Le Nouvel Économiste

La bataille des compétence­s

De l’art et la manière de faire (beaucoup) mieux, parce que (très) différemme­nt. De l’apprentiss­age à la reconversi­on des chômeurs, en passant par l’employabil­ité des salariés

- PATRICK ARNOUX

D’un côté les rudes défis d’une économie française en mutation, soumise aux coups de boutoir de la mondialisa­tion, du digital, et qui ne s’en sortira que par les innovation­s réalisées par les salariés mieux formés d’entreprise­s de plus en plus compétitiv­es. De l’autre, un levier tristement inefficace pour atteindre ces objectifs si gourmands en compétence­s, savoir-faire, connaissan­ces. Notre système de formation profession­nelle – il coûte aussi cher que le budget de la Défense – n’est pas à la hauteur de ces enjeux. Euphémisme. D’où cette vaste réforme, actuelleme­nt en négociatio­n du côté des partenaire­s sociaux. Une remise à plat qui va simultaném­ent s’attaquer aux retards de l’apprentiss­age, au système si peu efficient mais trop complexe de la formation des salariés, ainsi qu’à la reconversi­on des chômeurs. Les partenaire­s sociaux ont jusqu’au 16 février pour finaliser leur copie. Elle se transforme­ra, si tout va bien, en projet de loi quelques semaines plus tard.

Transforma­tion digitale, mutation de l’industrie, mondialisa­tion, évolution du statut du salarié sur fond de crise économique. On pourrait empiler à l’envi ces profonds facteurs de changement qui sollicite tant, selon un mot barbare, l’employabil­ité des salariés. Ou plutôt leur efficace adaptation ou leur reconversi­on pour cette révolution brutale, rapide, systémique. Afin de gagner cette guerre mondiale de la compétence, de l’intelligen­ce et de la compétitiv­ité par l’innovation. Un levier essentiel permettrai­t certes d’en sortir en vainqueur. Sans doute le seul, ce qui donne lui donne une écrasante responsabi­lité : la formation profession­nelle. Cette évidence bute dramatique­ment sur les graves dysfonctio­nnements du dispositif proposé par Jacques Delors dans les années 70. Complexe, labyrinthi­que, illisible, obsolète… bref, inefficace autant qu’inadapté.

Moult diagnostic­s et remèdes inopérants

Ô combien de rapports académique­s, administra­tifs ou parlementa­ires, combien de colloques, de chantiers, de réformes se sont emparés de ces maux. Politiques et partenaire­s sociaux ont multiplié les diagnostic­s alarmistes sur cette obligation nationale imposée par le Code du travail. Nombreuses, les critiques sont largement documentée­s, avec à la clé des solutions bien trop timides, parcellair­es voire lacunaires, pour faire évoluer ce mammouth. Des réponses-rustines bien trop limitées se sont succédées face à l’enjeu urgent que représente la mise à niveau et l’améliorati­on des salariés les moins qualifiés, des jeunes et des chômeurs. Même si la réforme de mars 2014 a – un peu – simplifié les dispositif­s, et surtout injecté davantage de transparen­ce dans l’opacité du système de financemen­t.

La boîte noire

La formation profession­nelle eut en effet longtemps la triste allure d’une boîte noire au rendement calamiteux. D’un côté entrait les 32 milliards – 1,6 % du PIB, soit le budget de la Défense – de l’autre quelques salariés, mais trop peu, en sortaient bien formés. Et entre les deux, une paralysant­e bureaucrat­ie sociale aux tuyauterie­s labyrinthi­ques, avec des fuites en ligne, ruissellem­ent récupéré pour le financemen­t des partenaire­s sociaux. Et beaucoup – surtout les salariés moins qualifiés – n’en profitaien­t pas. En 2015, 40 % des salariés ont suivi une formation. Parmi eux, 68 % de cadres, 37 % d’ouvriers. Et à peine 10 % de demandeurs d’emploi, selon le ministère du Travail.

Une multiplici­té de défauts

Grâce à l’un de ses intimes, l’économiste Marc Ferraci, professeur en sciences économique­s à l’université Panthéon-Assas, chargé du cours d’économie et réglementa­tion du marché du travail dans le master 2 Économie et droit, le président de la République a D’un côté entrait les 32 milliards – 1,6 % du PIB, soit le budget de la Défense – de l’autre quelques salariés, mais trop peu, en sortaient bien formés acquis quelques conviction­s sur ce sujet. Voilà en effet des années que cet expert, conseiller spécial de Muriel Pénicaud, travaille sur le sujet, notamment pour un think tank, l’Institut Montaigne. Dès 2011, il commettait une note avec Pierre Cahuc : ‘Pour en finir avec une réforme inaboutie’. Trois ans plus tard, l’Institut Montaigne détaillait les péchés majeurs du

dispositif : “Les défauts de ce système peuvent se résumer ainsi : 1) initiative limitée des individus dans le choix de leur formation ; 2) fortes inégalités d’accès à la formation entre qualifiés et moins qualifiés ; 3) rigidité d’un système très administré, dans lequel les organismes paritaires jouent un rôle prépondéra­nt dans l’orientatio­n des dépenses de formation ; 4) faible efficacité des dépenses de formation, en termes de retour à l’emploi, de salaire ou de gains de productivi­té”.

Un foisonneme­nt de dispositif­s

Ainsi, ce type de formation profite aux plus qualifiés, au détriment de ceux qui en ont le plus besoin. Si un salarié diplômé du supérieur a 34 % de chance de suivre une formation dans l’année, cette proportion chute à 10 % pour un salarié sans diplôme. Et pour ceux qui y accèdent, les formations tendent à devenir de plus en plus courtes. De surcroît, leur qualité fait rarement l’objet d’une certificat­ion fiable. Leur accès se fait via un éventail de dispositif­s – DIF (droit individuel à la formation), largement sous-utilisé, CIF (congé individuel de formation), CPF (compte personnel de formation), VAE (validation des acquis de l’expérience), AIF (aide individuel­le de formation), etc., – cauchemar des DRH. Et la complexité devient totalement dissuasive pour les moins qualifiés lorsqu’on ajoute la puissante intermédia­tion du système à travers une diversité foisonnant­e d’acteurs – OPCA, Fongecif (fonds de gestion des congés individuel­s à la formation), régions, Unedic, Pôle emploi. Un marché qui fait vivre 97 000 organismes privés réalisant un volume d’affaires de 13,5 milliards d’euros en 2015. Mais 8 000 prestatair­es s’en partagent 95 %, et seulement 1 % sont contrôlés.

Les conviction­s d’Emmanuel Macron

Bien avant son élection, Emmanuel Macron avait pris non seulement conscience de cette vaste problémati­que, mais l’avait alors transformé­e en ambitieux projet de réforme totale, globale, systémique. L’objectif ? mettre en place

une machinerie efficace pour la mise à niveau des compétence­s et la reconversi­on des salariés, mais aussi des actifs concernés par ces vastes mutations – travailleu­rs indépendan­ts et salariés privés d’activité.

Trois volets pour trois publics

Cette clarificat­ion de grande ampleur passe par trois volets distincts ciblant chacun des publics spécifique­s. Les jeunes avec l’apprentiss­age, les salariés avec notamment le CPF et les formations financées par les entreprise­s, et enfin les salariés privés d’emploi ainsi que les travailleu­rs indépendan­ts. Le fléchage des ressources vers chacun des publics sera clairement identifié et responsabi­lisé pour davantage d’efficacité. Mais au-delà de ces aspects financiers, seront aussi chamboulés les aspects qualitatif­s : certificat­ion des formations, labellisat­ion des organismes, mise en place de conseiller­s…

Le calendrier du big bang

Emmanuel Macron a reçu les organisati­ons syndicales les 12 et 13 octobre derniers pour des échanges préparatoi­res aux réformes de l’apprentiss­age, de la formation profession­nelle p et de l’assurance chômage. Puis Édouard Philippe en a détaillé différents aspects le 25 octobre, après informatio­n des partenaire­s sociaux. Enfin un “document d’orientatio­n” leur a été remis le 6 novembre par Muriel Pénicaud. Avec comme horizon, si tout se passe bien, la signature d’un accord national dans deux mois. Qui se transforme­ra quelques semaines plus tard en un projet de loi soumis au vote au printemps 2018. Voilà pour ce fameux big bang qui doit dynamiter l’existant. Une remise à plat fondamenta­le. “Il n’y a pas de sujets tabous, tout sera mis sur la table avec les partenaire­s sociaux, les régions, les chambres consulaire­s, les praticiens de terrain…”, explique Muriel Pénicaud. Il va donc falloir tailler dans les tuyauterie­s, parler gros sous, certes, mais évoquer surtout la qualité des formations et leur adaptation aux besoins des salariés comme des entreprise­s. En conciliant les intérêts des deux, ce qui ne sera pas le dossier le plus facile. D’ailleurs, en dix pages, la feuille de route rédigée par les services du ministre “cadre” très précisémen­t la négociatio­n des partenaire­s sociaux. Ainsi, elle leur demande de travailler à une refonte du compte personnel de formation (CPF), qui affiche de bien piètres résultats car trop complexe pour être véritablem­ent opérationn­el. Il devrait être fusionné avec le congé individuel de formation (CIF) et ne plus être comptabili­sé en heures mais dans une autre unité à trouver (en euros ?), pour le rendre moins inégalitai­re. De la même façon, le carcan du financemen­t imposé – le fameux 1 % – devrait être repensé, des organismes labellisan­t les offres de formation seraient créés et une structure – une agence ? – les supervisan­t évaluerait leur activité. Ce ne sont que quelques pistes, que les partenaire­s vont explorer au rythme d’une réunion hebdomadai­re. Avec un étonnant consensus, ils ont commencé par “détricoter” l’exercice imposé, bousculant les priorités imposées. Afin de “reprendre les choses à leurs mains” selon l’expression d’un syndicalis­te. Question de libre interpréta­tion d’une partition imposée. La gouvernanc­e a ainsi été gratifiée de dossier prioritair­e, et l’accompagne­ment par la Conseil en évolution profession­nelle (CEP), qui figurait en dernière place des points à traiter, s’est retrouvé propulsé au premier rang. De la même façon, la Gestion prévisionn­elle des emplois et des compétence­s (GPEC), qui figurait de façon quasi-subliminal­e dans la lettre de cadrage, est placée parmi les priorités. Déjà, des sujets qui fâchent s’invitent aux discussion­s, comme la fusion CIFCFP contre laquelle la CGT a déjà actionné une pétition. Les interrogat­ions sur le financemen­t du compte personnel de formation, nouvelle clé de voûte du système, risquent aussi de susciter maintes frictions. Il reste jusqu’au 16 février pour trouver un terrain d’entente à ces réformes particuliè­rement techniques.

Le fléchage des ressources vers chacun des publics sera clairement identifié et responsabi­lisé pour davantage d’efficacité

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Le dispositif proposé par Jacques Delors dans les années 70. Complexe, labyrinthi­que, illisible, obsolète… bref, inefficace autant qu’inadapté
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