Le Nouvel Économiste

‘Chief Activist Officer’

Les patrons sont de plus en plus souvent invités à prendre position sur des questions de société

- PAR JEAN TIROLE

L’engouement actuel pour les crypto-monnaies semble sans bornes. La valeur en dollars du bitcoin a été multipliée par dix depuis le début de l’année et par 30 000 depuis le premier janvier 2011. Les “Initial coin offerings” (ICO), ou levées de fonds en monnaie virtuelle, lors desquelles les sociétés se financent en émettant des “tokens” ou jetons (des cryptomonn­aies créées pour l’occasion) Nous devrions traiter ce phénomène avec prudence. Les investisse­urs doivent être protégés. Les banques autorisées, les compagnies d’assurances et les fonds de pension ne devraient pas pouvoir s’exposer à ces instrument­s financiers ont permis de lever 3,5 milliards de dollars à ce jour. Nous devrions traiter ce phénomène avec prudence. Les investisse­urs doivent être protégés. Les banques autorisées, les compagnies d’assurances et les fonds de pension ne devraient pas pouvoir s’exposer à ces instrument­s financiers. Mes réticences ne concernent pas la blockchain, la technologi­e sous-jacente du bitcoin. Cette technologi­e de répertoire distribué est une innovation bienvenue et ses applicatio­ns sont utiles, comme l’exécution rapide et automatiqu­e de contrats. Ce sont les crypto-monnaies qui m’inquiètent. Le bitcoin soulève deux questions distinctes : est-il durable ? Et s’il l’est, contribue-til au bien commun ? Mes réponses sont : probableme­nt non (le jury est toujours en train de délibérer), et absolument non. Pour ce qui est de sa durabilité, le bitcoin est une pure bulle, un actif sans valeur intrinsèqu­e. Son prix tombera à zéro si la confiance disparaît. Il existe indéniable­ment des bulles à grand succès et très durable : l’or, dont la valeur excède de beaucoup le prix qu’il coterait s’il était traité comme une matière première et utilisé dans l’industrie ou pour la décoration ; ou encore le dollar, la livre et l’euro. Cependant, l’histoire des marchés est constellée de bulles s’achevant en krachs, de la spéculatio­n sur les bulbes de tulipes au Pays Bas dans les années 1630 à la bulle des mers du Sud en 1720 en Grande-Bretagne, en passant par d’innombrabl­es bulles boursières ou immobilièr­es. Personne ne peut affirmer avec certitude que le bitcoin finira en krach. Il pourrait devenir le nouvel étalon-or. Mais je ne parierai pas mes économies sur lui et je ne voudrais pas que des banques sous réglementa­tion parient sur sa valeur. La valeur sociale du Bitcoin m’échappe un peu. Pensez au seigneuria­ge [l’avantage financier

direct qui découle, pour l’émetteur, de

l’émission d’une monnaie, ndt]: une augmentati­on de la masse monétaire dote normalemen­t un gouverneme­nt de ressources supplément­aires. Comme il se doit, le produit d’une émission de monnaie devrait profiter à la communauté. Dans le cas du Bitcoin, les premières monnaies émises ont fini dans des mains privées. Les émissions de nouveaux bitcoins créent l’équivalent d’une course aux armements dispendieu­se. Les “mining pools”, ou groupe de “mineurs” de bitcoins, se concurrenc­ent pour obtenir des bitcoins en investissa­nt dans la puissance de calcul de leurs ordinateur­s et en dépensant plus en électricit­é. Autant pour le seigneuria­ge. Le bitcoin est peut-être un rêve libertarie­n mais c’est aussi un authentiqu­e casse-tête pour quiconque considère la politique publique comme un complément nécessaire de l’économie de marché. Il est encore trop souvent utilisé pour l’évasion fiscale ou le blanchimen­t d’argent. Et comment les banques centrales peuvent-elles mener des politiques contre-cycliques dans un monde de crypto-monnaies privées ? La folie des levées de fonds en monnaies virtuelles n’est pas plus rassurante. Présentées comme un moyen de s’affranchir des intermédia­ires financiers, des capitalris­queurs et des banques, elles négligent les fondamenta­ux de la finance : le recours à des intermédia­ires de confiance et solidement capitalisé­s pour accompagne­r les projets. Des décennies d’expérience nous ont enseigné l’importance du filtrage des projets frauduleux ou de faible valeur, et celle d’exercer une influence dans la gouvernanc­e des entreprise­s. Du point de vue d’un investisse­ur, la sélection et le contrôle sont des “biens publics”. Le “free riding”, ou gestion totalement libre, rend peu probable qu’ils soient de rigueur dans la plupart de ces levées de fonds virtuels. Pour financer des projets avec de nouvelles crypto-monnaies, leurs promoteurs émettent et distribuen­t des “jetons” aux investisse­urs. Les jetons sont souvent comparés à des actions mais confèrent rarement des droits de vote. De plus, si la distributi­on des dividendes a lieu sous forme de jetons, et non en dollars par exemple, les jetons deviennent à leur tour de pures bulles et leur valeur peut tomber à zéro, même si l’entreprise réussit. Les progrès technologi­ques peuvent améliorer l’efficience des transactio­ns financière­s, et ils le feront. Mais ils ne devraient pas nous conduire à faire abstractio­n des fondamenta­ux de l’économie. Les gouverneme­nts qui accordent encore un a priori sympathiqu­e au bitcoin et aux ICO devraient être incités à protéger leurs citoyens et leurs institutio­ns financière­s contre des rebondisse­ments risqués et socialemen­t néfastes. Jean Tirole est président de l’Ecole d’économie de Toulouse et auteur de ‘L’économie pour le bien commun’ Presses universita­ires de France, 2016

Le bitcoin est peut-être un rêve libertarie­n mais c’est aussi un authentiqu­e cassetête pour quiconque considère la politique publique comme un complément nécessaire de l’économie de marché. Il est encore trop souvent utilisé pour l’évasion fiscale ou le blanchimen­t d’argent. Et comment les banques centrales peuvent-elles mener des politiques contrecycl­iques dans un monde de cryptomonn­aies privées ?

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