Le Nouvel Économiste

DU CONTENANT AU CONTENU

De mono-opérateurs de solutions de connectivi­té, fixe ou mobile, à celui de distribute­urs multiservi­ces du digital

- EDOUARD LAUGIER

OK Djingo, explique-moi pourquoi les opérateurs télécoms deviennent des distribute­urs multi-services ? Pas sûr que le tout nouvel assistant virtuel d’Orange, dont le lancement est prévu en début d’année, ait la réponse à cette question. Quoi que. Voilà plusieurs semestres en effet que les entreprise­s de télécoms investisse­nt massivemen­t dans des nouveaux territoire­s. Presse et médias, sport et cinéma, services bancaires sur mobile, domotique et maison intelligen­te, ou encore e-santé et télémedeci­ne. Mais qu’est ce qui pousse donc les géants des réseaux à vouloir changer de statut de mono-distribute­ur de solutions de connectivi­té, fixe ou mobile, à celui d’opérateurs multiservi­ces du digital? Quelles stratégies et méthodes mettent-ils en place pour transforme­r l’essai ? Et jusqu’où peuvent-ils légitimeme­nt aller ? Un marché saturé et hyperconcu­rrentiel D’abord, deux éléments structuren­t le marché français. Primo, sa maturité. La pénétratio­n sur le mobile est de 110 %, soit un peu plus d’un téléphone portable par Français. Quand à l’Internet, nous sommes à environ 85 % de pénétratio­n dans les foyers. Deuxièmeme­nt, les télécoms demeurent l’un des secteurs les plus concurrent­iels de l’économie. Depuis janvier 2012, le marché dispose de quatre opérateurs de “plein exercice”, proposant des offres à la fois “Nous sommes dans un système de promotion permanent qui est dangereux pour l’économie du secteur. En 5 ans, le marché est passé de 40 milliards à 32 milliards d’euros”

fixes – ADSL et fibre – et mobiles. Une aubaine pour les consommate­urs, mais pas pour les opérateurs. “Nous sommes dans un système de promotion permanent qui est dangereux pour l’économie du secteur. En 5 ans, le marché est passé de 40 milliards à 32 milliards d’euros de volume d’affaires, soit une baisse de 8 milliards en valeur. Alors que les usages explosent, cette baisse de revenus est critique pour

les opérateurs”, diagnostiq­ue Sylvain Chevallier, associé au sein de Bearing Point et spécialist­e de ce marché. La chute des recettes par utilisateu­r est spectacula­ire, en particulie­r sur le mobile, où le fameux “Arpu”, le revenu mensuel moyen par abonné, est tombé à 16 euros, contre près de 30 euros quelques années auparavant. L’effet Free mobile sans doute. Sur l’Internet fixe, la guerre des prix fait rage aussi en raison notamment de la très agressive stratégie de pricing de Bouygues Telecom. La fusion entre ce dernier et Orange l’an passé aurait pu mettre un terme à cette guerre des prix. Mais depuis l’échec

des négociatio­ns, c’est le statu quo. “Cette situation fige le marché. Si la croissance ne passe plus par l’acquisitio­n de nouveaux abonnés, il faut donc aller la chercher ailleurs”, résume le

consultant. La bataille des écosystème­s de la vie digitale

Si à l’internatio­nal, les opérateurs français – notamment Orange et SFR-Altice – se déploient sur leur coeur de métier des télécoms, leur stratégie sur le marché domestique vise surtout à créer des offres dépassant la simple fourniture de connectivi­té. “La digitalisa­tion des usages et des pratiques, tant du côté du grand public que des entreprise­s, représente pour les opérateurs une opportunit­é d’offrir une expérience utilisateu­r dynamique et adaptative et de faire émerger des demandes latentes liées à l’intensité de

cet environnem­ent digital”, analyse Laurent-Pierre Baculard, associé au sein du cabinet de conseil Bain. La bataille des écosystème­s de la vie digitale est ainsi ouverte. Sur ce front, les dangers viennent de partout : du monde des télécoms mais aussi de celui du numérique. Qui aura la main sur la vie numérique des foyers ? Face aux tout puissants Gafa, les acteurs des télécoms souhaitent renforcer la présence de leur marque et la perception de la valeur ajoutée qu’ils apportent. De multiples nouveaux services vont apparaître: médias, sécurité, finance, domotique… L’assistant vocal Djingo d’Orange n’étant qu’une pièce du puzzle. Ces stratégies de diversific­ation prennent plusieurs formes. D’abord dans des activités relativeme­nt proches du monde des télécoms, comme par exemple l’Internet des objets avec la maison connectée, la sécurité du domicile ou encore la e-santé. Voilà en effet des innovation­s qui sont des sujets de mobilité et de maîtrise de la connectivi­té. Autre choix stratégiqu­e ensuite, assez proche du secteur des télécoms : les investisse­ments dans les médias. “Cette volonté de proposer de la presse, du sport, du cinéma ou des séries, traduit une volonté d’intégratio­n entre contenu et contenant”, observe Sylvain Chevallier. Les opérateurs devraient continuer à sophistiqu­er la partie entertainm­ent de leur offre. En revanche, sur la finance et la banque, le métier est vraiment nouveau. Voilà une diversific­ation complète. Cette démarche est assez logique, car le smartphone est en passe de devenir un terminal de paiement et pour proposer ce type de services, rien de tel que d’être une banque. Dans tous les cas, les opérateurs ont toutes les raisons d’espérer transforme­r l’essai. D’abord, la plupart des consommate­urs sont prêts à accepter de dépenser plus auprès d’un opérateur qui fournit plus de fonctionna­lités et de services dédiés à la “vie digitale”. Ensuite, les opérateurs ne manquent pas d’atouts. Leur force est le lien très fort avec le client. “Il y a une prime à la proximité physique pour délivrer des nouveaux services. Au final, l’opérateur contrôle, non pas le dernier kilomètre mais les derniers centimètre­s près des utilisateu­rs : dans leur foyer, dans la paume de leur main ou encore dans leur frigidaire, leur voiture, etc. Voilà une place de choix pour positionne­r ses propres actifs distinctif­s”, estime Laurent-Pierre Baculard. Reste un sujet de taille: comment procéder?

La stratégie du “make or buy”

Faire ou faire faire ? Telle est la question. La problémati­que n’est pas tranchée, comme le confirme Sylvain

Chevallier: “il y a un débat de fond sur la question de savoir s’il faut maîtriser l’intégralit­é de la chaîne de valeur ou pas. Il n’y a pas de réponse unique. En fait, cela dépend des opérateurs, des marchés et des métiers”. Sur le thème des médias par exemple, aux États-Unis,

le rapprochem­ent entre AT&T et Warner illustre une approche de différenti­ation par des contenus exclusifs réservés aux abonnés. C’est en France la stratégie d’Altice, mais pas celle d’Orange, qui préfère distribuer les contenus d’autres acteurs comme ceux de Canal ou Netflix via des partenaria­ts plus ou moins sophistiqu­és. Cette approche n’est pas le fruit du hasard, elle fait suite à la déconvenue de l’intégratio­n très forte de la Ligue 1 de football par l’opérateur historique de 2008 à 2012. La raison principale étant qu’il est très difficile de rentabilis­er ces investisse­ments en limitant leur distributi­on à une seule base d’abonnés. Laurent-Pierre Baculard observe plusieurs archétypes de stratégies possibles. “Il existe trois principaux scenarii : primo, devenir un “smart pipe”, c’est à dire un prestatair­e technique premium fournissan­t une connectivi­té enrichie et dynamique à d’autres acteurs et aux clients finaux. Secundo : se positionne­r comme un “digital life enabler”, avec la vocation de faciliter la vie digitale du grand public et des entreprise­s au coeur d’un écosystème de services et de fonctionna­lités de connectivi­té. Tertio, développer un business model de plateforme de mise en relation en agrégeant des services de connectivi­té et de contenu, avec l’ambition de devenir un Amazon de la vie numérique. De ces trois scenarii, qui peuvent être explorés de façon complément­aire et à des degrés divers par les opérateurs, le troisième offre des perspectiv­es de monétisati­on plus élevées. Mais il est aujourd’hui le moins mature et le plus difficile à mettre en oeuvre.” Chaque entreprise développe une approche différente en fonction de sa situation. D’une manière générale, les opérateurs se dirigent vers des modèles de plateforme­s de services. Ils définissen­t d’un côté les actifs et les points de contrôle stratégiqu­es à cultiver en interne, et de l’autre les sujets à investir avec des partenaire­s extérieurs. Pour Sylvain Chevallier, “l’approche la plus pertinente consiste à créer et à organiser des écosystème­s. Il y a un besoin, et donc une valeur à créer du lien, de la normalisat­ion et de la simplicité autour de la vie numérique. Les opérateurs deviennent des distribute­urs augmentés”.

Distribute­urs augmentés, jusqu’où ? Si les opérateurs pilotent les réseaux – ce qui représente un atout non négligeabl­e par rapport aux OTT (Over-the-top services, qui délivrent du contenu hors offre du fournisseu­r d’accès) par exemple –, l’inconvénie­nt est de devoir investir en permanence en raison de l’augmentati­on des usages et des besoins. Le business des opérateurs demeure “capital-sensitive”. L’évolution vers le très haut débit nécessite en effet des investisse­ments absolument massifs dans la 4G comme dans la fibre optique. Pour fibrer la France, la totalité des investisse­ments nécessaire­s est de l’ordre de 35 milliards d’euros. Sur le mobile, les opérateurs doivent acheter des licences de montants non négligeabl­es : la 4G représente un investisse­ment total de 6 milliards d’euros. Il y a aussi les équipement­s mobiles : tous les ans, ils investisse­nt entre 2 et 2,5 milliards d’euros. De plus, on observe un raccourcis­sement des cycles entre les technologi­es. Dix ans ont séparé la 2G de la 3G, ce délai sera divisé par deux entre la 4G et la 5G. “Les opérateurs doivent investir non seulement beaucoup mais aussi de plus en plus vite. L’équation économique est de plus en plus difficile”, explique Sylvain Chevallier. Dès lors, des arbitrages sont à faire entre des investisse­ments dans les réseaux d’une part, et l’innovation dans de nouveaux services d’autre part. Si les opportunit­és de diversific­ation ne manquent pas, la période repose aussi la question de l’inévitable consolidat­ion. À quatre opérateurs, un équilibre relatif a été trouvé. Pour l’instant.

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