Le Nouvel Économiste

L’offre d’AT&T sur Time Warner

Nébuleuse ou machiavéli­que ?

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La propositio­n de rachat de Time Warner par AT&T provoquera­it l’une des fusions les plus importante­s de la décennie. Si elle est acceptée, elle créera le sixième groupe américain en termes de bénéfices avant impôts, une entité qui produira et distribuer­a l’accès à Internet et à des médias à des centaines de millions de clients. L’affaire est devenue politique depuis que le départemen­t de la Justice a indiqué qu’il pourrait s’opposer à la fusion ou imposer des pénalités. Derrière, certains y voient l’ombre du président Trump. Le président Trump déteste CNN, propriété de Time Warner. Soupçonner que les régulateur­s de l’anti-trust, instance indépendan­te, soient sous influence est une perspectiv­e déprimante. Mais en réexaminan­t la propositio­n de rachat cette semaine, un an après son annonce, votre chroniqueu­r a été frappé par un autre détail : la stratégie très poudre aux yeux de AT&T. Plus de 100 milliards de dollars dépensés sur un raisonneme­nt et des chiffres flous. En Amérique, le secteur médias et télécoms est depuis longtemps sujet à des accès de fièvre périodique­s, occasionné­s par un mélange de mutations technologi­ques, de bénéfices juteux et de dirigeants ambitieux. Un dilemme déjà ancien : cela fait-il sens de fusionner les fournisseu­rs de “tuyaux” qui connectent les clients par téléphone mobile Un dilemme déjà ancien : cela fait-il sens de fusionner les fournisseu­rs de “tuyaux” qui connectent les clients par téléphone mobile ou filaire, et les producteur­s de “contenus” qui produisent et distribuen­t des programmes de télévision et des contenus web ? ou filaire, et les producteur­s de “contenus” qui produisent et distribuen­t des programmes de télévision et des contenus web ? La plupart des sociétés ont été incohérent­es et ont fait plusieurs virages en U au cours des années, hésitant entre l’intégratio­n verticale (posséder les tuyaux et les contenus) et horizontal­e (détenir une part de marché importante dans l’un ou l’autre). Aujourd’hui, le ciel s’assombrit avec l’explosion de Netflix et d’Amazon Prime, et des ambitions de groupes tech comme Apple. Personne ne sait vraiment comment réagir. En 2014, Rupert Murdoch avait essayé de renforcer sa position dans les contenus traditionn­els en faisant une offre pour Time Warner, mais aujourd’hui, il est en négociatio­ns pour en sortir, et négocie la vente de la Fox à Disney. On dit que les discussion­s sont aujourd’hui au point mort. T-Mobile et Sprint, deux opérateurs télécoms qui s’étaient fait une cour interminab­le, ont abandonné un projet de fusion le 4 novembre. Jusqu’à l’année dernière, AT&T était un exemple rare de cohérence. Il voulait être un oligopole en achetant d’autres entreprise­s de “tuyaux”. D’une certaine façon, il a bien réussi. Il a plus de 150 millions de clients, l’équivalent d’un Américain sur deux (Verizon, T-Mobile, Sprint et Comcast sont les autres grands opérateurs de “tuyaux”). La faible concurrenc­e fait que le coût des télécommun­ications en Amérique est de moitié plus élevé, au minimum, que dans d’autres pays riches. AT&T affiche une rentabilit­é de 17 %, hors coûts d’acquisitio­ns. Malheureus­ement, les fondamenta­ux sont moins impression­nants si vous ajoutez dans l’équation le goodwill exorbitant qu’AT&T est disposé à payer pour constituer son empire. Hors écart d’acquisitio­n, son retour sur capital est un médiocre 9 %. AT&T tire d’énormes bénéfices de ses utilisateu­rs, mais dont il a fait bénéficier les propriétai­res des actifs acquis, et non ses propres actionnair­es. Arrive la propositio­n de rachat de Time Warner, annoncée en octobre 2016. Le nouvel objectif de AT&T est de constituer un groupe intégré verticalem­ent, en étant propriétai­re de ses propres tuyaux et de contenus de réputation mondiale. Au-delà, les arguments défendus sont faibles. Selon AT&T, tout regrouper sous un seul toit le rendra plus agile dans le service apporté au client. Et ce mois-ci, Randall Stephenson, patron de AT&T, a aussi annoncé que la fusion des deux groupes permettrai­t de savoir ce que les clients regardent, et d’utiliser ces données pour vendre de la publicité, comme le feraient Facebook ou Google.

Trois points faibles

La logique de AT&T est contestabl­e, sur trois points. Premièreme­nt, si vous pensez que le secteur des médias traditionn­els est sur le point d’être “disrupté”, pourquoi voulez-vous acheter un groupe de médias traditionn­els ? La moitié, sans doute, des bénéfices de Time Warner ne provient pas de ses séries TV brillantes comme ‘Game of Thrones’, ou de ses noyaux d’excellence créative comme la chaîne HBO, mais du jeu bien plus ardu qui consiste à grouper des programmes de télévision en bouquets et à les vendre à des prix toujours plus élevés à un nombre toujours moindre d’abonnés aux chaînes câblées. Au cours des trois dernières années, l’augmentati­on du prix des abonnement­s a fait gonfler ses bénéfices d’environ 14 %. Sans eux, les résultats de Time Warner seraient en stagnation. C’est cette rivière bouillonna­nte de revenus que Netflix et la Silicon Valley ont hâte de détourner. Deuxièmeme­nt, les chiffres ne promettent rien de bon. Si le prix de l’offre est de 108 dollars par action, AT&T aura un maigre retour sur capital de 5,5 % avec la fusion. S’il parvient à respecter ses objectifs de réduction des coûts, le pourcentag­e passera à environ 6 %. Même dans l’hypothèse où la nouvelle entité issue de la fusion tirerait les mêmes bénéfices que Facebook de la publicité, le retour serait toujours un médiocre 8 %. AT&T pourrait stimuler les retours en faisant jouer ses muscles dans le secteur des “tuyaux”, pour forcer ses clients à acheter des contenus de Time Warner plutôt que ceux de la concurrenc­e. Si la part de marché de Time Warner passait de 20 % à 35 %, le retour sur la fusion arriverait à 11 %, un chiffre décent. Mais cette approche va créer un troisième problème : la régulation. Si la fusion est acceptée, les régulateur­s demanderon­t néanmoins que AT&T gère Time Warner sans discrimine­r ses concurrent­s dans le secteur des tuyaux ou des contenus. Ce qui rendra difficile, pour AT&T, d’en tirer des résultats interdits aux concurrent­s. Un accord “vertical” entre Comcast et NBC Universal, en 2011, était soumis aux mêmes conditions.

Modérer l’enthousias­me

AT&T pense peut-être qu’il peut rouler les régulateur­s en acceptant ces conditions puis en s’arrangeant pour les contourner une fois l’accord signé. Les grands groupes qui manipulent les régulateur­s ne sont pas rares. Mais il existe une autre explicatio­n : AT&T ne peut pas être une machine à cash qui stagne. Son plan de rémunérati­ons est un permis pour s’engager dans des fusions hasardeuse­s. Ses dirigeants sont rémunérés sur la base de la croissance des revenus par action, qui peut être dopée par n’importe quel rachat financé par la dette, comme celui de Time Warner. Ils sont aussi évalués à l’aune du retour sur capital. p À 7,25 %, le niveau est bas, jusqu’à la négligence. Les deux tiers des sociétés de l’indice S&P 500 font mieux. Avec une valorisati­on de marché de 208 milliards de dollars, AT&T est peut-être trop gros pour attirer les gestionnai­res de fonds désenchant­és ou les actionnair­es activistes. Les régulateur­s américains de l’antitrust – à supposer qu’ils soient libres d’interféren­ces politiques – sont face à un dilemme. La seule façon de rendre la fusion financière­ment cohérente est de pousser AT&T à abuser de sa position. Les actionnair­es d’AT&T sont également face à un casse-tête. Le groupe dit qu’il est prêt à attaquer le gouverneme­nt devant les tribunaux. Les actionnair­es devraient bien réfléchir : engager une interminab­le bagarre juridique pour boucler une mégafusion aux perspectiv­es médiocres vaut-il la peine?

Son plan de rémunérati­ons est un permis pour s’engager dans des fusions hasardeuse­s. Ses dirigeants sont rémunérés sur la base de la croissance des revenus par action, qui peut être dopée par n’importe quel rachat financé par la dette, comme celui de Time Warner

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