Rhums made in DOM
Plus chers à produire et beaucoup plus encadrés, les rhums français ne fléchissent pas devant la concurrence internationale débridée
En provenance de territoires aussi divers que la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe ou la Réunion, le rhum tricolore montre de nombreux visages. Certains sont des rhums de mélasse, d’autres des rhums agricoles. Tous sont régis par des règles strictes, et connaissent des conditions de production plus ou moins difficiles et onéreuses. Ils ont su faire de ces contraintes un puissant argument marketing et un aiguillon pour aller vers le haut de gamme. Dans un univers du rhum peu réglementé au plan international et en constante évolution, leurs concurrents de tradition anglaise et espagnole ne cessent de tenter de bousculer leur prééminence sur le marché français.
Produire des bouteilles de rhum dans les départements d’outre-mer n’est pas une mince affaire, et surtout cela coûte cher. Exemple avec la Martinique, qui partage de nombreuses contraintes avec les autre zones de production du rhum français. La majorité du rhum provenant de la Martinique est dit “agricole”, c’est-à-dire produit à partir de jus de canne, et non de mélasse. Or cette matière première coûte cher.
“Le prix de la canne peut aller jusqu’à “Le prix de la canne peut aller jusqu’à 100 euros la tonne en Martinique, alors qu’au Brésil, c’est moins de 30 euros, pour moins de 12 euros en Chine”
100 euros la tonne en Martinique, alors qu’au Brésil, c’est moins de 30 euros, pour moins de 12 euros en
Chine”, révèle Marc Sassier, responsable de la production des rhums Saint-James. Une des raisons à ce prix élevé est qu’en Martinique, il est difficile de mécaniser la culture de la canne à sucre car les champs font quelques hectares, quelques dizaines au mieux. Les champs de cannes doivent en outre faire face à la concurrence de la culture de la banane, au mitage des habitations, et aux reliefs. Le travail se fait donc le plus souvent à la main. Ailleurs, les champs de canne font plusieurs centaines, voire plusieurs milliers d’hectares, ce qui facilite la mécanisation et fait baisser les coûts de production. La main-d’oeuvre est aussi plus onéreuse dans les DOM que chez les voisins et concurrents comme Cuba ou le Brésil. La Martinique n’utilise plus d’insecticide ou de fongicide, la distillerie Neisson a même sorti des rhums bios, là où les pesticides sont autorisés chez la plupart des concurrents. Autre écueil, à part la canne, l’île ne produit rien de ce qui entre dans l’élaboration d’une bouteille de rhum. “La Martinique ne produit pas de bouteilles, pas d’étiquettes de la qualité souhaitée, pas de cartons, pas de capsules…, précise Nathalie GuillierTual, présidente du groupe BBS (rhums Trois Rivières et La Mauny) Même l’énergie est importée et donc coûte plus cher.”
Qualité et fiscalité
Malgré ces contraintes, les ventes en métropole se portent à merveille, et ont même progressé de 30 % depuis 2010. Comment est-ce possible? Il y
a d’abord la qualité des rhums, due à une production très encadrée. Les rhumiers français doivent ainsi appliquer un cahier des charges très stricts: le rhum de la Guadeloupe, le rhum de la Réunion, le rhum de la Guyane, celui de la Baie du Galion, celui des Antilles françaises, etc., bénéficient d’une Indication géographique protégée (IGP). Tandis que les règles qui régissent le rhum de Martinique sont encore plus sévères car il bénéficie d’une Appellation d’origine contrôlée (AOC) pour son rhum agricole. “Ces contraintes nous permettent de créer de la plus-value, le produit a une histoire et se différencie qualitativement, il peut être vendu plus cher et le consommateur accepte
de payer le prix juste”, explique Marc Sassier. Quant à Nathalie GuillierTual, elle fait remarquer que les rhums de la Martinique reçoivent très régulièrement des prix dans les concours de dégustation. Une moisson de médailles que revendiquent aussi la Réunion, la Guadeloupe et la Guyane. Outre la qualité des rhums, les bonnes performances économiques des rhums des départements d’outre-mer s’expliquent par une fiscalité avantageuse, bâtie pour compenser ses désavantages structurels. Tant que les DOM envoient un nombre donné d’hectolitres d’alcool pur (HAP) par an en métropole (depuis fin 2017, 144 000 HAP), chaque bouteille vendue bénéficie d’un rabais de 50 % sur les droits d’accises (taxes). Ce qui leur permet de rester compétitifs face aux rhums provenant des autres pays, bien que leurs prix restent souvent plus élevés.
Anglaisg et Espagnols, chacun sa méthode
Lorsqu’on parle de rhum des DOM, il faut bien sûr différencier le rhum agricole, produit à partir de cannes fraîches, et le rhum de sucrerie, qui est produit à partir de la mélasse. “Traditionnellement, la Réunion s’inscrivait plus dans une culture de la distillerie anglo-saxonne qui privilégie la distillation des rhums issus de mélasse, explique Danièle Le Normand, DGA du groupe Isautier. Cependant, les rhums agricoles, issus du jus de canne, prennent de plus en plus de place dans le paysage des spiritueux locaux. Ils permettent d’obtenir des notes plus fruitées avec un potentiel de vieillissement très intéressant.” Une maison comme Isautier produit par exemple à la fois du rhum de distillerie et du rhum agricole. Les “rhums” des DOM, bien que divers, forment toutefois un ensemble distinct des rhums des autres zones de production: les “rums” de tradition anglaise (Trinidad, la Barbade, Guyana,…) et les “rones” hispaniques (Venezuela, Cuba, Panama…). “Les rhums anglo-saxons et hispaniques sont le plus souvent produits à
base de mélasse et sont appelés ‘rhums traditionnels’. Mais en France, quand on utilise ce terme, on pense d’avantage
au rhum agricole”, précise Arthur Morbois, expert sur la catégorie rhum à La Maison du Whisky. Les Anglo-Saxons utilisent des alambics pot still, qui à la base viennent du whisky. Les Français, après avoir longtemps utilisé des alambics traditionnels (armagnac et cognac), se servent désormais d’alambics à colonne
simple. Tandis que les rhums espagnols sont distilés dans des alambics à petite colonne qui servaient à produire les aguardientes. De ce fait, les rhums, les rums et les rones ont chacun leurs caractéristiques distinctes. “Les Français produisent des rhums plus légers et aériens, proches du produit qu’on met dans l’alambic,
analyse Arthur Morbois. Les alambics anglo-saxons musclent le jeu, rendent le produit explosif, bodybuildé, on parle souvent de ‘heavy rum’. Quant aux Espagnols, ils utilisent des alambics à colonne multiple produisant des rones légers.”
Qu’est-ce qu’un rhum ?
Ce qui se passe après l’étape de la distillation vient encore différencier les Français de leurs concurrents. D’abord, avouons-le, personne ne semble véritablement s’accorder sur la définition de ce qu’est le rhum. Pour les Français, il s’agit d’un spiritueux à base de jus de canne ou de mélasse auquelq on ne rajoute j presque rien. À peine a-t-on le droit de le colorer, avec du caramel par exemple, (les puristes disent pas du tout !), mais il est interdit de le sucrer. Chez les “espagnols” et les “anglais”, les règles sont beaucoup moins strictes. On peut rajouter du sucre, du colorant, du caramel, parfois des épices… D’un côté, les tenants des rhums tricolores défendent la faible présence d’intrants dans leurs breuvages au nom de la pureté du produit. De l’autre, les tenants des rhums internationaux critiquent la frilosité du made in France et mettent en avant l’éventail de saveurs que permet l’incorporation d’intrants. Qui a raison, qui a tort ? Le juge de paix doit être le consommateur. Lorsque celui-ci est informé de la composition du rhum et qu’il le choisit en toute connaissance de cause, alors peu importe la présence ou non d’intrants. Le problème est que bien souvent, les étiquettes de rhum n’abordent pas du tout le sujet de leur composition… Les producteurs se réfugiant alors derrière les “secrets de fabrication”.
La bataille du vieillissement
Si les règles régissant le rhum sont codifiées et strictes en Europe, il n’en est donc rien dans le reste du monde. Chacun a alors beau jeu de se retrancher derrière sa législation nationale – ou son absence – pour jeter l’anathème sur l’autre. Ainsi les producteurs des trois zones n’ont-ils pas la même définition du vieillissement et de l’âge qui en découle. Par exemple une bouteille de Zacapa Solera 23 contiendra bien du rhum de 23 ans d’âge, mais il s’agira de l’âge maximum des rhums qu’elle contient, les autres étant plus jeunes. Alors que dans le rhum agricole, quand l’étiquette mentionne 15 ans, il s’agit de l’âge minimal des rhums présents en bouteille. Alors que les rhums tricolores insistent une nouvelle fois sur l’information du consommateur, les tenants du rhum international préfèrent mettre en avant la liberté d’expérimenter que leur donne la méthode Solera, qui consiste à ajouter du rhum jeune à du rhum plus âgé. Une liberté que l’on retrouve, toutes zones de provenance confondues, dans la récente diversification des tonneaux de vieillissement. Beaucoup de rhums sont vieillis là où ils ont été produits, mais de plus en plus souvent, ils passent aussi une partie de leur période de maturation en Europe. De ce fait, on a eu accès à une plus large variété de fûts. Il n’y a en effet pas de producteurs de fûts dans les Caraïbes, donc on a très vite opté pour des fûts de bourbons américains. “Désormais 95 % du rhum est vieilli en fût de bourbon : cela donne des arômes de vanille, cannelle, des épices, et de la rondeur, révèle
Arthur Morbois. Mais depuis quelques années, on fait des expériences avec des fûts de cognac, de vin blanc PulignyMontrachet et Yquem, de whisky, porto, xérès, sherry…”. Les rhums français eux aussi se sont lancés dans une recherche du meilleur affinage possible grâce l’utilisation savante de barriques de vieillissement des rhums âgés. “C’est Matthieu Cosse, notre oenologue, qui a su perpétuer la tradition des rhums vieux de la maison, avec un subtil alliage de fût de cognac et de fûts neufs, pour faire ressortir les qualités de chaque rhum vieux lors de leur vieillissement”, raconte Danièle Le Normand. Au final, si les rhums des DOM sont divers, ils se distinguent d’abord par une qualité reconnue (ils trustent les prix dans les concours), ensuite par des règles de production strictes. Les rhums internationaux s’illustrent eux par leur liberté d’action et une imagination rafraîchissante, qui manque parfois de clarté au niveau de l’information du consommateur. Et tous se retrouvent dans la recherche de la valeur ajoutée à travers la catégorie des rhums vieux.