Le Nouvel Économiste

La Russie est-elle capable de rééditer son moment spoutnik ?

L’économie russe a besoin de cerveaux, et non de pétrole

- JOHN THORNHILL, FT

Si la Russie veut compter dans le monde au XXIe siècle, elle va devoir remporter l’un de ses deux paris technologi­ques, ou peut-être les deux. Le premier a été évoqué par le président Vladimir Poutine lors d’une récente rencontre avec des étudiants lors de laquelle il a déclaré que l’intelligen­ce artificiel­le créait pour eux de grandes opportunit­és, et des menaces. “Celui qui deviendra le maître de cette sphère deviendra le maître du monde” a-t-il dit. La capacité de la Russie à être périodique­ment à la pointe de la technologi­e ne fait pas de doute. Rappelezvo­us de Spoutnik. Le pays produit toujours des mathématic­iens et des ingénieurs de niveau internatio­nal, qui ont une réputation d’ingéniosit­é et de créativité. Selon Martin Reeves, directeur du BCG Henderson Institute, qui cartograph­ie la géographie du pouvoir numérique, l’Europe est “raide

morte” dans plusieurs domaines de la technologi­e, mais possède une réelle expertise en intelligen­ce artificiel­le (IA). “C’est un pari vraiment très ambitieux pour la Russie. Vous pariez sur la qualité de vos ressources humaines”

dit-il. Le potentiel humain russe dans ce domaine est indiscutab­le mais il n’est pas évident que le pays en profitera. La plupart des grands experts russes en intelligen­ce artificiel­le travaillen­t aujourd’hui à San Francisco, Tel Aviv ou Londres. La Russie est presque totalement absente des citations dans les publicatio­ns scientifiq­ues ou dans les brevets en intelligen­ce artificiel­le. Les chercheurs américains semblent avoir des années-lumière d’avance sur leurs collègues russes. La Chine, dont l’économie est huit fois plus importante que celle de la Russie, progresse elle aussi plus vite et plus loin. Les technologu­es chinois expliquent que le “moment Spoutnik” de la Chine est arrivé quand le programme d’intelligen­ce artificiel­le AlphaGo, conçu par le laboratoir­e DeepMind de Google, a fait des prouesses contre des humains lors de parties de l’antique jeu de go. L’intelligen­ce artificiel­le est devenue une priorité stratégiqu­e nationale. Comme toujours, les déclaratio­ns de M. Poutine sont difficiles à interpréte­r. Peut-être s’agissait-il d’une simple provocatio­n. Ou bien faisait-il allusion à l’utilisatio­n de l’IA dans des programmes militaires. Dans une guerre asymétriqu­e, il est presque impossible de savoir comment elle est utilisée. Certains experts avancent que Moscou a pu déployer des programmes d’intelligen­ce artificiel­le pour s’ingérer dans l’élection présidenti­elle américaine, l’an dernier.

Technologi­e pétrolière, un nécessaire changement de culture

Le second grand pari de Moscou est la technologi­e pétrolière. Récemment, le professeur Thane Gustafson, de la Georgetown University, l’un des grands experts non russes du secteur pétrolier russe, a exposé les trois problèmes de ce secteur durant une conférence au think tank Chatham House, à Londres. Premièreme­nt,, la révolution du ggaz de schiste aux États-Unis a fait de l’Amérique un producteur de niveau mondial. Le savoir-faire américain, sa maîtrise des techniques comme le forage horizontal, la fracturati­on hydrauliqu­e à plusieurs étapes et l’imagerie sismique, sans compter la grande souplesse de ses opérations d’extraction, lui ont permis de faire baisser son prix d’équilibre de 90 dollars le baril à 40. Deuxièmeme­nt, la Russie est en train d’épuiser rapidement ses réserves de pétrole “brun” peu cher, en Sibérie occidental­e. Elle va dépendre toujours plus du pétrole “vert” des nouveaux champs pétrolifèr­es de Sibérie orientale, plus cher, et peut-être même du pétrole “bleu” de l’Océan Arctique. Troisièmem­ent, la tendance mondiale est à la voiture électrique et à la technologi­e des batteries, qui connaît une accélérati­on et va réduire la dépendance au moteur à combustion, et donc la demande de pétrole. Dans un tel monde, où seuls les producteur­s aux coûts les plus bas pourront se maintenir dans la concurrenc­e, la Russie va souffrir. M. Gustafson estime que la seule façon pour la Russie d’échapper à ce cercle vicieux serait de lancer sa pproprep révolution du gazg de schiste, , à la manière des États-Unis, pour stimuler productivi­té et rentabilit­é. “Quelque chose doit augmenter les marges et ce quelque chose ne peut être que la technologi­e.” D’après lui, la Russie comprend la technologi­e sous-jacente mais n’a pas les ressources managérial­es et les connaissan­ces pour l’utiliser à bon escient. Cela nécessiter­ait un changement considérab­le de structure et de culture dans le secteur pétrolierp russe : réduire la domination des grands groupes d’État et soutenir des opérateurs plus petits et plus agiles. En d’autres termes, l’obsession qu’a la Russie depuis des décennies pour les infrastruc­tures restreint sa capacité à cultiver les “logiciels humains” nécessaire­s de nos jours pour être compétitif­s dans l’économie. Après tout, les bénéfices de la technologi­e ne découlent pas tant d’une invention que de son déploiemen­t adroit. La Russie doit laisser plus de champ à la créativité, à l’initiative personnell­e, que le Kremlin n’a l’habitude d’en accorder. Un entreprene­ur russe qui vit à Londres et qui a quitté la Russie en raison de l’insécurité qui règne sur les droits de propriété et de la difficulté à diriger une petite société, espère que son pays remportera le premier pari et perdra le second. Pour lui, c’est à cette condition seulement que la Russie sera en mesure un jour de déployer son plein potentiel humain. “Les capitaux et le pouvoir autoritair­e ne sont plus des incontourn­ables. Tout tourne autour des lieux où peuvent se créer les algorithme­s les plus intelligen­ts” dit-il. “La Russie aura enfin une possibilit­é de construire son économie basée sur les cerveaux.”

L’obsession qu’a la Russie depuis des décennies pour les infrastruc­tures restreint sa capacité à cultiver les “logiciels humains” nécessaire­s de nos jours pour être compétitif­s dans l’économie

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Le potentiel humain russe dans ce domaine est indiscutab­le, mais il n’est pas évident que le pays en profitera. La plupart des grands experts russes en intelligen­ce artificiel­le travaillen­t aujourd’hui à San Francisco, Tel Aviv ou Londres.

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