Arts funéraires
Organiser ses obsèques de son vivant
À première vue, le champagne peut avoir un petit côté monolithique, la “faute” aux bulles bien sûr, mais aussi à la tradition champenoise qui veut que les vins soient issus d’assemblages de cépages, de lieux de provenance des raisins, et de millésimes. Tout en respectant l’esprit du champagne, la plupart des maisons parviennent à se distinguer les unes des autres via le marketing, le récit de leur histoire et le style de leurs vins. Certaines font le choix d’aller à l’encontre des canons champenois, et encouragent toutes les autres à se remettre en question.
En Champagne, plus en encore que dans les autres régions viticoles françaises, on met avant l’histoire des maisons, des domaines et des marques. Et souvent, ce sont de grands ancêtres aux aptitudes quasi magiques qui sont invoqués par les services marketing et communication des maisons champenoises.
L’art du story-telling Dom Pérignon porte par exemple le nom du moine légendaire qui À première vue, difficile pour une maison de champagne de se démarquer de ses concurrentes sur le plan du goût. D’abord parce que le cahier des charges mis en place par l’interprofession est très strict. aurait, au XVIIe siècle, participé à l’élaboration du champagne tel que nous le connaissons aujourd’hui. Légendaire, car si le moine de l’abbaye de Hautvillers, près d’Epernay, était bien connu de son vivant pour la qualité de ses vins, rien n’indique qu’il ait réellement mis au point la méthode qui rend effervescents les vins tranquilles. Mais qu’importe, le simple fait que cette marque, désormais entrée dans le portefeuille de Moët et Chandon (LVMH), porte ce nom empreint d’histoire lui confère une aura d’authenticité. Veuve Clicquot, là encore une marque de LVMH, porte le nom d’une grande dame du champagne qui a vécu au XIXe siècle et fut la première femme à diriger une maison de champagne. La maison Krug (LVMH encore et toujours !) invoque quant à elle Joseph Krug, fondateur de la marque au XIXe siècle, qui consigna dans un carnet sa vision du champagne avec l’idée que ses descendants s’en inspirent. Et de fait, ce petit carnet “couleur cerise noire” est toujours mis en avant dans la communication de la marque, mais aussi utilisé par les maîtres de chai pour élaborer leurs cuvées. Autre grand ancêtre, de la maison Laurent-Perrier cette fois, Bernard de Nonancourt. Ce résistant fut à partir de 1949 à l’origine de bien des audaces dans le monde alors corseté du champagne, puisqu’il lança notamment des cuvées rosées et des cuvées non dosées, à une époque où cela se faisait peu – ou pas. “Les maisons de champagne ont besoin de mettre en avant une histoire romancée parce qu’elles évoluent dans l’univers du luxe, de la fête, elles doivent faire rêver” explique Antoine Gerbelle, fondateur de la WebTV
consacrée au vin Tellement soif. “Et c’est efficace, car même lorsque des marques de champagne sont vendues, rachetées, dépecées et deviennent des coquilles vides, elles conservent une histoire à raconter et un puissant argument marketing.” La plupart des maisons d’importance ont plusieurs fois changé de mains et font maintenant partie de grands groupes. Souvent, les familles fondatrices restent tout de même associées à la marque. Ainsi Olivier Krug est-il aujourd’hui directeur de la maison qui porte son nom, alors que la présidence est assurée par Margareth Henriquez et le groupe LVMH. Mais certaines maisons restent toutefois “familiales”, c’est-à-dire dirigée et possédée par les descendants directs du fondateur ou de la fondatrice. “Nous sommes une entreprise réellement familiale depuis 1808, et l’indépendance qui en découle est une valeur très importante pour la maison, explique Guillaume Cocude, directeur général de Champagne Henriot. Cela nous permet par exemple de privilégier le chardonnay, mais aussi d’avoir le luxe de réfléchir à long terme, de faire vieillir les vins…”
À la recherche du “goût”
À première vue, difficile pour une maison de champagne de se démarquer de ses concurrentes sur le plan du goût. D’abord parce que le cahier des charges mis en place par l’interprofession est très strict. Mais c’est aussi ce qui permet de faire des vins d’une qualité constante. De plus, le champagne est en grande majorité un vin d’assemblage entre différents cépages, millésimes et terroirs. Le but étant pour les maisons de proposer des vins qui d’une année sur l’autre auront le même goût. Cela ne veut pas dire pour autant que la personnalité des vins soit complètement lissée, mais juste que les différences sont moindres. Malgré cela, même les maisons produisant des millions de bouteilles sont parvenues à façonner un “goût” caractéristique. Par “goût”, on entend un style de vin particulier qui permet aux amateurs de reconnaître immédiatement un champagne brut sans année (BSA) de Bollinger, et un BSA de Vranken-Pommery par exemple. Cette “personnalité” est construite année après année par le savoir-faire des chefs de cave des maisons, et la qualité de leur vin de réserve. La maison Henriot a poussé ce concept de vin de réserve vers des sommets avec sa cuve 38. “À partir de l’année 1990, Joseph Henriot a commencé à mettre de côté des vins 100 % chardonnay issus de quatre des plus grands crus, et depuis, chaque année, notre chef de cave Laurent Fresnet y incorpore des vins du millésime en cours, raconte
Guillaume Cocude. Chaque année, il prend une petite part du vin présent dans cette cuve 38 pour la mettre dans les assemblages de toutes nos cuvées. Et aussi, depuis 2014, 1 000 magnums de cette cuve 38 sont tirés tous les ans, dans lesquels on retrouve des vins datant de tous les millésimes depuis 1990.”
Variations sur le thème du champagne
Malgré un cahier des charges fort
strict, les maisons disposent de nombreuses possibilités pour se démarquer. D’abord, comme Leclerc-Briant, en ne faisant rien comme les autres. Les vins de la maison sont biodynamiques, vegans, contiennent très peu de sucre, peu ou pas de soufre ajouté et surtout leur goût évolue selon les millésimes ! “Nous n’avons pas de vin de réserve qui permet traditionnellement de trouver une linéarité du goût selon les années, explique Frédéric Zeimett, son directeur général. Chacune d’entre elle est donc singulière, même si les vins ne sont pas forcément
millésimés.” Sans aller aussi loin dans le refus de la norme champenoise, les maisons arrivent en général à trouver leur style. La maison Pannier se démarque par exemple par ses champagnes de gastronomie, vineux, avec du caractère, qui se dégustent prioritairement à table. Ils se distinguent aussi par la forte teneur en pinot meunier. “Nous équilibrons la présence des trois cépages, analyse JeanNoël Pfaff, son directeur général. Le chardonnay pour la tension et la durabilité dans le temps, le pinot meunier pour le fruit, et le pinot noir pour le côté vineux.” Le champagne Gosset met lui aussi en avant son lien avec la gastronomie, notamment au travers du trophée Gosset Celebris, qui chaque
année depuis 1995 honore des chefs ou des sommeliers. Et là encore, la
maison a un style bien à elle. “Une des particularités de la maison, c’est d’éviter la fermentation malolactique, afin de restituer l’arôme naturellement fruité des vins et d’en assurer une parfaite conservation” explique son dirigeant, Jean-Pierre Cointreau. Vin d’assemblage, le champagne a longtemps mis sous l’éteignoir la notion de terroir, que chérissent au contraire les vins tranquilles. Difficile en effet de mettre en avant un village ou une parcelle en particulier, lorsque les raisins qui composent votre brut sans année peuvent théoriquement provenir à la fois de la vallée de la Marne, de la montagne de Reims ou de l’Aube ! “Nous ne sommes pas sur cette logique de terroir, l’essentiel est de faire le meilleur vin possible chaque année et de maintenir
le style, explique Jean-Noël Pfaff. Les raisins de nos 700 ha d’approvisionnement pour une production de 600 000 bouteilles par an viennent de toute l’AOC. Le champagne est pour moi un assemblage.” Cependant, la notion de terroir gagne du terrain. Notamment grâce au vigneron visionnaire Anselme Selosse, mais aussi grâce à la mobilisation des 5 000 vignerons de champagne qui conduisent leurs vignes et vinifient eux-mêmes leurs vins, réunis sous la marque “champagne de vigneron”. “Jusque dans les années 1870, la Champagne était très semblable à la Bourgogne, raconte
Antoine Gerbelle. On indiquait sur les bouteilles la provenance des raisins, Aÿ, ou Mesnil-sur-Oger par exemple. Le phénomène actuel trouve ses racines
dans cette tradition.” Les vignerons ont aujourd’hui beau jeu de sortir des cuvées parcellaires, c’est-à-dire dont les raisins sont issus d’une seule et même parcelle, souvent très qualitative. La plupart d’entre eux possèdent moins de 10 ha et font de leur petite taille une force. Mais des maisons de taille moyenne comme Philipponnat ou Roederer parviennent à produire des cuvées parcellaires. La maison G. F. Duntze a quant à elle fait le choix de mettre en avant le terroir, sans pour autant donner dans le parcellaire. “Chacune de nos cuvées provient d’un seul des grands terroirs champenois, là où d’habitude en champagne on les assemble
pour rechercher une complémentarité, explique Victor Duntze qui a créé cette maison en 2013. Mais nous allons plus loin puisque nous respectons l’encépagement dominant sur le
terroir donné.” Par exemple dans le 100 % Vallée de Marne, il n’y a pas de pinot noir, très peu de chardonnay et 85 % de pinot meunier. Le blanc de noirs de la Côte des Bar ne comporte quant à lui que du pinot noir. Alors que la différenciation entre les maisons participait beaucoup de l’histoire et du marketing, l’intérêt des acteurs pour leurs vins et leurs terroirs est en train de susciter un nouveau champagne.
Même les maisons produisant des millions de bouteilles sont parvenues à façonner un “goût” caractéristique