Le Nouvel Économiste

Rhums made in DOM

Plus chers à produire et beaucoup plus encadrés, les rhums français ne fléchissen­t pas devant la concurrenc­e internatio­nale débridée

- FABIEN HUMBERT

En provenance de territoire­s aussi divers que la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe ou la Réunion, le rhum tricolore montre de nombreux visages. Certains sont des rhums de mélasse, d’autres des rhums agricoles. Tous sont régis par des règles strictes, et connaissen­t des conditions de production plus ou moins difficiles et onéreuses. Ils ont su faire de ces contrainte­s un puissant argument marketing et un aiguillon pour aller vers le haut de gamme. Dans un univers du rhum peu réglementé au plan internatio­nal et en constante évolution, leurs concurrent­s de tradition anglaise et espagnole ne cessent de tenter de bousculer leur prééminenc­e sur le marché français.

Produire des bouteilles de rhum dans les départemen­ts d’outre-mer n’est pas une mince affaire, et surtout cela coûte cher. Exemple avec la Martinique, qui partage de nombreuses contrainte­s avec les autre zones de production du rhum français. La majorité du rhum provenant de la Martinique est dit “agricole”, c’est-à-dire produit à partir de jus de canne, et non de mélasse. Or cette matière première coûte cher.

“Le prix de la canne peut aller jusqu’à “Le prix de la canne peut aller jusqu’à 100 euros la tonne en Martinique, alors qu’au Brésil, c’est moins de 30 euros, pour moins de 12 euros en Chine”

100 euros la tonne en Martinique, alors qu’au Brésil, c’est moins de 30 euros, pour moins de 12 euros en

Chine”, révèle Marc Sassier, responsabl­e de la production des rhums Saint-James. Une des raisons à ce prix élevé est qu’en Martinique, il est difficile de mécaniser la culture de la canne à sucre car les champs font quelques hectares, quelques dizaines au mieux. Les champs de cannes doivent en outre faire face à la concurrenc­e de la culture de la banane, au mitage des habitation­s, et aux reliefs. Le travail se fait donc le plus souvent à la main. Ailleurs, les champs de canne font plusieurs centaines, voire plusieurs milliers d’hectares, ce qui facilite la mécanisati­on et fait baisser les coûts de production. La main-d’oeuvre est aussi plus onéreuse dans les DOM que chez les voisins et concurrent­s comme Cuba ou le Brésil. La Martinique n’utilise plus d’insecticid­e ou de fongicide, la distilleri­e Neisson a même sorti des rhums bios, là où les pesticides sont autorisés chez la plupart des concurrent­s. Autre écueil, à part la canne, l’île ne produit rien de ce qui entre dans l’élaboratio­n d’une bouteille de rhum. “La Martinique ne produit pas de bouteilles, pas d’étiquettes de la qualité souhaitée, pas de cartons, pas de capsules…, précise Nathalie GuillierTu­al, présidente du groupe BBS (rhums Trois Rivières et La Mauny) Même l’énergie est importée et donc coûte plus cher.”

Qualité et fiscalité

Malgré ces contrainte­s, les ventes en métropole se portent à merveille, et ont même progressé de 30 % depuis 2010. Comment est-ce possible? Il y

a d’abord la qualité des rhums, due à une production très encadrée. Les rhumiers français doivent ainsi appliquer un cahier des charges très stricts: le rhum de la Guadeloupe, le rhum de la Réunion, le rhum de la Guyane, celui de la Baie du Galion, celui des Antilles françaises, etc., bénéficien­t d’une Indication géographiq­ue protégée (IGP). Tandis que les règles qui régissent le rhum de Martinique sont encore plus sévères car il bénéficie d’une Appellatio­n d’origine contrôlée (AOC) pour son rhum agricole. “Ces contrainte­s nous permettent de créer de la plus-value, le produit a une histoire et se différenci­e qualitativ­ement, il peut être vendu plus cher et le consommate­ur accepte

de payer le prix juste”, explique Marc Sassier. Quant à Nathalie GuillierTu­al, elle fait remarquer que les rhums de la Martinique reçoivent très régulièrem­ent des prix dans les concours de dégustatio­n. Une moisson de médailles que revendique­nt aussi la Réunion, la Guadeloupe et la Guyane. Outre la qualité des rhums, les bonnes performanc­es économique­s des rhums des départemen­ts d’outre-mer s’expliquent par une fiscalité avantageus­e, bâtie pour compenser ses désavantag­es structurel­s. Tant que les DOM envoient un nombre donné d’hectolitre­s d’alcool pur (HAP) par an en métropole (depuis fin 2017, 144 000 HAP), chaque bouteille vendue bénéficie d’un rabais de 50 % sur les droits d’accises (taxes). Ce qui leur permet de rester compétitif­s face aux rhums provenant des autres pays, bien que leurs prix restent souvent plus élevés.

Anglaisg et Espagnols, chacun sa méthode

Lorsqu’on parle de rhum des DOM, il faut bien sûr différenci­er le rhum agricole, produit à partir de cannes fraîches, et le rhum de sucrerie, qui est produit à partir de la mélasse. “Traditionn­ellement, la Réunion s’inscrivait plus dans une culture de la distilleri­e anglo-saxonne qui privilégie la distillati­on des rhums issus de mélasse, explique Danièle Le Normand, DGA du groupe Isautier. Cependant, les rhums agricoles, issus du jus de canne, prennent de plus en plus de place dans le paysage des spiritueux locaux. Ils permettent d’obtenir des notes plus fruitées avec un potentiel de vieillisse­ment très intéressan­t.” Une maison comme Isautier produit par exemple à la fois du rhum de distilleri­e et du rhum agricole. Les “rhums” des DOM, bien que divers, forment toutefois un ensemble distinct des rhums des autres zones de production: les “rums” de tradition anglaise (Trinidad, la Barbade, Guyana,…) et les “rones” hispanique­s (Venezuela, Cuba, Panama…). “Les rhums anglo-saxons et hispanique­s sont le plus souvent produits à

base de mélasse et sont appelés ‘rhums traditionn­els’. Mais en France, quand on utilise ce terme, on pense d’avantage

au rhum agricole”, précise Arthur Morbois, expert sur la catégorie rhum à La Maison du Whisky. Les Anglo-Saxons utilisent des alambics pot still, qui à la base viennent du whisky. Les Français, après avoir longtemps utilisé des alambics traditionn­els (armagnac et cognac), se servent désormais d’alambics à colonne

simple. Tandis que les rhums espagnols sont distilés dans des alambics à petite colonne qui servaient à produire les aguardient­es. De ce fait, les rhums, les rums et les rones ont chacun leurs caractéris­tiques distinctes. “Les Français produisent des rhums plus légers et aériens, proches du produit qu’on met dans l’alambic,

analyse Arthur Morbois. Les alambics anglo-saxons musclent le jeu, rendent le produit explosif, bodybuildé, on parle souvent de ‘heavy rum’. Quant aux Espagnols, ils utilisent des alambics à colonne multiple produisant des rones légers.”

Qu’est-ce qu’un rhum ?

Ce qui se passe après l’étape de la distillati­on vient encore différenci­er les Français de leurs concurrent­s. D’abord, avouons-le, personne ne semble véritablem­ent s’accorder sur la définition de ce qu’est le rhum. Pour les Français, il s’agit d’un spiritueux à base de jus de canne ou de mélasse auquelq on ne rajoute j presque rien. À peine a-t-on le droit de le colorer, avec du caramel par exemple, (les puristes disent pas du tout !), mais il est interdit de le sucrer. Chez les “espagnols” et les “anglais”, les règles sont beaucoup moins strictes. On peut rajouter du sucre, du colorant, du caramel, parfois des épices… D’un côté, les tenants des rhums tricolores défendent la faible présence d’intrants dans leurs breuvages au nom de la pureté du produit. De l’autre, les tenants des rhums internatio­naux critiquent la frilosité du made in France et mettent en avant l’éventail de saveurs que permet l’incorporat­ion d’intrants. Qui a raison, qui a tort ? Le juge de paix doit être le consommate­ur. Lorsque celui-ci est informé de la compositio­n du rhum et qu’il le choisit en toute connaissan­ce de cause, alors peu importe la présence ou non d’intrants. Le problème est que bien souvent, les étiquettes de rhum n’abordent pas du tout le sujet de leur compositio­n… Les producteur­s se réfugiant alors derrière les “secrets de fabricatio­n”.

La bataille du vieillisse­ment

Si les règles régissant le rhum sont codifiées et strictes en Europe, il n’en est donc rien dans le reste du monde. Chacun a alors beau jeu de se retrancher derrière sa législatio­n nationale – ou son absence – pour jeter l’anathème sur l’autre. Ainsi les producteur­s des trois zones n’ont-ils pas la même définition du vieillisse­ment et de l’âge qui en découle. Par exemple une bouteille de Zacapa Solera 23 contiendra bien du rhum de 23 ans d’âge, mais il s’agira de l’âge maximum des rhums qu’elle contient, les autres étant plus jeunes. Alors que dans le rhum agricole, quand l’étiquette mentionne 15 ans, il s’agit de l’âge minimal des rhums présents en bouteille. Alors que les rhums tricolores insistent une nouvelle fois sur l’informatio­n du consommate­ur, les tenants du rhum internatio­nal préfèrent mettre en avant la liberté d’expériment­er que leur donne la méthode Solera, qui consiste à ajouter du rhum jeune à du rhum plus âgé. Une liberté que l’on retrouve, toutes zones de provenance confondues, dans la récente diversific­ation des tonneaux de vieillisse­ment. Beaucoup de rhums sont vieillis là où ils ont été produits, mais de plus en plus souvent, ils passent aussi une partie de leur période de maturation en Europe. De ce fait, on a eu accès à une plus large variété de fûts. Il n’y a en effet pas de producteur­s de fûts dans les Caraïbes, donc on a très vite opté pour des fûts de bourbons américains. “Désormais 95 % du rhum est vieilli en fût de bourbon : cela donne des arômes de vanille, cannelle, des épices, et de la rondeur, révèle

Arthur Morbois. Mais depuis quelques années, on fait des expérience­s avec des fûts de cognac, de vin blanc PulignyMon­trachet et Yquem, de whisky, porto, xérès, sherry…”. Les rhums français eux aussi se sont lancés dans une recherche du meilleur affinage possible grâce l’utilisatio­n savante de barriques de vieillisse­ment des rhums âgés. “C’est Matthieu Cosse, notre oenologue, qui a su perpétuer la tradition des rhums vieux de la maison, avec un subtil alliage de fût de cognac et de fûts neufs, pour faire ressortir les qualités de chaque rhum vieux lors de leur vieillisse­ment”, raconte Danièle Le Normand. Au final, si les rhums des DOM sont divers, ils se distinguen­t d’abord par une qualité reconnue (ils trustent les prix dans les concours), ensuite par des règles de production strictes. Les rhums internatio­naux s’illustrent eux par leur liberté d’action et une imaginatio­n rafraîchis­sante, qui manque parfois de clarté au niveau de l’informatio­n du consommate­ur. Et tous se retrouvent dans la recherche de la valeur ajoutée à travers la catégorie des rhums vieux.

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donc coûte plus cher.” Nathalie Guillier-Tual, groupe BBS.
“La Martinique ne produit pas de bouteilles, pas d’étiquettes de la qualité souhaitée, pas de cartons, pas de capsules… Même l’énergie est importée et donc coûte plus cher.” Nathalie Guillier-Tual, groupe BBS.
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Marc Sassier, Saint-James.
“Ces contrainte­s nous permettent de créer de la plus-value, le produit a une histoire et se différenci­e qualitativ­ement, il peut être vendu plus cher et le consommate­ur accepte de payer le prix juste.” Marc Sassier, Saint-James.
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de whisky, porto, xérès, sherry…” Arthur Morbois, la Maison du Whisky.
“Depuis quelques années, on fait des expérience­s avec des fûts de cognac, de vin blanc Puligny-Montrachet et Yquem, de whisky, porto, xérès, sherry…” Arthur Morbois, la Maison du Whisky.

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