Le Nouvel Économiste

Arts funéraires

Organiser ses obsèques de son vivant

- FABIEN HUMBERT

À première vue, le champagne peut avoir un petit côté monolithiq­ue, la “faute” aux bulles bien sûr, mais aussi à la tradition champenois­e qui veut que les vins soient issus d’assemblage­s de cépages, de lieux de provenance des raisins, et de millésimes. Tout en respectant l’esprit du champagne, la plupart des maisons parviennen­t à se distinguer les unes des autres via le marketing, le récit de leur histoire et le style de leurs vins. Certaines font le choix d’aller à l’encontre des canons champenois, et encouragen­t toutes les autres à se remettre en question.

En Champagne, plus en encore que dans les autres régions viticoles françaises, on met avant l’histoire des maisons, des domaines et des marques. Et souvent, ce sont de grands ancêtres aux aptitudes quasi magiques qui sont invoqués par les services marketing et communicat­ion des maisons champenois­es.

L’art du story-telling Dom Pérignon porte par exemple le nom du moine légendaire qui À première vue, difficile pour une maison de champagne de se démarquer de ses concurrent­es sur le plan du goût. D’abord parce que le cahier des charges mis en place par l’interprofe­ssion est très strict. aurait, au XVIIe siècle, participé à l’élaboratio­n du champagne tel que nous le connaisson­s aujourd’hui. Légendaire, car si le moine de l’abbaye de Hautviller­s, près d’Epernay, était bien connu de son vivant pour la qualité de ses vins, rien n’indique qu’il ait réellement mis au point la méthode qui rend effervesce­nts les vins tranquille­s. Mais qu’importe, le simple fait que cette marque, désormais entrée dans le portefeuil­le de Moët et Chandon (LVMH), porte ce nom empreint d’histoire lui confère une aura d’authentici­té. Veuve Clicquot, là encore une marque de LVMH, porte le nom d’une grande dame du champagne qui a vécu au XIXe siècle et fut la première femme à diriger une maison de champagne. La maison Krug (LVMH encore et toujours !) invoque quant à elle Joseph Krug, fondateur de la marque au XIXe siècle, qui consigna dans un carnet sa vision du champagne avec l’idée que ses descendant­s s’en inspirent. Et de fait, ce petit carnet “couleur cerise noire” est toujours mis en avant dans la communicat­ion de la marque, mais aussi utilisé par les maîtres de chai pour élaborer leurs cuvées. Autre grand ancêtre, de la maison Laurent-Perrier cette fois, Bernard de Nonancourt. Ce résistant fut à partir de 1949 à l’origine de bien des audaces dans le monde alors corseté du champagne, puisqu’il lança notamment des cuvées rosées et des cuvées non dosées, à une époque où cela se faisait peu – ou pas. “Les maisons de champagne ont besoin de mettre en avant une histoire romancée parce qu’elles évoluent dans l’univers du luxe, de la fête, elles doivent faire rêver” explique Antoine Gerbelle, fondateur de la WebTV

consacrée au vin Tellement soif. “Et c’est efficace, car même lorsque des marques de champagne sont vendues, rachetées, dépecées et deviennent des coquilles vides, elles conservent une histoire à raconter et un puissant argument marketing.” La plupart des maisons d’importance ont plusieurs fois changé de mains et font maintenant partie de grands groupes. Souvent, les familles fondatrice­s restent tout de même associées à la marque. Ainsi Olivier Krug est-il aujourd’hui directeur de la maison qui porte son nom, alors que la présidence est assurée par Margareth Henriquez et le groupe LVMH. Mais certaines maisons restent toutefois “familiales”, c’est-à-dire dirigée et possédée par les descendant­s directs du fondateur ou de la fondatrice. “Nous sommes une entreprise réellement familiale depuis 1808, et l’indépendan­ce qui en découle est une valeur très importante pour la maison, explique Guillaume Cocude, directeur général de Champagne Henriot. Cela nous permet par exemple de privilégie­r le chardonnay, mais aussi d’avoir le luxe de réfléchir à long terme, de faire vieillir les vins…”

À la recherche du “goût”

À première vue, difficile pour une maison de champagne de se démarquer de ses concurrent­es sur le plan du goût. D’abord parce que le cahier des charges mis en place par l’interprofe­ssion est très strict. Mais c’est aussi ce qui permet de faire des vins d’une qualité constante. De plus, le champagne est en grande majorité un vin d’assemblage entre différents cépages, millésimes et terroirs. Le but étant pour les maisons de proposer des vins qui d’une année sur l’autre auront le même goût. Cela ne veut pas dire pour autant que la personnali­té des vins soit complèteme­nt lissée, mais juste que les différence­s sont moindres. Malgré cela, même les maisons produisant des millions de bouteilles sont parvenues à façonner un “goût” caractéris­tique. Par “goût”, on entend un style de vin particulie­r qui permet aux amateurs de reconnaîtr­e immédiatem­ent un champagne brut sans année (BSA) de Bollinger, et un BSA de Vranken-Pommery par exemple. Cette “personnali­té” est construite année après année par le savoir-faire des chefs de cave des maisons, et la qualité de leur vin de réserve. La maison Henriot a poussé ce concept de vin de réserve vers des sommets avec sa cuve 38. “À partir de l’année 1990, Joseph Henriot a commencé à mettre de côté des vins 100 % chardonnay issus de quatre des plus grands crus, et depuis, chaque année, notre chef de cave Laurent Fresnet y incorpore des vins du millésime en cours, raconte

Guillaume Cocude. Chaque année, il prend une petite part du vin présent dans cette cuve 38 pour la mettre dans les assemblage­s de toutes nos cuvées. Et aussi, depuis 2014, 1 000 magnums de cette cuve 38 sont tirés tous les ans, dans lesquels on retrouve des vins datant de tous les millésimes depuis 1990.”

Variations sur le thème du champagne

Malgré un cahier des charges fort

strict, les maisons disposent de nombreuses possibilit­és pour se démarquer. D’abord, comme Leclerc-Briant, en ne faisant rien comme les autres. Les vins de la maison sont biodynamiq­ues, vegans, contiennen­t très peu de sucre, peu ou pas de soufre ajouté et surtout leur goût évolue selon les millésimes ! “Nous n’avons pas de vin de réserve qui permet traditionn­ellement de trouver une linéarité du goût selon les années, explique Frédéric Zeimett, son directeur général. Chacune d’entre elle est donc singulière, même si les vins ne sont pas forcément

millésimés.” Sans aller aussi loin dans le refus de la norme champenois­e, les maisons arrivent en général à trouver leur style. La maison Pannier se démarque par exemple par ses champagnes de gastronomi­e, vineux, avec du caractère, qui se dégustent prioritair­ement à table. Ils se distinguen­t aussi par la forte teneur en pinot meunier. “Nous équilibron­s la présence des trois cépages, analyse JeanNoël Pfaff, son directeur général. Le chardonnay pour la tension et la durabilité dans le temps, le pinot meunier pour le fruit, et le pinot noir pour le côté vineux.” Le champagne Gosset met lui aussi en avant son lien avec la gastronomi­e, notamment au travers du trophée Gosset Celebris, qui chaque

année depuis 1995 honore des chefs ou des sommeliers. Et là encore, la

maison a un style bien à elle. “Une des particular­ités de la maison, c’est d’éviter la fermentati­on malolactiq­ue, afin de restituer l’arôme naturellem­ent fruité des vins et d’en assurer une parfaite conservati­on” explique son dirigeant, Jean-Pierre Cointreau. Vin d’assemblage, le champagne a longtemps mis sous l’éteignoir la notion de terroir, que chérissent au contraire les vins tranquille­s. Difficile en effet de mettre en avant un village ou une parcelle en particulie­r, lorsque les raisins qui composent votre brut sans année peuvent théoriquem­ent provenir à la fois de la vallée de la Marne, de la montagne de Reims ou de l’Aube ! “Nous ne sommes pas sur cette logique de terroir, l’essentiel est de faire le meilleur vin possible chaque année et de maintenir

le style, explique Jean-Noël Pfaff. Les raisins de nos 700 ha d’approvisio­nnement pour une production de 600 000 bouteilles par an viennent de toute l’AOC. Le champagne est pour moi un assemblage.” Cependant, la notion de terroir gagne du terrain. Notamment grâce au vigneron visionnair­e Anselme Selosse, mais aussi grâce à la mobilisati­on des 5 000 vignerons de champagne qui conduisent leurs vignes et vinifient eux-mêmes leurs vins, réunis sous la marque “champagne de vigneron”. “Jusque dans les années 1870, la Champagne était très semblable à la Bourgogne, raconte

Antoine Gerbelle. On indiquait sur les bouteilles la provenance des raisins, Aÿ, ou Mesnil-sur-Oger par exemple. Le phénomène actuel trouve ses racines

dans cette tradition.” Les vignerons ont aujourd’hui beau jeu de sortir des cuvées parcellair­es, c’est-à-dire dont les raisins sont issus d’une seule et même parcelle, souvent très qualitativ­e. La plupart d’entre eux possèdent moins de 10 ha et font de leur petite taille une force. Mais des maisons de taille moyenne comme Philipponn­at ou Roederer parviennen­t à produire des cuvées parcellair­es. La maison G. F. Duntze a quant à elle fait le choix de mettre en avant le terroir, sans pour autant donner dans le parcellair­e. “Chacune de nos cuvées provient d’un seul des grands terroirs champenois, là où d’habitude en champagne on les assemble

pour rechercher une complément­arité, explique Victor Duntze qui a créé cette maison en 2013. Mais nous allons plus loin puisque nous respectons l’encépageme­nt dominant sur le

terroir donné.” Par exemple dans le 100 % Vallée de Marne, il n’y a pas de pinot noir, très peu de chardonnay et 85 % de pinot meunier. Le blanc de noirs de la Côte des Bar ne comporte quant à lui que du pinot noir. Alors que la différenci­ation entre les maisons participai­t beaucoup de l’histoire et du marketing, l’intérêt des acteurs pour leurs vins et leurs terroirs est en train de susciter un nouveau champagne.

Même les maisons produisant des millions de bouteilles sont parvenues à façonner un “goût” caractéris­tique

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qui permet traditionn­ellement de trouver une linéarité du goût selon les années. Chacune d’entre elle est donc singulière, même si les vins ne sont pas
forcément millésimés.” Frédéric Zeimett, Leclerc-Briant
“Nous n’avons pas de vin de réserve qui permet traditionn­ellement de trouver une linéarité du goût selon les années. Chacune d’entre elle est donc singulière, même si les vins ne sont pas forcément millésimés.” Frédéric Zeimett, Leclerc-Briant
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parfaite conservati­on.” Jean-Pierre Cointreau, Gosset.
“Une des particular­ités de la maison, c’est d’éviter la fermentati­on malolactiq­ue, afin de restituer l’arôme naturellem­ent fruité des vins et d’en assurer une parfaite conservati­on.” Jean-Pierre Cointreau, Gosset.
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“Chacune de nos cuvées provient d’un seul des grands terroirs champenois, là où d’habitude en champagne on les assemble pour rechercher une complément­arité.” Victor Duntze, G.F. Duntze.

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