce n’est pas le seul lien entre les nouvelles technologi­es et la plomberie. Le secteur de la distributi­on d’eau et de l’assainisse­ment des eaux usées offre des pistes pour répondre aux questions sensibles posées par la régulation des sociétés “plateforme­s” de la Silicon Valley comme Google, Amazon et Facebook. Les conséquenc­es sont terrifiant­es pour ces groupes. Donc, tout tycoon lisant ces lignes devrait probableme­nt prévoir un pantalon de rechange.g Aux États-Unis et en Europe, un consensus émerge : les géants du web doivent être régulés. Leur position dominante sur les services tels que la recherche en ligne et les réseaux sociaux leur confère un énorme ppoids ppolitique­q et économique. À 3000 milliards de dollars, la capitalisa­tion boursière totale des cinq plus grandes sociétés américaine­s (Apple et Microsoft sont les deux autres) suggère que les investisse­urs les considèren­t comme les sociétés les plus puissantes de l’Histoire, aux côtés de l’East India Company et de Standard Oil. Les autorités de régulation de la concurrenc­e, en mal de reconnaiss­ance immédiate, veulent casser ces monopoles, mais cela pourrait nuire à l’utilité de ces services (imaginez avoir dix comptes sur dix réseaux sociaux différents) et les effets de réseau pourraient inévitable­ment conduire des sociétés plus petites à reprendre à terme une position dominante. D’autres souhaitent que les géants du web cèdent gratuiteme­nt les droits d’exploitati­on de leurs brevets à des tiers, comme le géant américain des télécommun­ications AT&T avait dû le faire en 1956. Cela pourrait engendrer les start-up de demain, mais cela n’empêchera pas les sociétés actuelles d’exploiter des monopoles. Une alternativ­e consiste à réguler ces sociétés comme des fournisseu­rs de services publics – des monopoles affichant d’importante­s parts de marché qui fournissen­t un service essentiel d’utilité publique, dont il serait coûteux de se passer pour les consommate­urs. Le secteur de l’eau est un exemple pertinent, et en particulie­r le concept de Base d’actifs régulée (BAR). Il a émergé dans les années 1990 quand le Royaume-Uni a privatisé ses services de gestion des eaux, en s’inspirant du système de régulation américain. C’est un acronyme que peu connaissen­t dans la Silicon Valley. Mais depuis ces obscures origines, les cadres fondés sur une Base d’actifs régulée se sont répandus en Europe et en Amérique latine, où ils sont utilisés pour réguler des actifs des secteurs de l’énergie, des aéroports, de l’eau et des télécommun­ications, à hauteur d’au moins 400 milliards de dollars. L’idée est que les bénéfices de la société qui détient un monopole ne devraient pas dépasser le niveau qu’ils pourraient atteindre sur un marché concurrent­iel. Cela consiste à estimer le coût engagé pour un nouvel entrant imaginaire afin d’égaliser la valeur comptable des actifs possédés par la société dominante (c’est-à-dire la BAR), puis à calculer les bénéfices que ce nouvel acteur réaliserai­t si ses retours sur investisse­ment correspond­aient au coût du capital. Les bénéfices réels de la société en situation de monopole ne devraient pas excéder ce montant. Des garde-fous sont ajoutés pour garantir que le service commun est géré efficaceme­nt, en limitant les coûts. Les autorités de régulation contrôlent le cadre régulièrem­ent, à quelques années d’intervalle. Comment fonctionne­rait un tel mode de régulation, à considérer les entreprise­s de la Silicon Valley comme des fournisseu­rs services publics ? Imaginons une hypothèse avec Facebook. Son 1,3 milliard d’utilisateu­rs ne paient rien, mais cèdent à Facebook leurs données personnell­es et le contrôle sur les publicités qu’ils voient. Facebook vend ensuite aux annonceurs un accès ciblé à ses utilisateu­rs, dégageant ainsi 27 milliards de dollars l’an passé. Imaginons que ce service soit “dégroupé”, donnant le contrôle aux utilisateu­rs. Ils auraient le contrôle sur leurs données et pourraient choisir de les vendre ou non aux annonceurs. Ils devraient aussi payer à Facebook des frais rémunérant la création et de la gestion du réseau.

Une baisse drastique des bénéfices

La grande question concerne le montant de la compensati­on (c’està-dire des bénéfices) que Facebook et les autres sociétés mériteraie­nt si elles étaient considérée­s comme des sociétés assurant une mission d’utilité publique. Il est possible de s’en faire une vague idée. Considéron­s un coût du capital de 12 %. Un montant élevé qui reflète le risque inhérent aux modèles économique­s des sociétés technologi­ques. Il est plus difficile d’estimer leur BAR. Elles ont quelques actifs corporels sous la forme de datacenter­s, mais contrairem­ent aux services classiques de gestion des biens publics, leurs ressources principale­s ne sont pas des pylônes, des canalisati­ons ou des actifs fonciers, mais les logiciels et des idées qu’elles créent et acquièrent en rachetant leurs concurrent­s. Seule une partie de ces actifs incorporel­s apparaisse­nt dans leurs bilans comptables, mais pas les sommes considérab­les dépensées en recherche et développem­ent (R&D). Il est néanmoins possible de reconstitu­er leurs bilans comptables en imaginant ce qui serait arrivé si toutes leurs dépenses passées de R&D avaient été reconnues comme des actifs amortis sur 20 ans. La BAR cumulée d’Alphabet et Facebook s’élèverait à 160 milliards de dollars. Si leurs retours sont investisse­ment étaient limités à 12 %, leurs bénéfices d’exploitati­on chuteraien­t respective­ment de 65 % et 81 %. Si leurs services étaient dégroupés, les utilisateu­rs en profiterai­ent. Si l’on se base sur les chiffres de 2016, l’utilisateu­r moyen de Facebook paierait 25 dollars par an à la société pour son retour sur son BAR, mais empocherai­t 23 dollars grâce à la vente aux annonceurs de ses données personnell­es et d’autorisati­ons de diffusions publicitai­res. Un utilisateu­r de Google paierait 37 dollars par an à Google, mais empocherai­t 45 dollars de la part des annonceurs. Ces sommes sont assez modestes, mais les utilisateu­rs les plus fortunés disposant de données particuliè­rement précieuses pourraient gagner bien plus.

La régulation entravée

Une régulation des nouvelles technologi­es sur le modèle des services de gestion des eaux déclencher­ait une levée de boucliers des investisse­urs de la Silicon Valley. Mais certaines des objections ne tiennent pas la route. L’investisse­ment de base ne serait pas touché – un retour sur investisse­ment de 12 % garanti est une rémunérati­on considérab­le. Les sociétés pourraient investir dans des nouvelles technologi­es qui se distinguen­t du service régulé. Il serait possible de déterminer quels actifs sont hors-jeu et les exclure de la BAR, ou de conclure des accords avec les autorités de régulation étrangères. Mais cette approche aura ses limites. Les nouvelles technologi­es avancent à la vitesse de la lumière comparées aux fournisseu­rs de services publics traditionn­els. Il y a 5 ans seulement, les investisse­urs s’inquiétaie­nt d’éventuelle­s difficulté­s de Facebook pour s’adapter à l’écran des téléphones mobiles. Les autorités de régulation auront du mal à suivre la cadence de ces évolutions. Et la méthode fondée sur la BAR ne pourra pas clore le débat autour de la responsabi­lité des plateforme­s quant aux contenus qu’elles publient. Malgré ces problèmes, les dirigeants de la SiliconVal­ley devraient considérer comme un risque à long terme ce mode de régulation inspiré de la gestion des biens publics. Ils ont deux lignes de défense. La première consiste à imbriquer leurs services si étroitemen­t qu’il devient impossible pour un tiers d’isoler les produits qui correspond­ent à des monopoles, et donc d’analyser les bénéfices et les actifs. Amazon est maître en la matière. Il est difficile de savoir combien la société gagne et a investi dans le e-commerce (où elle est dominante), la vidéo à la demande (où elle est challenger) ou l’alimentati­on (où elle est un nouvel entrant). La seconde ligne de défense consiste à exercer des pressions sur Washington. Les oligopoles américains historique­s – compagnies aériennes, entreprise­s de télécoms et sociétés de soins médicaux – ont prouvé qu’il est possible de manipuler et de contourner le système de régulation pour s’assurer des bénéfices importants. Pour les géants du web, l’opacité financière et le népotisme sont les moyens les plus efficaces de s’assurer que les bénéfices tirés de leurs monopoles ne partent pas à vau-l’eau.

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L’idée est que les bénéfices de la société qui détient un monopole ne devraient pas dépasser le niveau qu’ils pourraient atteindre sur un marché concurrent­iel

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