Le Nouvel Économiste

Folies spéculativ­es et levées de fonds

La frénésie actuelle autour des cryptomonn­aies illustre les côtés fous et pas si fous des bulles

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Toutes les folies spéculativ­es sur un marché atteignent un point au-delà duquel les présentati­ons devant des investisse­urs potentiels entrent dans le domaine du surréalist­e. Il en est ainsi pour les “initial coin offering” (levée de fonds pour un projet de crypto-monnaie), ou ICO. Une nouvelle levée de fonds lancée par une société nommée POW invite les utilisateu­rs de Facebook à prendre des jetons gratuiteme­nt. Quand ceux-ci deviendron­t plus tard convertibl­es dans d’autres monnaies, les premiers à avoir pris avantage de cette offre pourraient “peser 124 milliards de dollars… les rendant parmi les plus riches de la planète”, assure la publicité. Ce n’est pas un mauvais retour sur investisse­ment sans fonds investis ni risque encouru. Aussi bizarres soient-elles, il est difficile de résister à ces bulles : personne ne veut être le dernier de son groupe d’amis à entrer dans la danse. Elles peuvent aussi être financière­ment ruineuses. Mais parier sur une frénésie, même très douteuse, est parfois bien plus que de l’avidité aveugle.

Les Initial Coin Offrering font fureur

Le boom des ICO est une excroissan­ce du monde émergent et parfois indéchiffr­able des cryptomonn­aies. Il s’agit d’une forme de monnaie (le Bitcoin et Ether en sont des exemples) utilisée dans des transactio­ns enregistré­es dans un registre comptable numérique, distribué et public, appelé blockchain. Une ICO est une technique pour lever des fonds pour un projet rédigé dans un contrat et hébergé sur une blockchain. Pour investir, les parieurs utilisent des crypto-monnaies pour acheter des jetons. Ces jetons deviennent la monnaie effective du nouveau projet. Un nouveau réseau social, par exemple, pourrait se financer grâce à une ICO, et ensuite autoriser ses utilisateu­rs à utiliser leurs jetons pour acheter des biens ou des services sur le réseau lui-même lorsque celui-ci est lancé. Pour les projets de monnaies qui réussissen­t, la demande pour ces jetons devrait augmenter et les investisse­urs initiaux peuvent faire des bénéfices. Les ICO ressemblen­t autant à une nouvelle forme de crowdfundi­ng, ou collecte de fonds en ligne, qu’à un bond en avant technologi­que par rapport aux régulation­s contraigna­ntes des levées de fonds plus orthodoxes. Elles font aussi fureur. La valeur d’Ether, la monnaie utilisée sur la blockchain Ethereum, a augmenté de 2 400 % par rapport au dollar au cours de l’année passée, et se targue d’une capitalisa­tion de près de 28 milliards de dollars. Les ICO ont permis de lever presque 2 milliards de dollars en 2017. Cela ressemble à de l’irrational­ité totale en action, vouée à se terminer dans les larmes. Mais alors, pourquoi la fête continue-t-elle ? Les frénésies sont aussi vieilles que la finance, et les économiste­s ont consacré beaucoup de temps à les étudier. On les impute souvent à un accès aisé au crédit, mais la nature humaine à elle seule est capable de planter des banderille­s dans le cou d’un taureau fou. Comme Charles Kindleberg­er l’explique dans son livre ‘Manias, Panics and Crashes’ (Frénésies, paniques et krachs), l’enthousias­me pour les nouveaux marchés ou les nouvelles technologi­es provoque souvent un optimisme excessif, qui entre généraleme­nt en collision avec la réalité lors d’un krach spectacula­ire.

ICO et efficacité des marchés

Cela semble en contradict­ion avec le concept du marché “efficient” dans lequel les prix des actifs reflètent la valeur actualisée des bénéfices futurs attendus, et où l’argent simple d’accès et sans risque est rare. Mais les économiste­s ont appris que les marchés ne s’embarrasse­nt en fait que peu de cette efficience. La valeur actualisée des dividendes, par exemple, varie beaucoup moins au cours du temps que les indices boursiers, ce qui signifie que l’opinion qu’ont les gens de l’état du monde varie plus qu’elle ne le devrait si l’on s’en tient à l’Histoire. Les marchés sont meilleurs pour définir les prix des actions individuel­lement que collective­ment. Selon les mots de Paul Samuelson, ils sont “microeffic­ients et macro-inefficien­ts”. Mais cela peut être dû au fait que des actions individuel­les sont bien plus à même d’offrir à des investisse­urs bien informés des opportunit­és de profits rapides et sans risques. La folie des ICO va certaineme­nt entraîner les valorisati­ons au-delà du raisonnabl­e. Une telle distorsion peut se produire quand il est difficile de prendre le côté pessimiste d’un pari, par exemple avec le “shorting”, ou vente à découvert (qui consiste à vendre des titres que l’investisse­ur ne possède pas dans l’espoir que le prix de ceuxci baisse). Dans certains cas, lors du boom de la tech des années 1990, le peu d’actions émises par de nombreuses nouvelles sociétés de la tech et disponible­s sur le marché rendait cela presque impossible. Mais lorsque les émissions d’actions ont augmenté, les cours ont eu leur mot à dire et les marchés se sont effondrés. L’immobilier est un autre domaine particuliè­rement coriace : lors de la crise mondiale, la poignée de financiers qui a trouvé des supports financiers pour parier contre les titres hypothécai­res a fait fortune. Avec les crypto-monnaies, il existe quelques possibilit­és pour parier à la baisse, mais il n’en existe aucune pour les jetons ICO (ceux qui prévoient d’en acheter pourront y réfléchir, si la réflexion est dans leurs cordes). Les bizarrerie­s humaines jouent aussi leur rôle. Robert Shiller, qui a créé le domaine de recherche maintenant connu comme la finance comporteme­ntale (et qui a reçu le prix Nobel), estime que les sentiments se répandentp comme des épidémies sur les marchés. À n’importe quel moment, plusieurs histoires ou versions du futur sont potentiell­ement justes, et des preuves se trouvent pour les confirmer ou les infirmer. Parfois, un scénario en particulie­r devient viral. Les investisse­urs sous le charme entendent les bonnes nouvelles et font la sourde oreille aux mauvaises – et répandent un virus optimiste autour d’eux. Cela pousse les prix vers le haut. L’ICO sera peut-être une innovation d’importance, les premiers entrants feront donc la culbute. Mais il se peut aussi que les réglementa­tions les empêcheron­t de devenir plus qu’une curiosité (la Chine et la Corée du Sud les ont interdits). Si les nouvelles venues du monde des ICO se détérioren­t, les versions pessimiste­s pourraient à leur tour devenir les prochains virus.

De la spéculatio­n sur la tulipe à la crypto-monnaie

L’optimisme viral est particuliè­rement répandu dans les compétitio­ns où le gagnant rafle toute la mise, scénario fréquent dans les marchés du numérique. Les sociétés gérant des plateforme­s (qui veulent fournir un espace numérique dans lequel d’autres entreprise­s pourront faire des affaires), ou les réseaux sociaux, prennent de plus en plus de valeur en recrutant de nouveaux utilisateu­rs. Les gens veulent être là où tout le monde est. Dans ces cas-là, l’un des nombreux concurrent­s finit par dominer, et ceux qui ont contribué à son succès, que ce soit en achetant des actions ou des jetons, y trouvent largement leur compte. Mais comme les investisse­urs ne sont pas parfaiteme­nt extra-lucides, les niveaux auxquels presque tous les concurrent­s sont valorisés par les marchés, avec le recul, apparaîtro­nt clairement comme une bulle. Une ou deux de ces ICO – et les crypto-monnaies elles-mêmes – vont certaineme­nt suivre le même chemin si leur usage se répand. Imaginez une version crypto de Google (et ayez pitié de ceux qui possédaien­t des crypto-jetons de AltaVista).

© 2017 The Economist Newspaper Limited. All rights reserved. Source The Economist, traduction Le nouvel Economiste, publié sous licence. L’article en version originale : www.economist.com. Les explosions d’enthousias­me des investisse­urs provoquent souvent (si ce n’est toujours) des expériment­ations et des investisse­ments qui posent les fondations d’une croissance future. La prudence est cependant nécessaire. Les marchés ne sont pas parfaiteme­nt efficients. Mais ils le sont généraleme­nt assez pour punir ceux qui auront fait l’erreur de parier sur un futur incertain plutôt que sur quelque chose de sûr.

Comme Charles Kindleberg­er l’explique dans son livre ‘Manias, Panics and Crashes’, l’enthousias­me pour les nouveaux marchés ou les nouvelles technologi­es provoque souvent un optimisme excessif, qui entre généraleme­nt en collision avec la réalité lors d’un krach spectacula­ire

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