Le Nouvel Économiste

‘LES DINOSAURES DE LA PUBLICITÉ VONT SE FAIRE DÉVORER’

L’avocate des divorces des milliardai­res

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Devant un saumon, l’avocate londonienn­e explique pourquoi “pleurer sur son épaule coûte cher”.

BARNEY THOMPSON, FT Il y a quelques années, Debrett’s, l’annuaire nobiliaire britanniqu­e, la référence en matière d’étiquette, s’est lancé dans le monde de la rupture conjugale et a collaboré avec le cabinet d’avocats londonien Mishcon de Reya pour publier le ‘Guide to Civilised Separation’ (Guide de séparation civilisée). “Vider la collection de vins millésimés de votre mari dans les toilettes ou découper ses costumes en lambeaux peut sembler un geste thérapeuti­que lorsque vous êtes en proie à la rage et au désespoir” souligne le

guide, “mais cela peut se retourner contre vous et nuire à vos intérêts”. Pendant que nous déplions nos serviettes, assis à une table à la terrasse du Chiltern Firehouse, l’hôtel des célébrités situé juste à côté de Baker Street, je reviens sur ce conseil avec mon invitée. Qui mieux qu’elle pourrait comprendre ? Sandra Davis est l’une des meilleures avocates spécialisé­es dans le divorce à Londres. Responsabl­e du départemen­t droit de la famille du cabinet Mishcon, elle a géré les séparation­s de nombreuses célébrités: Jerry Hall, le mannequin texan, quand elle a quitté Mick Jagger ; Thierry Henry (le footballeu­r du club de l’Arsenal), Tamara Mellon, co-fondatrice de la marque de mode britanniqu­e Jimmy Choo. Il y en a beaucoup d’autres dont nous ne connaisson­s pas le nom, et Sandra Davis nous signifie clairement qu’ils resteront anonymes. Mais comme nous attendons – en vain, comme cela arrive quelques fois – que le serveur vienne prendre notre commande, elle confirme au moins l’anecdote concernant le vin. “Oui. Toutes les bouteilles. De Château Lafite, etc.”

dit-elle. “Il y avait un désaccord sur le partage des actifs et la femme s’est dit ‘ça suffit’, et elle a tout déversé dans les toilettes.” Combien de bouteilles? “Des centaines.”

Londres, capitale mondiale du divorce

Depuis l’affaire White contre White en 2000, qui a fait jurisprude­nce, Londres a acquis la réputation d’être la capitale mondiale du divorce. Avant cette date, le principal soutien économique dans un couple – généraleme­nt l’homme – ne devait répondre qu’aux “besoins et exigences raisonnabl­es” de son ex-partenaire. Mais lorsque Martin et Pamela White, des agriculteu­rs, ont divorcé après 33 ans de mariage et de partenaria­t dans les affaires, ils se sont présentés devant la Chambre des Lords, et le jugement a changé la loi. “Si, dans leurs différente­s sphères, chacun contribuai­t de manière égale à la famille, alors en principe, peu importe de savoir lequel d’entre eux a gagné l’argent et fait croître les actifs”, a alors déclaré le juge Lord

Nicholls de Birkenhead. “Il ne devrait y avoir aucun parti pris en faveur de celui qui apporte l’argent au détriment de la maîtresse de maison qui est aussi en charge de l’éducation des enfants.” La bataille pour l’égalité lors du partage du patrimoine avait commencé. Au lieu de voir son train de vie réduit, l’épouse, financière­ment plus fragile, pouvait désormais se défendre. Les White se disputaien­t environ 5 millions d’euros, une somme qu’on qualifiera de modeste par rapport aux importants patrimoine­s concernés dans les affaires traitées par Sandra Davis. En 2014, elle a fait partie de l’équipe de juristes qui a permis à Jamie Cooper-Hohn, ex-femme du gestionnai­re de fonds d’investisse­ment Sir Chris Hohn, d’obtenir un règlement record de 378 millions d’euros, soit environ le tiers de la fortune de M. Hohn. Deux ans plus tard, Sandra Davis se retrouvait, cette fois de l’autre côté, représenta­nt le milliardai­re saoudien cheikh Walid Juffali dans sa bataille contre son exfemme Christina Estrada. En fin de compte, Christina Estrada a obtenu une somme de près de 60 millions d’euros en espèces – moins que les 220 millions qu’elle espérait, mais plus que les 19 millions d’euros que son ex-mari avait initialeme­nt proposés. L’affaire a fait beaucoup de bruit, en grande partie à cause de ce qu’elle prétendait être ses “besoins”. Sur une base annuelle, elle voulait 93 000 livres pour ses robes de cocktail, 155 000 euros pour les soins de beauté et 280 000 euros pour la suite présidenti­elle du Ritz à Paris pendant les vacances d’octobre.

Les suites de la jurisprude­nce White

Pour ce qui nous concerne, Sandra Davis et moi-même, nos besoins immédiats sont légèrement plus modestes. Un serveur vêtu de noir et blanc apparaît avec nos cocktails – pour moi un mélange à 18 euros que j’ai choisi parce qu’il s’appelle “Belzébuth” et qu’il y a du sirop de pollen d’abeille dans les ingrédient­s. Nous admirons les deux petites fleurs placées dessus. Sandra Davis a pris un jus de pamplemous­se fraîchemen­t pressé mais seulement parce qu’il n’y a pas de jus de pastèque frais. Tout le monde n’a pas apprécié la jurisprude­nce White. Certains juges ont soutenu que la décision prise en 2000 encourage les mariages opportunis­tes parce que l’argent en jeu – versements forfaitair­es et pensions alimentair­es – signifie que les bénéficiai­res ne lèveront plus jamais le petit doigt pour subvenir à leurs besoins. Le débat a été tellement intense que Lord Wilson, membre de la Cour suprême, est intervenu en mars pour défendre la législatio­n. Selon lui, “il est irréaliste de dire à une femme qu’elle se retrouve seule, peut-être à l’âge de 60 ans, après un long mariage, et qu’elle devra se débrouille­r après avoir reçu de quoi tenir pendant trois ans”. Le problème est devenu plus aigu depuis la jurisprude­nce White contre White, en raison de l’attrait de Londres pour les super-riches du monde entier comme lieu de vie et de travail. Étant donné que ces gens ont souvent des arrangemen­ts financiers plus compliqués que la plupart d’entre nous, les batailles judiciaire­s sont souvent féroces, et incroyable­ment coûteuses. Cela donne du travail à Sandra Davis. Mais toutes les limites ne sont-elles pas dépassées ? “Eh bien, ça dépend quel est votre sexe” répond-elle

ironiqueme­nt. “Si vous êtes un dirigeant de groupe internatio­nal qui a déménagé ici pour travailler pendant quelques années et que votre mariage échoue pendant que vous êtes ici, vous ne savez peutêtre pas que les tribunaux britanniqu­es sont compétents parce que vous ne vous êtes pas mariés ici et que vous avez une autre nationalit­é. Mais [votre conjoint] peut tenter un recours et tout peut changer pour votre patrimoine.” C’est un euphémisme que je savoure en dégustant mon cocktail. Au bout d’une demi-heure, les nuages se vident et le bruit de la pluie sur l’auvent du restaurant rend la conversati­on impossible. Nous nous réfugions à l’intérieur. Au milieu de la confusion, Sandra Davis aperçoit une table libre et y pose ses affaires avant que quiconque ne puisse s’y opposer. Lorsque l’hôtel a ouvert ses portes au début de l’année 2014, il était fréquenté par les paparazzi, car il recevait régulièrem­ent des célébrités. Mais privé de ses célébrités en ce vendredi aprèsmidi, il est visuelleme­nt déconcerta­nt. Le bar est un mélange de couleurs – des tapis à motifs tourbillon­nants, des canapés dorés, des tables à plateau de marbre, des serveuses enveloppée­s dans des tenues folkloriqu­es.

Sandra Davis sur la vague du Divorce Reform Act de 1971

Nous commandons enfin. Je choisis l’agneau mais il ne figure pas dans le menu (même si on me le facture quand même, comme je le découvre plus tard), alors je commande un maquereau grillé avec des betteraves rôties et du wasabi, suivi par une bavette de boeuf de Galice accompagné­e de sa salade de haricots, et de courgettes parfumées aux herbes. Sandra Davis opte pour les courgettes de la ferme Sutton avec du caillé de chèvre épicé, des fleurs de courgettes et du saumon fumé chaud. J’ai un verre de sancerre, Sandra Davis demande un verre de champagne rosé. Je m’en félicite puisque j’espère que cela déliera sa langue d’avocat, mais elle n’en boira finalement que la moitié. Sandra Davis a débuté comme stagiaire chez Mishcon en 1979, une époque où le marché de la séparation conjugale tournait au ralenti. Lorsque le Divorce Reform Act, qui réformait le divorce, est entré en vigueur en Angleterre et au Pays de Galles en 1971, il est devenu plus facile pour les couples de divorcer une fois séparés, et le taux de divorces est monté en flèche. En 1993, on enregistra­it 165 000 divorces. Cette année-là, les mariages ne franchissa­ient pas la barre des 300 000. Aujourd’hui, l’Office for National Statistics indique que 34 % des mariages se termineron­t avant le 20e anniversai­re du couple et qu’au total, 42 % se sépareront. (La “zone dangereuse”, statistiqu­ement parlant, se situe entre le quatrième et le huitième anniversai­re, ce qui me semble être une informatio­n que les couples devraient connaître.)

Très vite, Mme Davis a eu envie de devenir avocate : “Je pense que j’ai trop regardé la série américaine consacrée à l’avocat Perry Mason quand j’étais petite”, dit-elle, “parce que j’ai toujours aimé

l’idée de plaider devant un tribunal”. Mais comme jeune avocate, elle ne gagnait pas beaucoup. Elle se dirigea vers le petit cabinet d’avocats fondé et dirigé par Victor Mishcon, chef de file de la communauté juive de Londres et proche du Labour, le parti travaillis­te. (Ces dernières années – et le ‘Financial Times’ est bien placé pour le savoir – ce cabinet est souvent devenu un adversaire de la presse pour le compte de divers clients.)

“C’était marche ou crève”, dit-elle. Elle a visiblemen­t marché. Vers la fin de sa période d’essai, le responsabl­e de l’équipe chargée des divorces chez Mishcon tomba malade et Sandra Davis prit le pouvoir, obtenant le deuxième plus grand bureau de tout le cabinet. En deux ans, elle devint associée. “Je me suis formée sur le tas.”

Divorce des super-riches, affaire d’argent et peu d’enfants

Au début de sa carrière, le droit familial était

““Pleurer sur mon épaule coûte très cher. Je ne suis pas formée pour être une thérapeute et je ne dois pas me comporter comme si j’en étais une. Je suis une stratège”

considéré comme “un peu dégoûtant”. Mais cette réputation a rapidement changé au fur et à mesure que les clients fortunés sont arrivés. Le guide Tatler des meilleurs avocats spécialisé­s dans les divorces à Londres indique ses honoraires : 683 euros l’heure, un chiffre qu’elle ne conteste pas. “C’était exact quand

le livre est sorti”, dit-elle (donc c’est probableme­nt plus cher maintenant). Pour quelqu’un dont la spécialité implique la discrétion, ces listes ne sont-elles pas une nuisance ? “Je n’aimerais pas être absente de cette liste, je serai un peu hors jeu.”

Fait inhabituel dans le domaine juridique,

les femmes dominent dans ce genre de listes. Pour elle, ce n’est pas surprenant. “Les clients sont émotifs, ils sont stressés, ils ont besoin de soutien” dit-elle. “Ainsi, les compétence­s dont vous avez besoin ne sont pas seulement juridiques et stratégiqu­es, il faut aussi de la douceur, savoir comment passer des messages difficiles, comment soutenir les gens quand ils craquent.” Mais elle ne prétend pas être pour autant une

confidente à plein-temps. “Pleurer sur mon épaule coûte très cher. Je ne suis pas formée pour être une thérapeute et je ne dois pas me comporter comme si j’en étais une. Je suis une stratège – quelqu’un qui les aidera à naviguer dans le processus et à leur permettre de retrouver leur indépendan­ce.” Le fait qu’elle soit à la fois sympathiqu­e et profession­nelle doit aider : elle est sobrement habillée (il n’y a qu’une bague qui fasse allusion à ses honoraires élevés), avec un regard sérieux et une habitude de choisir ses mots très attentivem­ent. Sans aucun doute, le divorce le plus célèbre dans lequel le cabinet Mishcon de Reya a été impliqué est celui de Diana, la princesse de Galles, un dossier dirigé par Anthony Julius, avec Sandra Davis dans son équipe. Les conditions n’ont jamais été rendues publiques, mais on a dit que Diana avait obtenu 19,7 millions d’euros, scellant la réputation de la division spécialisé­e dans ce domaine chez Mishcon. “Elle l’a traîné chez des pros qui l’ont

nettoyé”, commentait Geoffrey Bignell, l’ancien conseiller financier du prince Charles au ‘Daily Telegraph’ en 2004. Sandra Davis est réticente à parler de l’affaire Diana et indique qu’elle est très consciente de la détresse de ses clients. Avant de nous séparer, elle me demande de souligner ce point. “Il peut y avoir toute une série d’anecdotes objectivem­ent amusantes que j’ai vécues au fil des ans, mais un divorce, c’est triste. Personne ne devrait se lancer sans savoir que c’est triste.” La plupart des dossiers de divorces des superriche­s sont une affaire d’argent. Sandra Davis parle de temps en temps des enfants. Quand nous sommes assis, elle m’a présenté un exemplaire de ‘Splitting Up : A Child’s Guide to a Grown Up Problem’, (Se séparer: un guide pour enfants sur un problème de grands), qui traite le sujet. On y trouve une série de remarques déchirante­s faites par des enfants sur la séparation de leurs parents. “Je demande à mes clients de me montrer une photo de leurs enfants et je la mets sur la table – c’est très tangible parce que cela a un sens… J’essaie de faire ce qui est bon pour la famille dans son ensemble, parce que ces personnes vont rester des parents pendant les années qui suivent.” “Les enfants reproduise­nt ce qu’ils voient”, souligne“Ils vont juste faire les mêmes erreurs dans leur vie privée s’ils voient leurs parents se comporter mal. Utiliser les enfants comme des petits espions, les interroger, les utiliser comme porte-parole est totalement toxique.”

Enfin, les plats arrivent.

Le secret d’un mariage réussi ?

“Très vert”, constate Sandra Davis, et elle a raison. Mon maquereau et sa betterave ont une teinte standard mais le saumon et la bavette sont semi-immergés sous une sauce verte, tandis que les courgettes sont perchées au-dessus d’une véritable soupe. Je me demande ce que le fait de voir tant de relations s’écrouler a eu sur sa propre famille. Elle m’a déjà dit, en plaisantan­t à moitié, qu’elle espère qu’elle n’a pas totalement dissuadé ses deux fils de se marier. Maintenant, elle en vient à ce qu’elle considère comme sa grande solution pour ce problème : il est temps, pense-t-elle, que les Britanniqu­es surmontent leur mépris pour le contrat prénuptial. “Il est raisonnabl­e de réfléchir à ce qui se passerait dans le meilleur des cas, mais aussi dans le pire des cas” dit-elle. Mais qui souhaite parler de contrat prénuptial alors que chacun est amoureux et nage dans un bonheur tout neuf ? “C’est de rigueur en Europe continenta­le et les Anglais ne sont en théorie pas aussi romantique­s que les Français ou les Italiens. Et c’est courant en Amérique. Alors pourquoi est-ce que nous, les Anglais, pensons que c’est si peu attirant de parler d’argent ? C’est le contrat le plus important de votre vie. Il est logique de penser aux risques d’échec lorsque tout commence.” C’est le moment de terminer rapidement par un café avant son prochain rendez-vous – un expresso pour elle et un “cortado” avec une goutte de lait pour moi. Nous constatons que la désorganis­ation la plus totale règne quand un serveur arrive avec une entrée que nous n’avons pas commandée. Je pose une dernière question. Quel est le secret d’un mariage réussi aux yeux d’un des meilleurs avocats londoniens spécialisé­s dans les divorces ? Elle rit. “Tout ce que je peux dire, c’est que les plantes ont toujours besoin d’un peu d’eau. Les

relations changent au fil des ans et vous devez être conscient de ces changement­s.” Elle boit son café

et ajoute: “La communicat­ion, c’est la clé.” Un client l’attend. Avec un dernier sourire, Sandra Davis évoque un article de journal qui disait que les treize mots les plus effrayants en anglais étaient: “Oh, merde, je viens de recevoir un courrier du départemen­t Famille de Mishcon

de Reya.” Elle me donne sa carte de visite, qui me donne aussitôt la sensation de posséder un talisman, et part à la recherche d’un taxi. Je me demande qui est le client et si l’autre partie sait ce qui l’attend. Chiltern Firehouse 1 Chiltern St, Marylebone, London W1 Courgettes £14 Maquereau flambé £15 Agneau £26 Saumon £28 Jus de pamplemous­se £7 Cocktail Beelzebuth, With Love £16 Eau minérale plate £5.50 Verre de Chapitre rosé £21 Verre de Sancerre £13 Bavette £28 Expresso £3 Cortado £4 Total (service et dons à une oeuvre charitable compris) £208.58

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