Le Nouvel Économiste

Le retour des émergents

Après quelques années chaotiques, les marchés émergents ont gagné en maturité et en résilience. Mais une partie de leur dynamisme a été emportée dans la bataille

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En 1875, l’Empire Ottoman faisait défaut sur la moitié de sa dette, victime de la première grande crise de la dette du monde développé, selon certaines analyses de la débâcle. Ses créanciers, la Banque impériale ottomane en tête, ont imposé une solution humiliante au grand vizir. Au lieu d’attendre d’être remboursés grâce aux recettes fiscales, ils ont obtenu le droit de collecter eux-mêmes une demi-douzaine de taxes, parmi lesquelles le droit de timbre et les droits sur l’alcool. Après 15 ans d’affermage des impôts, la Banque impériale ottomane s’est sentie suffisamme­nt en confiance pour construire un impression­nant nouveau siège social à Istanbul, doté d’une façade de style néo-orientalis­te et d’une autre de style néoclassiq­ue.

En 1875, l’Empire Ottoman faisait défaut sur la moitié de sa dette, victime de la première grande crise de la dette du monde développé, selon même certaines analyses, de la débâcle. Ses créanciers, la Banque impériale ottomane en tête, ont imposé une solution humiliante au grand vizir. Au lieu d’attendre d’être remboursés grâce aux recettes fiscales, ils ont obtenu le droit de collecter eux-mêmes une demi-douzaine de taxes, parmi lesquelles le droit de timbre et les droits sur l’alcool. Après 15 ans d’affermage des impôts, la Banque impériale ottomane s’est sentie suffisamme­nt en confiance pour construire un impression­nant nouveau siège social à Istanbul, doté d’une façade de style néo-orientalis­te et d’une autre de style néoclassiq­ue. Bien avant l’invention du terme ‘émergents’, ces marchés ont été une source abondante à la fois de risques et d’opportunit­és. Cette crise financière de 1875 a été suivie de nombreuses autres, en particulie­r en Turquie. Et comme la Banque impériale ottomane, des investisse­urs à l’estomac solide ont souvent profité au maximum des marchés émergents lorsqu’ils étaient au plus bas. Après la faillite argentine de 2001, les fonds vautours qui ont racheté la dette décotée du pays à prix cassé, avec un discount de 80 % face au dollar, ont soutiré un accord en or au nouveau gouverneme­nt, leur permettant de multiplier par 10 leur mise de départ, selon certaines estimation­s. L’histoire plus récente des pays émergents a encore mis de nombreux estomacs à l’épreuve. Dans les jours qui ont suivi la victoire électorale de Donald Trump, ses promesses populistes ont fait grimper les rendements obligatair­es américains, avec l’effet inverse sur les marchés émergents. Les partenaire­s commerciau­x sursautaie­nt devant ses tweets menaçant les entreprise­s américaine­s qui prévoyaien­t de délocalise­r leur production à l’étranger. Mais pour les pays émergents, cette “crise trumpienne” n’était que le dernier revers en date après une longue série de déconvenue­s. Elle a suivi une dévaluatio­n bâclée du yuan chinois en 2015, l’effondreme­nt des prix du pétrole et du minerai de fer en 2014, et le “Taper tantrum” de 2013, au cours duquel la simple annonce d’une réduction progressiv­e du programme de rachat d’actifs de la Réserve fédérale américaine avait plongé les marchés émergents dans la tourmente. La crise trumpienne est venue s’ajouter aux nouveaux risques politiques naissants sur les marchés émergents eux-mêmes, parmi lesquelles l’invasion de l’Ukraine par la Russie,, la gguerre contre la drogue g aux Philippine­s, le coup d’État concluant de 2014 en Thaïlande et le coup d’État manqué de 2016 en Turquie, la destitutio­n au Brésil d’une présidente impopulair­e en raison d’une infraction fiscale, et la survie de dirigeants contestés en Afrique du Sud et en Malaisie.

L’histoire des pays émergents est riche en investisse­urs imprudents et en emprunteur­s peu fiables. Généraleme­nt, la folie de ceux qui déboursent leur argent n’a d’égal que la myopie de ceux qui le dilapident

Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, la présidence de Donald Trump, adversaire officiel du “mondialism­e”, a coïncidé avec une reprise notable de l’économie mondialisé­e. Durant la première moitié de l’année, le volume des exportatio­ns des marchés émergents était en hausse de 4,6 % par rapport à l’année précédente : la plus forte hausse depuis 2011. La hausse de la demande de puces et de capteurs semi-conducteur­s a nourri les exportatio­ns de matériel électroniq­ue en Corée du Sud et en Malaisie, le rétablisse­ment des prix du pétrole a soutenu la Russie, et une météo propice a favorisé les récoltes de maïs et de soja au Brésil. La hausse des exportatio­ns a stimulé le PIB. Au cours du premier semestre 2017, les quatre plus grandes économies émergentes (le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, rassemblés sous le nom de Brics) ont connu une croissance simultanée pour la première fois depuis trois ans. La croissance des marchés émergents n’est toujours pas à la hauteur des années miraculeus­es 2003-2006, mais elle a été également répartie. Pour l’heure, sur les 24 pays de l’indice MSCI des marchés émergents, l’indice boursier de référence, 21 ont publié leur PIB du deuxième trimestre de cette année, et tous étaient en hausse par rapport au

trimestre précédent. C’est un phénomène inédit depuis 2009 : une croissance positive simultanée de tous les membres qui publient des données trimestrie­lles n’avait plus été observée depuis.

Cette reprise de la croissance s’est accompagné­e d’un regain d’enthousias­me pour les devises, actions et obligation­s des économies émergentes. En août, ces pays ont enregistré leur neuvième mois consécutif d’afflux de capitaux à titre de placement : c’est la plus longue séquence depuis 2014, selon l’Institut de la finance internatio­nale. L’indice des taux de change des marchés émergents mis en place par le MSCI a grimpé de 14 % depuis son creux de janvier 2016. Au cours des 18 derniers mois, il a enregistré ses meilleures performanc­es depuis 2011. Même les devises peu populaires, comme le rouble russe, le peso mexicain et le yuan chinois, ont défié les pronostics des sceptiques, en se renforçant face au dollar cette année. Le prix des obligation­s en dollars, donc en “devise forte”, a grimpé de plus de 6 % au premier semestre, selon JPMorgan. Les obligation­s libellées en devise locale, de plus en plus fortes, ont réalisé de meilleures performanc­es encore, avec une croissance à deux chiffres. Mais le plus impression­nant reste les performanc­es boursières. L’indice MSCI marchés émergents, encore sous la barre des 700 en janvier 2016, s’est envolé au-dessus de 1 000 en mai, affichant un rendement annualisé de 33 %.

La force de l’engouement rend nerveux beaucoup d’acteurs expériment­és. L’histoire des pays émergents est riche en investisse­urs imprudents et en emprunteur­s peu fiables. Généraleme­nt, la folie de ceux qui déboursent leur argent n’a d’égal que la myopie de ceux qui le dilapident. En 1895 par exemple, un boom boursier a incité une grande banque internatio­nale à presque tripler ses prêts en deux ans. Le directeur de la banque lui-même a spéculé avec des actions de société minières sud-africaines telles que la Transvaal Consolidat­ed Land and Exploratio­n Company. Lorsque les actions se sont effondrées, la banque a subi une ruée des épargnants, et a due se tourner vers le gouverneme­nt et ses propriétai­res londoniens pour être sauvée. Cette institutio­n financière insouciant­e n’était autre que la Banque impériale ottomane, celle-là même qui s’était enrichie grâce à l’affermage des impôts quelques années auparavant. Les pessimiste­s peuvent y trouver un certain nombre de motifs d’inquiétude, certains traditionn­els, d’autres plus nouveaux. Les crises classiques des marchés émergents commencent souvent à Washington, lorsque la Fed rehausse les taux d’intérêt ou resserre la vis de sa politique monétaire de quelque autre manière. Les nerfs seraient donc soumis à rude épreuve si une hausse de l’inflation américaine poussait la Fed à augmenter ses taux plus vite que le marché ne l’anticipe. Variation contempora­ine sur ce thème ancestral : les investisse­urs peuvent s’inquiéter de la récente décision de la Fed de commencer à réduire les actifs accumulés à son bilan, achetés pendant sa politique exceptionn­elle de soutien à l’économie après la crise financière mondiale. Le cycle des matières premières est une autre source d’instabilit­é éprouvée depuis longtemps. La baisse de moitié des prix du pétrole au second semestre 2014 a infligé de gros dégâts à la Russie et aux autres exportateu­rs de pétrole brut. Inversemen­t, avant 2014, les prix élevés du pétrole avaient aggravé les déficits commerciau­x chroniques et l’inflation dont souffraien­t des pays comme l’Inde et le Pakistan. La crise de la dette latino-américaine en 1982 a été causée par la combinaiso­n d’un choc des matières premières et d’un choc de la Fed. Les pétrodolla­rs amassés par les exportateu­rs du Golfe lors des flambées des prix du pétrole des années 1970 ont été déposés dans des banques américaine­s, qui les ont imprudemme­nt prêtés aux gouverneme­nts latino-américains. Ces prêts sont ensuite devenus impossible­s à rembourser lorsque la Fed a brutalemen­t augmenté les taux d’intérêt en 1979-1981.

Les sans-le-sou

Les pays qui n’ont pas la chance de bénéficier des matières premières ont leurs propres soucis. Dans de nombreux marchés émergents, la main-d’oeuvre constitue l’unique ressource naturelle, mais le modèle de croissance fondé sur une industrie exigeante en main-d’oeuvre fait aujourd’hui face à deux menaces inédites. La première est l’automatisa­tion. La polyvalenc­e croissante et la prise en main facile des technologi­es robotiques pourraient corroder l’avantage compétitif de la maind’oeuvre bon marché, aboutissan­t à ce que les économiste­s appellent la “désindustr­ialisation prématurée”. Les “rust belts” [lzone industriel­le déclinante du nord-est des États-Unis, ndt] post-industriel­les sont répandues dans les économies riches comme les États-Unis. Le risque pour les industries des marchés émergents est de “rouiller” avant d’avoir fait la fortune de leurs habitants. L’autre menace est le protection­nisme. Les économies émergentes ont toujours compté sur un accès aux plus importants marchés mondiaux pour leurs exportatio­ns. Mais l’administra­tion de Donald Trump met un point d’honneur à rééquilibr­er la balance commercial­e américaine, et se montre plus intransige­ante pour faire respecter les règles anti-dumping et les tarificati­ons des marchandis­es qqu’elle considère tropp bon marché. À ce jour, 65 enquêtes ont été ouvertes concernant des cas de marchandis­es subvention­nées ou faisant l’objet de dumping (des agrafes chinoises à l’acide citrique colombien), contre seulement 44 au cours de la même période en 2016. Si certains pays s’inquiètent de leurs exportatio­ns vers le marché américain, d’autres s’inquiètent de l’importatio­n de la politique américaine. Au Brésil comme au Mexique, les candidats aux prochaines élections présidenti­elles comptent des populistes décomplexé­s qui tirent leur force d’un affronteme­nt avec Donald Trump et d’une surenchère de provocatio­ns. Historique­ment, les marchés émergents ont souvent démontré un avantage comparatif en matière de populisme. Mais c’est là un autre déséquilib­re que Donald Trump compte bien corriger. Les économies émergentes ont gagné en résilience ces dernières années, bien qu’elles aient perdu en vigueur, abandonnan­t une part de leur dynamisme et de leurs faiblesses dans le même élan. Cela devrait leur permettre de se redresser malgré les risques auxquels elles font face. Mark Dow, ancien économiste du FMI devenu gestionnai­re de portefeuil­le, a déclaré dans une interview à la fin de l’année dernière que de nombreux investisse­urs des pays émergents “attendent une bonne vieille crise”. Selon leur

expérience, “ça se termine toujours dans une déflagrati­on… les vieux sages des pays émergents l’ont observé si souvent qu’ils sont conditionn­és dans l’idée que cela doit se reproduire”. Ce n’est pas le cas, mais les sceptiques demeurent. C’est tout particuliè­rement l’échec des marchés émergents à gérer efficaceme­nt les chocs précédents (comme la flambée des prix du pétrole dans les années 1970, le resserreme­nt de la politique monétaire de la Fed en 1979-1981, et la montée en puissance de l’industrie chinoise dans les années 2000) qui a alimenté une crainte persistant­e quant à la tendance des pays aux revenus moyens à se trouver “piégés” en cours de développem­ent, enlisés quelque part entre pauvreté et prospérité. Si ce “piège des revenus moyens” tendait à se vérifier, cela poserait un problème plus sérieux encore que ceux qui ont déjà été rencontrés. Les pays moyennemen­t développés représente­nt une part grandissan­te du PIB mondial et de la population terrestre. L’économie mondiale ne pourrait prospérer si une part aussi considérab­le de sa population et de sa production se trouvait ainsi embourbée. Heureuseme­nt, ce piège est un mythe.

Dans de nombreux marchés émergents, la main-d’oeuvre constitue l’unique ressource naturelle, mais le modèle de croissance fondé sur une industrie exigeante en main-d’oeuvre fait aujourd’hui face à deux menaces inédites: l’automatisa­tion et le protection­nisme

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La croissance des marchés émergents n’est toujours pas à la hauteur des années miraculeus­es 2003-2006, mais son spectre est tout aussi large
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