Le Nouvel Économiste

RICHARD THALER, ÉCONOMISTE COMPORTEME­NTAL

Une reconnaiss­ance officielle pour l’économiste qui prouve que le comporteme­nt humain n’est pas toujours entièremen­t rationnel

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Le relevé de vos achats par carte bancaire arrive. Vous avez assez d’argent sur votre compte épargne pour le régler – c’est la chose raisonnabl­e à faire, arithmétiq­uement parlant, puisque le taux d’intérêt appliqué sur les découverts de votre carte de crédit est supérieur et de beaucoup à ce que vous rapporte votre compte épargne. Et pourtant, vous ne touchez pas à vos économies et vous ne payez que ce que vous pouvez régler depuis votre compte courant. Cette décision en apparence idiote pour les économiste­s est tout à fait normale aux yeux de Richard Thaler, qui a remporté le 9 octobre dernier le prix Nobel d’économie pour ses travaux sur l’économie comporteme­ntale. M. Thaler a permis de démontrer que le raisonneme­nt humain diverge de celui de l’homo economicus parfaiteme­nt rationnel que l’on retrouve dans la plupart des modèles économique­s. Le monde, et le domaine de l’économie, ne s’en portent que mieux. Les économiste­s reconnaiss­ent pour la plupart que les gens normaux ne sont pas tout à fait parfaiteme­nt rationnels dans leurs décisions au jour le jour. La modélisati­on économique demande cependant une simplifica­tion, et les économiste­s partent du principe que les théories présupposa­nt que les gens sont bien informés et rationnels sont la meilleure représenta­tion de l’activité économique. Avec le temps, néanmoins, les chercheurs ont construit une liste imposante des différente­s façons dont les humains refusent systématiq­uement de se comporter comme le prédit un modèle.

Richard Thaler et la théorie du paternalis­me libéral

Les économiste­s Herb Simon (prix Nobel en 1978), Daniel Kahneman (2002) et Robert Shiller (2013) ont été distingués pour leurs travaux dans ce domaine. Mais c’est M. Thaler, peutêtre plus que n’importe quel autre chercheur, qui a mis l’économie comporteme­ntale en lumière et a permis d’appliquer ses leçons. M. Thaler, un Américain né dans le New Jersey en 1945, a débuté sa carrière à l’Université Cornell avant de rejoindre l’université de Chicago en 1995. Chose inhabituel­le pour un économiste, il est connu pour la limpidité de ses idées et ses talents d’écriture. Le livre qu’il a co-rédigé avec Cass Sustein, ‘Nudge’, sur sa théorie du paternalis­me libéral, a eu une immense influence et est devenu un best-seller. [Cette théorie pose que les suggestion­s indirectes peuvent influencer la prise de décision des groupes et des individus de manière aussi efficace sinon plus que l’instructio­n directe, la législatio­n, ou l’exécution, ndt] Ses enseigneme­nts ont été suivis par les gouverneme­nts tout autour du monde; des “nudge units” [équipes de recherche et d’applicatio­n de l’économie comporteme­ntale, ndt] en Amérique et en Grande-Bretagne ont travaillé dans ce sens pour stimuler l’économie, inciter au règlement des impôts, promouvoir un comporteme­nt sain pour la santé ou réduire la consommati­on d’énergie. La théorie du paternalis­me libéral est le résultat d’années de travail de M. Thaler et de ses co-auteurs pour identifier les bizarrerie­s du comporteme­nt humain. En décidant de comprendre pourquoi les individus étaient plus sensibles aux pertes qu’aux gains, il a permis de mettre en évidence l’“endowment effect” ou l’aversion pour la dépossessi­on, cette tendance à accorder plus de valeur à quelque chose uniquement parce que vous la possédez. Pour la détecter, il distribua des mugs au hasard à la moitié d’un groupe test, à qui on demanda ensuite de vendre les mugs, s’ils le souhaitaie­nt, à l’autre moitié du groupe, qui n’en avait pas. Théoriquem­ent, les personnes avec et sans mug auraient dû donner à peu près la même valeur à l’objet, et la moitié environ des mugs auraient dû changer de mains. Mais ceux qui avaient des mugs leur ont donné une valeur plus élevée que ceux qui n’en avaient pas. Les offres d’achat de ceux qui n’en avaient pas étaient pour la plupart trop basses pour les convaincre de les vendre, et les transactio­ns furent assez rares. Cette constatati­on, corroborée à de multiples reprises depuis, prouve que le contexte d’une décision financière joue un grand rôle. Par conséquent, la façon dont ces choix sont présentés par des entreprise­s ou des gouverneme­nts peut influencer la façon dont les gens réagissent. L’importance du contexte s’est aussi manifestée dans les travaux de M. Thaler sur le “mental accounting”, ou comptabili­té mentale. Quand ils pensent à l’argent, les individus ont tendance à compartime­nter et regrouper ensemble certaines catégories de dépenses ou de revenus. Dans certains cas, cela peut devenir une stratégie pour pallier un contrôle défaillant (comme dans l’exemple du relevé de carte bancaire). Plus généraleme­nt, cela illustre la tendance humaine à traiter les problèmes cognitifs en séquences distinctes, et non globalemen­t. Un exemple: quand le cours du pétrole baisse, les conducteur­s passent parfois de l’essence normale à la qualité premium, au lieu d’utiliser les économies réalisées dans la catégorie “essence” pour d’autres choses. C’est cette catégorisa­tion mentale qui pousse les chauffeurs de taxi à se donner un objectif de gains quotidiens, et à quitter leur service tôt lors de journées où il y a beaucoup de travail, ou plus tard quand la demande est moindre, alors que la démarche inverse augmentera­it leurs revenus horaires.

Forces cognitives à l’oeuvre

M. Thaler et son confrère Hersh Shefrin voyaient les choix économique­s comme des luttes entre deux forces cognitives opposées : la partie “dynamique” du cerveau est tendue vers la récompense (les gains) à court terme, alors que la partie “planificat­rice” pense au long terme. La volonté peut permettre de supprimer les élans du “dynamique”, mais se contrôler est coûteux. Cette bataille interne est continue, mais les préférence­s personnell­es ne sont pas constantes au fil des jours (que vous commandiez une autre bière ou non peut dépendre de l’état de votre cerveau à un moment donné). Cette découverte est la pierre angulaire du “nudging”. Quand les nouveaux employés ont une adhésion par défaut à un organisme de retraite (c’est-à-dire, s’ils doivent manifester volontaire­ment leur refus de cotiser), le pourcentag­e d’employés qui épargnent à travers ce type de programme augmente énormément. M. Thaler, avec M. Kahnem et Jack Knetsch, a également travaillé pour déchiffrer le rôle du sens de la justice et de l’équité dans l’évaluation financière. Ils ont conduit des expérience­s avec un étudiant sélectionn­é au hasard. Celui-ci devait partager vingt dollars avec un autre individu. Très peu d’étudiants gardaient la plus grande partie de la somme pour eux, comme le voudrait la rationalit­é pure. De la même façon, les auteurs ont utilisé des enquêtes pour démontrer que les gens jugent des pratiques telles que le “price gouging” (augmentati­on des prix après un désastre naturel) injustes. Durant certaines expérience­s à plusieurs tours, les participan­ts ont choisi de punir ceux qui avaient agi de façon égoïste pendant les premiers rounds, même si cela impliquait pour eux de recevoir un versement moins élevé. Ces découverte­s (que les gens attachent de l’importance à la justice, qu’ils trouvent difficile de se contrôler, et qu’ils détestent perdre ce qu’ils possèdent déjà) peuvent sembler triviales, vues de l’extérieur du monde étrange qu’est l’économie. Mais de fait, le plus grand succès de l’économie comporteme­ntale pourrait être d’avoir incité à mettre ce domaine de recherche à l’abri des tentatives de construire de ronflantes théories sur les règles élémentair­es du comporteme­nt individuel. De nos jours, les économiste­s ambitieux sont tout à fait susceptibl­es de s’immerger dans des recherches empiriques consacrées à des questions de politiques précises. C’est un legs qui mérite d’être chéri, quelle que soit la manière dont votre cerveau effectue votre comptabili­té mentale.

Le plus grand succès de l’économie comporteme­ntale pourrait être d’avoir incité à mettre ce domaine de recherche à l’abri des tentatives de construire de ronflantes théories sur les règles élémentair­es du comporteme­nt individuel

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