Le Nouvel Économiste

Brûler 1 milliard $ par an est sexy mais statistiqu­ement injouable

Cinq sociétés hors normes ont perdu collective­ment 100 milliards de dollars en dix ans

- THE ECONOMIST

Yves Saint Laurent, Lady Gaga, David Bowie… Certains ne suivent pas les règles de tout le monde. En est-il de même pour les entreprise­s? La plupart des patrons se plaignent d’être esclaves des objectifs à court terme. Quelques-uns se moquent pourtant de l’orthodoxie, et avec panache. Prenez Tesla, le fabricant de voitures électrique­s. Cette année, et à cette date, il n’a pas respecté ses objectifs de production et a perdu Allier des valorisati­ons musclées à des pertes colossales catapulte cette forme d’art qu’est l’entreprena­riat à des sommets vertigineu­x 1,8 milliard de free cash-flow. Mais ce n’est pas grave. Quand Elon Musk, son fondateur, réfléchit à voix haute aux voitures autonomes et aux voyages dans l’espace, ses actions décollent comme des fusées : + 66 % depuis le début du mois de janvier. Tesla fait partie de ce tout petit échantillo­n de sociétés qui ont la permission de perdre des milliards pour poursuivre leur rêve. Les probabilit­és qu’elles le réalisent sont aussi élevées que celles des aspirants à un destin de pop star ou de créateur de mode. Investir aujourd’hui pour faire des bénéfices demain est l’essence du capitalism­e. Amazon a perdu 4 milliards de dollars entre 2012 et 2014 en construisa­nt un empire qui produit maintenant de l’argent. Mais il est rare que les grands groupes cumulent des lourdes pertes uniquement pour se développer rapidement. Si vous analysez l’indice Russell 1 000 des grands groupes américains, 25 d’entre eux seulement (3,3 %) ont perdu plus d’1 milliard en free cash-flow en 2016 (ces données, tirées de Bloomberg comme toutes les autres, ne comprennen­t pas les établissem­ents financiers). En 2007, le pourcentag­e était de 1,4 % et en 1997, inférieur à 1 %. Pour la plupart, ce sont des sociétés pétrolière­s qui perdent des milliards. Elles descendent temporaire­ment aux enfers à cause de la chute récente des cours du pétrole. Leurs pertes sont un “accident”. Néanmoins, quelques groupes adorent conduire sur la voie rapide. Netflix, Uber et Tesla sont des groupes de tech qui affirment (sans véritables preuves) que leur business model va révolution­ner leurs secteurs. Deux autres émergent pour la pugnace persistanc­e de leurs pertes. Chesapeake Energy est un opérateur de fracturati­on hydrauliqu­e qui s’est trouvé au coeur de la révolution du gaz de schiste en Amérique. Il a perdu 1 milliard de free cash-flow l’an dernier, pour une stupéfiant­e quatorzièm­e année d’affilée. Nextera Energy, un fournisseu­r d’électricit­é qui gère des fermes d’éoliennes et solaires – et qui est par ailleurs très bien valorisé par les investisse­urs – en est à sa douzième année. À eux toutes, ces sociétés ont “brûlé” 100 milliards de dollars ces dix dernières années, et pourtant, le total de leur valorisati­on sur le marché atteint environ 300 milliards. Allier des valorisati­ons musclées à des pertes colossales catapulte cette forme d’art qu’est l’entreprena­riat à des sommets vertigineu­x. On dit que Steve Jobs, le cofondateu­r d’Apple, avait un “champ de distorsion de la réalité” qui lui permettait de tordre la perception des autres personnes (même si Apple fut assez timoré dans le genre, il n’a perdu que 874 millions de dollars en 1993, sa pire année). L’expérience des cinq mène à la conclusion que de nos jours, “tordre la réalité” nécessite trois éléments: une vision, une croissance rapide et du financemen­t. Commençons par la vision. Avoir un dirigeant charismati­que avec un projet pour changer le monde est de rigueur. Pendant ses 23 premières années d’existence, Chesapeake fut dirigé par Aubrey McClendon, un inventeur arrogant de l’Oklahoma qui mit au point le procédé de la fracturati­on de la roche pour en extraire du gaz et du pétrole (il est mort l’an dernier dans un accident de voiture). Reed Hastings, de Netflix, à l’intention de détruire la télévision classique en vendant des films et des émissions en ligne. Comme M. Musk, Travis Kalanick, l’ex-patron déchu de Uber, rêve de révolution­ner le transport des humains. Nextera est dirigé par des technocrat­es mais leur ambition n’en est pas moins grandiose: introduire une nouvelle génération de technologi­e pour l’énergie. Pour valider une vision, il faut une croissance à bride abattue. Souvent, ces entreprise­s mettent en avant un indice opérationn­el flatteur, comme le pétrole et le gaz pompé du sol, le nombre de courses effectuées par des VTC, et ainsi de suite. Les investisse­urs ont besoin de croire dans une “terminal value” – ou valeur finale – élevée, un moment dans le futur où les profits, forts et stables, se matérialis­eront. Il est donc utile de montrer que de façon hypothétiq­ue, les profits vont jaillir si la croissance folle s’arrêtait. Uber affirme être rentable dans les villes où il est installé depuis le plus longtemps, comme San Francisco. Nextera assure que s’il cessait d’investir dans de nouvelles infrastruc­tures, il génèrerait 6 milliards de free cash-flow par an. Netflix amortit le coût des contenus audiovisue­ls sur des périodes allant jusqu’à 5 ans, et fait donc état dans son bilan de bénéfices comptables, tout en perdant du cash à gros bouillons. Le troisième élément est le financemen­t nécessaire pour payer des pertes cumulées colossales. Les cinq groupes ont tous été innovants, financière­ment parlant, en profitant du crédit peu cher et des investisse­urs affamés de croissance. Uber s’est assuré son financemen­t sur le marché privé des capitaux. Tesla a encaissé les arrhes de ses futurs clients et échange des crédits d’impôts environnem­entaux. Chesapeake Energy a attisé la convoitise de Wall Street pour les junk bonds sur le gaz de schiste, et Netflix a signé des engagement­s à hauteur de 14 milliards de dollars en royalties futures avec les studios et les artistes pour diffuser leurs contenus. Organiser une distorsion de la réalité est donc possible, mais plus elle dure, plus cela devient difficile. Il faut lever toujours plus de capitaux et, pour les justifier, la valeur finale prévue doit être toujours plus élevée. Une croissance rapidep soumet les managersg à d’énormes contrainte­s. À un moment donné, le château de cartes peut s’effondrer. Les cinq groupes décrits ici ont 60 milliards d’emprunts et l’un d’eux, Chesapeake, se débat sous son fardeau de dettes. Quelques acteurs, hors le cas d’Amazon, ont défié les codes. Ces vingt dernières années, le Las Vegas Sands, un casino, Royal Caribbean, un armateur de bateaux de croisières, et le fabricant de puces électroniq­ues Micron Technology, ont chacun perdu 1 milliard de dollars ou plus pour la deuxième année consécutiv­e et ont continué à prospérer. Mais les chances de réussir sont minces. Parmi les membres actuels de l’indice Russel 1000, depuis 1997, seulement 37 ont perdu 1 milliard ou plus pendant au moins 2 années d’affilée. Parmi ceux-ci, 21 perdent encore de l’argent. Pour justifier leurs valorisati­ons, les cinq groupes étudiés par votre chroniqueu­r doivent maintenant augmenter leurs ventes, à hauteur d’une fourchette comprise entre 8 et 33 %, chaque année, pendant dix ans. Si on se base sur les bilans archivés de toutes les sociétés américaine­s depuis 1950, et les revenus actuels des cinq sociétés en question, la probabilit­é que cela arrive se situe entre 0,1 % et 25 %, en utilisant les tableaux statistiqu­es de la banque Crédit Suisse. Ceux qui “brûlent” des montagnes de cash sont souvent révérés comme des grands fauves en période de croissance molle, quand peu d’entreprise­s réinvestis­sent tous leurs bénéfices. Mais perdre 1 milliard de dollars ou plus par an est une affaire follement risquée, et il est probable que ces aventures retomberon­t comme un soufflé. Ce ne sera pas une surprise. Personne ou presque ne réussit à construire un empire de la mode sur une silhouette androgyne, à porter une robe en viande crue lors de la cérémonie des Oscars ou a chanter la vie sur la planète Mars.

Pour justifier leurs valorisati­ons, les cinq groupes étudiés doivent maintenant augmenter leurs ventes, à hauteur d’une fourchette comprise entre 8 et 33 %, chaque année, pendant dix ans

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