Le Nouvel Économiste

ANTONIO GUTERRES, ONU

Secrétaire général des Nations unies Autour d’un poisson au siège de l’ONU, le diplomate parle de son combat pour moderniser un dinosaure bureaucrat­ique

- GILLIAN TET, FT

Le neuvième secrétaire général des Nations unies est assis dans une pièce du 38e étage de la tour de l’ONU à New York et montre une collection de plats en porcelaine blanche, gravés du logo bleu de l’ONU. Et puis il me dit : “Je suis vraiment désolé, la nourriture est insipide,

vraiment insipide”. Je regarde sa silhouette qui se détache sur l’horizon new-yorkais. Avec ce rare moment de franchise, António Manuel de Oliveira Guterres a marqué un point. Nous venons de déjeuner pendant une heure dans sa salle à manger privée, et la nourriture était en effet insipide : une salade terne, un poisson fade et une tarte lourde. Terne, insipide et lourd : des mots qui pourraient s’appliquer à l’ONU. L’ONU n’est pas un lieu où les gens parlent franchemen­t, ils sont prisonnier­s de règles bureaucrat­iques, d’acronymes et des subtilités. La franchise y est dangereuse. En 2004, le secrétaire général de l’époque, Kofi Annan, avait dû se battre avec l’administra­tion Bush pour garder son poste, après avoir osé suggérer dans une interview à la BBC que la guerre contre l’Irak était illégale. Bien que Guterres soit au pouvoir, il est prisonnier du protocole et se sent frustré. Plus que jamais, le monde a besoin d’un leadership mondial et clair. Cette semaine, Guterres était en Europe, essayant de persuader les chefs de gouverneme­nt de s’intéresser davantage au changement climatique. Il a également demandé de l’aide pour faire face à la menace d’une guerre nucléaire dans la péninsule coréenne, à l’instabilit­é croissante au Moyen-Orient, au conflit en Ukraine et aux combats dans le Golfe. Le fait que l’Amérique abandonne le rôle de gendarme mondial qu’elle occupait depuis 1945 a rendu la situation encore plus aiguë : comme Donald Trump l’a expliqué lors de son récent voyage en Asie, sa politique est désormais basée sur le principe de “l’Amérique d’abord”.“La situation est totalement imprévisib­le maintenant en Corée du

Nord” admet M. Guterres. Mais quelqu’un va-t-il l’écouter ? L’ONU est une fois de plus confrontée à une crise de crédibilit­é. Au cours des dernières années, elle a été vue à plusieurs reprises comme une baudruche inefficace ; les Casques bleus de l’ONU présents en République démocratiq­ue du Congo ont été accusés d’abus sexuels et certains responsabl­es ont été accusés de corruption dans diverses parties du monde. Alors que les précédents secrétaire­s généraux de l’ONU – comme Kofi Annan ou Boutros Boutros-Ghali – essayaient de marquer leur époque, le dernier en date, Ban Ki-moon, était quasiment invisible : plus secrétaire que général, comme les critiques des précédente­s administra­tions des Nations unies aimaient à le souligner. En théorie, Guterres est bien placé pour faire mieux que Ban Ki-moon. Il a passé la dernière décennie à la tête du Haut Commissari­at des Nations unies pour les réfugiés, qu’il a restructur­é avec un certain succès, et il a obtenu le soutien politique de plusieurs pays pour défendre les réfugiés. Mais en tant qu’ancien Premier ministre du Portugal, Guterres n’a pas le tempéramen­t tumultueux de Trump.

“Je ne suis pas un profession­nel de Twitter”, dit-il. Il n’a pas non plus le style de direction autoritair­e de dirigeants tels que Xi Jinping ou Vladimir Poutine. Il doit plutôt travailler avec la bénédictio­n du Conseil de sécurité de l’ONU, et sous la contrainte de ses membres permanents. Alors, un chef qui ne peut pas agir à sa guise peut-il réellement relancer l’ONU ?

Guterres, le politique humanitair­e

Vêtu d’un sobre costume sombre et d’une cravate rouge, l’homme de 68 ans qui me reçoit a l’air d’un curé ou d’un professeur d’université. Je lui dis que je suis déjà entré dans cette salle à manger privée, quand j’ai interviewé Ban Ki-moon. A-t-il pensé à changer le décor ? Guterres secoue la tête. Il voudrait accrocher de l’art contempora­in portugais sur les murs lambrissés. Sa deuxième femme est ministre de la Culture dans sa ville natale de Lisbonne. Mais il n’a pas encore franchi les obstacles bureaucrat­iques qui doivent être surmontés pour le faire.

“Cela prend du temps – tout prend du temps”, dit-il en riant. Il s’assied sur une chaise dotée d’un support lombaire ; tous ses voyages en avion semblent peser sur lui. Un serveur apparaît avec du vin rouge. “De la vallée du Douro”, observe Guterres. “À mon avis, c’est le meilleur vin de table portugais. 2011 a été une excellente année. 2013 a été une bonne année. 2012 a été une année très moyenne.” Il fait une pause et soupire. “C’est un 2012.” Il suggère que je goûte plutôt le vin blanc. Je goûte : il semble parfaiteme­nt agréable à mon palais de non-expert. Cependant l’entrée – une assiette de salade verte – n’a aucun goût. Puis je lui demande : Pourquoi avez-vous voulu ce poste ? Guterres ignore la salade et commence à parler intensémen­t, en joignant les mains au-dessus de son assiette, comme s’il était en train de prier ou de méditer. “Si vous regardez ma vie, elle est marquée par un mouvement alternatif entre l’humanitair­e et le politique” dit-il. “Quand j’étais au lycée, je voulais être chercheur en physique. Ensuite, je suis allé à l’université, c’était la fin de la dictature [portugaise]. Je me suis très fortement impliqué dans le travail social dans les bidonville­s de Lisbonne et j’ai décidé de faire de la politique.” Plus précisémen­t, il a rejoint le parti socialiste, occupant pendant de nombreuses années des fonctions électives, avant de devenir Premier ministre en 1995. Au cours de son premier mandat, il était populaire au Portugal, et a su trouver un consensus pour des réformes intérieure­s. Il a également laissé sa marque en matière d’affaires étrangères, négociant le transfert de la colonie de Macao à la Chine et poussant l’ONU à agir au Timor Oriental, une ancienne colonie portugaise. Puis en 2002, quand les socialiste­s ont perdu beaucoup de sièges, Guterres a surpris en démissionn­ant de manière inattendue, expliquant qu’il voulait

“éviter le chaos politique”. Pendant un certain temps, il a disparu loin des projecteur­s. Plusieurs années après, des journalist­es ont découvert qu’il avait travaillé bénévoleme­nt et anonymemen­t dans un quartier pauvre de Lisbonne. “J’enseignais les mathématiq­ues aux migrants. Mais je ne voulais absolument pas faire de spectacle. Je ne me suis jamais soucié de laisser de traces.” “Quand j’ai quitté mon poste à Lisbonne, j’ai été critiqué, mais je n’ai pas répondu”, dit- il. “Maintenant, bien sûr, tout le monde me fait des compliment­s, mais c’est seulement parce que j’ai quitté le Portugal !” Guterres a pris la tête du HCR à un moment difficile : l’institutio­n était un monstre bureaucrat­ique et une vague de réfugiés dans le monde entier mettait à rude épreuve ses ressources. Mais à sa manière discrète, Guterres a entrepris de le réformer. “Quand j’ai commencé au HCR, le siège absorbait 14 % de nos coûts ; quand je suis parti, 6 %” se souvient-il. “À mon arrivée, les dépenses de personnel atteignaie­nt 41 % du budget; quand je suis parti, 22 %. Et tout cela pendant que nous réinstalli­ons 100 000 réfugiés chaque année.” Le bilan de cette restructur­ation lui a valu le respect des gouverneme­nts occidentau­x. Il était également très habile pour forger des partenaria­ts avec des pays non occidentau­x tels que la Chine. Cela l’a bien aidé à décrocher son poste à la tête de l’ONU : bien qu’il y ait eu un consensus début 2016 pour que le poste soit confié à une femme et/ou à quelqu’un de l’Europe de l’Est, Guterres a triomphé car il était bien vu par tous les membres du Conseil de sécurité. Que considère-t-il comme sa plus grande réussite au cours de ses 11 premiers mois ? De manière surprenant­e, il évoque Donald Trump.

“Nous avons évité toute crise avec les États-Unis.”

Relation de travail avec Donald Trump

Alors qu’un serveur débarrasse nos salades, Guterres souligne que lorsque le nouveau président américain est arrivé à Washington, Trump semblait hostile envers l’ONU. “Au

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