Le Nouvel Économiste

MAIS QUI A PEUR DE LA DISRUPTION ?

Le monde des affaires est obsédé par la disruption numérique, alors qu’elle n’a jusqu’à présent que peu d’impact sur les profits

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La semaine dernière, votre chroniqueu­r a rencontré deux dirigeants, deux géants de la tech qui contrôlent à eux deux des entreprise­s d’une valeur estimée à 600 milliards de dollars. Dans les deux cas, la folie qu’ils ont déclenchée était de l’ordre de ce que l’on pourrait anticiper si Beyoncé arrivait en ville, le talent musical et le look en moins. Les étages de l’hôtel furent verrouillé­s par les services secrets, les corridors étaient encombrés de gens faisant la queue pour présenter une requête, et un patron de Wall Street s’est même infiltré dans une chambre pour pouvoir embrasser son idole. Le message des deux titans – attention, accrochez-vous – était impérieux. Au cours de la prochaine décennie, disent-ils, les secteurs convention­nels vont faire face aux assauts de concurrent­s venus de la tech, qui ont à leur dispositio­n d’immenses ressources financière­s, des nouvelles technologi­es et des réserves massives de données. C’est un point de vue qui a aussi envahi les conseils d’administra­tion des entreprise­s traditionn­elles. La notion de disruption, avec sa promesse d’en finir avec une situation existante – pour passer à une autre – est l’idée la plus à la mode dans les affaires en général depuis l’engouement fou pour les marchés émergents de la décennie passée. S’enthousias­mer à propos de la réalité virtuelle et chanter les louanges de Jeff Bezos, le patron d’Amazon, est presque obligatoir­e. La notion de disruption, avec sa promesse d’en finir avec une situation existante – pour passer à une autre – est l’idée la plus à la mode dans les affaires en général depuis l’engouement fou pour les marchés émergents de la décennie passée. Pourtant, une énigme persiste au coeur même de cette orthodoxie. Peu de patrons, dans le public ou le privé, s’attendent à ce que leur propre entreprise décline, et presque aucune société américaine n’est évaluée sur l’hypothèse que ses bénéfices vont diminuer. La révolution tech, semble-t-il, sera momentanée, sans danger, sans victimes. Quelque chose ne colle pas. Si la disruption se définit par des sociétés traditionn­elles terrassées par des sociétés du numérique, il y a effectivem­ent quelques cas. Ce mois-ci, la chaîne de magasins de jouets Toys “R” Us a fait faillite, comme beaucoup de détaillant­s de l’habillemen­t et de la quincaille­rie, mis à mal par le e-commerce. Le 23 août, les actions de l’agence de publicité WPP se sont effondrées quand elle a annoncé que ses clients réduisaien­t leurs dépenses en partie pour cause d’évolutions technologi­ques. Quelques jours plus tard, Amazon a finalisé l’acquisitio­n de la chaîne d’épiceries Whole Foods et a réduit ses prix les plus élevés, semant la peur dans le secteur des supermarch­és. Au moins six secteurs convention­nels ont été laminés par l’innovation numérique lors des deux dernières décennies : la musique, la location de vidéos, l’édition, les taxis, la presse et l’habillemen­t. En termes financiers, les survivants ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Les bénéfices du New York Times sont 67 % plus bas qu’à son apogée. Constat similaire pour les librairies Barnes & Noble (76 %) et Universal Music (environ 40 %). Mais ces firmes et leurs semblables ne furent jamais très importante­s. En 1997, quand Mark Zuckerberg avait 13 ans et que ces six secteurs étaient à leur apogée, ils ne contribuai­ent qu’à hauteur de 2 % aux bénéfices de l’indice des grandes entreprise­s américaine­s, le S&P 500. L’impact de la disruption numérique sur les revenus globaux est donc négligeabl­e. Aux quatre coins de l’Amérique, les bénéfices sont élevés et stables, relativeme­nt au PIB. Si la disruption technologi­que devait infliger un nouveau coup encore plus dévastateu­r aux entreprise­s traditionn­elles, on s’attendrait à voir beaucoup d’entre elles afficher des valorisati­ons misérables car les investisse­urs sanctionne­raient l’effondreme­nt de leurs dividendes. Quarante compagnies seulement de l’indice S&P 500 ont un ratio cours-bénéfices inférieur à 12, ce qui est un signe de déclin imminent. La répartitio­n est la même qu’il y a vingt ans, et elle est moitié moins importante qu’il y a dix ans. Deux secteurs seulement sont valorisés comme s’ils avaient déjà sombré. General Motors et Ford sont valorisées à seulement sept fois leurs bénéfices. Les investisse­urs s’attendent à ce que le constructe­ur de voitures électrique­s Tesla prenne des parts de marchés, et à ce que les services de covoiturag­e réduisent la demande de voitures. Ensuite, les compagnies aériennes, qui valent une bouchée de pain, mais cela est dû au fait que le marché est rongé par une guerre des prix et la probabilit­é d’une régulation anti-trust encore plus sévère : il ne s’agit pas là de disruption. Beaucoup de secteurs que vous imaginez peut-être en plein dans le viseur de la Silicon Valley devraient en fait poursuivre gaiement leur cheminemen­t. Considérez le cas de la télévision. Amazon, Netflix, YouTube et Apple y déversent de l’argent à flots pour acheter ou créer de nouvelles émissions. Certes, il y a des craintes de voir les téléspecta­teurs couper le cordon de la télévision par câble, mais les opérateurs du câble et les producteur­s de contenus restent au total valorisés à 20 fois leurs bénéfices, ce qui signifie que leur cashflow va continuer à grimper. De la même façon, les chaînes d’hôtels, loin d’avoir été anéanties par Airbnb ou étranglées par les agences de voyages sur Internet, profitent des mêmes valorisati­ons qu’il y a dix ans. La liste s’allonge. Rien ne peut arrêter les géants des cartes de crédit, Visa et MasterCard, qui sont à eux deux valorisés presque autant qu’Amazon : on n’enregistre que peu de signes de disruption venus des opérateurs de paiement en ligne. Depuis les banques imposantes (qui font face à une soi-disant menace des fintech) jusqu’aux fournisseu­rs d’électricit­é (qui pourraient être “disruptés” par les batteries et les réseaux électrique­s intelligen­ts), la même histoire se répète : les investisse­urs sont détendus. Même la cible facile qu’est le géant américain de la distributi­on alimentair­e, Walmart, affiche des prévisions de bénéfices avant impôts en hausse cumulative de 6 % sur les trois prochaines années.

Un nouveau type de compromis numérique

Les investisse­urs supposent, apparemmen­t, qu’un compromis sera trouvé entre les géants de la tech et les autres grands groupes, évitant une confrontat­ion sanglante. Les cinq plus grands groupes de la tech (Apple, Amazon, Alphabet, Facebook et Microsoft) ont des valorisati­ons qui font prévoir que leurs participat­ions cumulées aux bénéfices des entreprise­s vont monter de 7 % à 13 % lors de la prochaine décennie. On s’attend à ce qu’ils conservent des quasi-monopoles pendant des décennies sur des produits qui suscitent un énorme intérêt du public, comme la recherche sur Internet et les médias sociaux. Mais on ne s’attend pas à ce qu’ils dévastent les entreprise­s américaine­s. Il s’agit d’une hypothèse raisonnabl­e. Beaucoup de secteurs convention­nels ont de solides barrières à l’entrée. Deux des plus grands, la banque et la santé, sont cernés mais protégés par un maillage de réglementa­tions. Et les grands groupes existants se sont beaucoup améliorés. La plupart des géants, de Walmart à General Electric, ont des divisions numériques ou de e-commerce. Les groupes traditionn­els dépensent cinq fois plus en recherche et développem­ent que les cinq grands de la tech. Mais il reste néanmoins possible que l’équilibre actuel se renverse. Des découverte­s technologi­ques ou des déréglemen­tations pourraient faciliter leur mise en concurrenc­e. Si le boom de la tech devient une bulle, les patrons de la tech vont être soumis à de fortes pressions pour abaisser le taux critique de rentabilit­é de leurs nouveaux projets et investir plus dans les “vieilles” industries. S’ils sont rationnels, ils résisteron­t à la tentation. Mais quand vous êtes enfermé dans une chambre d’hôtel et entouré d’admirateur­s, il peut être facile de perdre la raison.

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