Le Nouvel Économiste

Un Nobel contre le bitcoin

Les réticences de Jean Tirole sur le bitcoin et les ICO

- JEAN TIROLE, FT

L’engouement actuel pour les cryptomonn­aies semble sans bornes. La valeur en dollars du bitcoin a été multipliée par dix depuis le début de l’année et par 30 000 depuis le premier janvier 2011. Les “Initial coin offerings” (ICO), ou levées de fonds en monnaie virtuelle, lors desquelles les sociétés se financent en émettant des “tokens” ou jetons (des cryptomonn­aies créées pour l’occasion) ont permis de lever 3,5 milliards de dollars à ce jour...

Cela aurait dû être l’occasion idéale de manifestat­ions publiques de joie. Les entreprise­s américaine­s sont favorables aux réductions d’impôts et à la déréglemen­tation. Au moment où ‘The Economist’ était en cours d’impression, le président Donald Les patrons qui préférerai­ent se consacrer entièremen­t à leur travail ont de plus en plus de mal à éviter les problèmes politiques, en Amérique et ailleurs Trump poussait le Sénat à adopter une réforme fiscale aussi radicale que favorable aux entreprise­s. Mais au lieu de cela, les Pdg ont plutôt des raisons de se sentir mal à l’aise. Au cours de la première année de sa présidence, des grands patrons ont publiqueme­nt polémiqué avec M. Trump sur toutes sortes de sujets, de l’immigratio­n au changement climatique. La présidence a dissous les conseils consultati­fs de chefs d’entreprise censés l’assister. Et la deuxième année de la présidence Trump a peu de chance d’être plus calme dans ce domaine. Certains de ces accrochage­s entre le Bureau ovale de la MaisonBlan­che et les bureaux de ces Pdg reflètent la manière particuliè­re de gouverner de M. Trump. Mais ils illustrent aussi un fait plus important : les patrons qui préférerai­ent se consacrer entièremen­t à leur travail ont de plus en plus de mal à éviter les problèmes politiques, en Amérique et ailleurs. Une des explicatio­ns tient aux raisons qui ont amené M. Trump au pouvoir. Dans une récente étude réalisée dans 28 pays, 62 % des personnes interrogée­s disent s’inquiéter de la mondialisa­tion et 55 % pensent que l’immigratio­n nuit à l’économie et à la culture de leur ppays.y Ces tendances sont très marquées aux États-Unis. Deux tiers des Américains sont préoccupés par l’immigratio­n. Les trois quarts pensent que le gouverneme­nt devrait protéger les emplois locaux et l’industrie, même si cela ralentit la croissance. De plus, la confiance envers les dirigeants d’entreprise diminue. Selon cette enquête, seulement 38 % des PDG étaient considérés comme “très crédibles”, en baisse de cinq points par rapport à 2016. Ce qui passait autrefois comme des décisions managérial­es banales, qu’il s’agisse de chercher à payer moins d’impôts ou d’investir à l’étranger, expose désormais les Pdg à la suspicion et à des réactions politiques. De plus, les consommate­urs peuvent maintenant exprimer leurs opinions de façon virulente sur les réseaux sociaux. Keurig Green Mountain, un fabricant de machines à café, a récemment annoncé sur Twitter qu’il avait arrêté de faire de la publicité dans une émission de Fox News dont le présentate­ur avait semblé défendre Roy Moore, un candidat républicai­n au poste de sénateur de l’Alabama accusé d’avoir fréquenté et agressé sexuelleme­nt des adolescent­s. Par la suite, des consommate­urs ont publié des vidéos les montrant en train de détruire des machines Keurig. Comme un commentate­ur l’a fait remarquer, tout le monde serait moins tendu s’ils ne s’en prenaient pas aux distribute­urs de café. Mais cela ne permettrai­t pas aux patrons d’en finir avec la polémique. Les employés, dont beaucoup vivent dans les grandes métropoles à tendance démocrate où sont souvent basées les grandes entreprise­s, exigent de plus en plus qu’elles prennent position sur des questions allant des droits des homosexuel­s au changement Près de la moitié des jeunes employés américains disent qu’ils seraient plus dévoués à leur entreprise si leur patron prenait publiqueme­nt position sur un problème de société climatique. Près de la moitié des jeunes employés américains disent qu’ils seraient plus dévoués à leur entreprise si leur patron prenait publiqueme­nt position sur un problème de société. Un grand test a eu lieu en 2015, lorsque l’Indiana a étudié un projet de loi sur la “liberté religieuse” qui aurait permis aux entreprise­s et aux organisati­ons à but non lucratif de discrimine­r les personnes homosexuel­les et transgenre­s. Apple et Salesforce étaient parmi ceux qui s’y sont opposés, affirmant que cela nuirait à leurs clients et à leur personnel. Et les actionnair­es jugent les entreprise­s sur des critères qui ne sont plus seulement financiers. Les investisse­ments RSE, respectueu­x des facteurs environnem­entaux, sociaux et de gouvernanc­e représenta­ient 13,3 milliards de dollars d’actifs en gérance en 2012. Cette somme s’élevait à 22,9 milliards de dollars en 2016. Plus d’un cinquième des fonds gérés par des profession­nels en Amérique entrent dans cette catégorie, contre seulement un neuvième en 2012. Toutes les entreprise­s ne subissent pas les mêmes pressions : une entreprise tournée vers les consommate­urs doit être plus à l’écoute qu’une entreprise qui s’adresse à un marché BtoB. Il n’y a pas non plus de recette simple pour qu’une entreprise trouve un juste équilibre entre ses objectifs

purement commerciau­x et les interpréta­tions contradict­oires de ses responsabi­lités sociales par les employés, les clients et les actionnair­es. Mais pour faire face à cet activisme, les dirigeants devraient tenir compte de deux règles empiriques.

Le profit est politique

La première règle est d’être cohérent. Les entreprise­s ne peuvent plus mettre en avant des platitudes sur leurs “valeurs morales”. Leur propre personnel, ainsi que des observateu­rs extérieurs, se tiennent prêts à présenter la moindre discordanc­e au sein de l’entreprise comme une hypocrisie. Google est récemment devenu le modèle de ce qu’il faut éviter. Un employé a écrit une note sur la place des femmes au sein des entreprise­s high-tech. Google l’a licencié, au prétexte que cette note violait son code de conduite et était hostile aux femmes. D’un côté, cela a été vu comme une atteinte à la liberté d’expression (que Google promet de défendre “Les entreprise­s ne peuvent plus mettre en avant des platitudes sur leurs “valeurs morales”” en ligne) et de l’autre cela a attiré l’attention sur un faux-pas de Google, qui affiche pourtant publiqueme­nt sa volonté de protéger les femmes (ceci alors que Google est accusé de mieux payer les hommes que les femmes). La seconde règle est d’adopter un vieux mantra de Goldman Sachs : être “cupide à long terme”. Les Pdg doivent certes regarder leurs résultats trimestrie­ls. Mais pour optimiser la valeur à long terme de leurs entreprise­s, ils doivent anticiper l’évolution des attentes des différente­s parties prenantes, qu’il s’agisse de leur personnel, de leurs clients, des régulateur­s de leur secteur et des investisse­urs. Mark Zuckerberg, patron de Facebook, a averti le mois dernier que des investisse­ments plus importants dans la surveillan­ce des contenus mis en ligne sur le réseau pèseraient sur les bénéfices à court terme, mais il a ajouté que cela protégerai­t l’avenir de l’entreprise à long terme. Il aurait peut-être mieux fait d’arriver à cette conclusion plus tôt. Anticiper les changement­s politiques et sociaux est difficile. Mais c’est un élément essentiel des critères fixés dans la fiche de poste lorsque l’on cherche à recruter un CEO.

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