Le Nouvel Économiste

L’APPÉTIT POUR LE CASH ET LA CRYPTO-MONNAIE

Plus l’étau réglementa­ire sur les banques se resserre, plus la demande pour d’autres moyens de dépôt et de transfert d’argent s’accroît

- JOHN GAPPER, FT

Cela ne ressemble pas à une coïncidenc­e : la folie qui règne autour du bitcoin catapulte la crypto-monnaie vers de nouveaux sommets au moment même où la banque HSBC échappe à des poursuites pénales pour avoir blanchi au moins 880 millions de dollars pour les barons mexicains de la drogue. Plus l’étau réglementa­ire sur les banques se resserre, plus la demande pour d’autres moyens de dépôt et de transfert d’argent s’accroît. Les crypto-monnaies, qui s’échangent en peer-to-peer au lieu d’être négociées par l’intermédia­ire des banques, ont tant d’utilisatio­ns qu’il est impossible de déterminer quelle proportion est d’origine criminelle. Une chose est sûre : les banques font face à une

Le cash est surtout précieux pour ceux qui n’ont pas beaucoup d’argent, ou au contraire en ont beaucoup.

concurrenc­e toujours plus forte de la part de nouveaux systèmes de paiement, qui vont des cryptomonn­aies aux plateforme­s électroniq­ues de transferts de fonds, dont font partie AliPay (système de paiement électroniq­ue de Alibaba) et les applicatio­ns porte-monnaie sur téléphones mobiles comme M-Pesa au Kenya. L’antique façon de transférer des fonds sans avoir à recourir à une banque est le cash, qui s’obstine à rester très présent. En dépit de la généralisa­tion des cartes de crédit, de débit ou sans contact, presque tout le monde utilise régulièrem­ent du liquide. Les trafiquant­s de drogue qui blanchisse­nt leurs gains en faisant passer les frontières à de gros billets sont atypiques. La plupart des personnes qui restent fidèles au liquide trouvent un certain réconfort dans sa familiarit­é et sa fiabilité. Les transactio­ns en liquide étaient les piliers des services bancaires auprès des personnes et des petites entreprise­s, mais elles sont en train de disparaîtr­e. Encouragée­s par la réglementa­tion, les banques commencent à passer intégralem­ent aux virements électroniq­ues. Un conflit a d’ailleurs éclaté entre les banques britanniqu­es et les gestionnai­res indépendan­ts de distribute­urs de billets. Ces derniers accusent les émetteurs de cartes bancaires de créer des “déserts de distribute­urs automatiqu­es” en diminuant les commission­s qu’ils touchent sur les retraits dans un DAB. La difficulté à se procurer des billets auprès des banques ne diminue pas l’envie qu’ont les gens de les utiliser. Comme l’a admis récemment Victoria Cleland, trésorière en chef de la Banque d’Angleterre, le cash est “un mystère”. La valeur (en volume) des billets en circulatio­n a augmenté de 10 % l’an dernier, le rythme le plus rapide enregistré en une décennie. Plus les banques font pression pour éliminer un moyen de paiement compliqué à gérer, plus certains résistent. Ce qui rappelle l’émergence des solutions de “shadow banking” au début des années 2000, quand des officines de crédit peu réglementé­es ont surgi aux côtés des prêteurs traditionn­els, les banques. Cette fois, ce qui est en jeu, c’est ce que Dan Awrey et Kristin van Zwieten, de l’université d’Oxford, appellent le “shadow payment system”, les systèmes de paiement dans l’ombre: les virements électroniq­ues effectués par les banques sont en augmentati­on, et tout autant leurs alternativ­es. Les transactio­ns sans espèces, comme les paiements par carte de crédit ou de débit, augmentent de 11 % par an, et évincent le chèque. La généralisa­tion des cartes et des paiements sans contact rend plus facile de payer électroniq­uement de petits articles. Cela convient aux banques, qui gèrent les interfaces de transactio­ns, et aux autorités, qui veulent contenir le blanchimen­t d’argent. Mais le cash est surtout précieux pour ceux qui n’ont pas beaucoup d’argent, ou au contraire en ont beaucoup. Les premiers comprennen­t les ménages dont les revenus sont bas et qui trouvent plus simple d’organiser leur budget autour d’une forme tangible d’argent. Selon un rapport de la Réserve fédérale américaine, l’attachemen­t le plus fort au liquide se retrouve parmi les 18-24 ans et dans les ménages gagnant moins de 25 000 dollars par an. Le cash est également discret. Dans certaines économies, les gens utilisent du liquide car ils ne font pas confiance aux gouverneme­nts ou à la loi. 41 % des Roumains payent leur loyer ou leurs traites en liquide, selon une étude de la banque ING. Même en Allemagne. Seulement 28 % des Allemands pensent que les paiements par carte sont confidenti­els. Certaines personnes très fortunées utilisent du liquide pour cette même raison. Elles amassent des billets de 500 euros ou de 1 000 francs suisses, qui peuvent être cachés dans des coffres de banques suisses quand les taux d’intérêt sont bas. Les billets à forte valeur faciale sont également utilisés par les criminels pour le recyclage d’argent sale. Comme le dit la DEA, l’agence américaine de lutte contre le trafic de drogue, “le trafic de drogue est une activité cash intensive”. Ce modèle binaire d’utilisatio­n, riches et pauvres, s’applique aussi aux paiements électroniq­ues anonymes. M-Pesa est né au Kenya comme un moyen de conserver des valeurs sur un téléphone mobile et non dans une banque. Grab, la compagnie singapouri­enne de VTC, accepte le règlement des courses par GrabPay, son service de portemonna­ie électroniq­ue, et prête de l’argent à ses chauffeurs sur la base de leurs gains sur GrabPay. De leur côté, les crypto-monnaies ont été au moins en partie créées en réaction à la monnaie fiduciaire émise par les banques et les banques centrales. Parmi les pionniers du bitcoin se trouvaient des criminels qui utilisaien­t des plateforme­s clandestin­es comme Silk Road. Les saisies de liquidités effectuées par les autorités américaine­s sont passées de 800 millions de dollars en 2010 à moins de 400 millions l’an dernier, en partie parce qu’il est devenu plus facile de recycler électroniq­uement de l’argent. Les fonctions légitimes des crypto-monnaies existent. Et même, désormais, la spéculatio­n sur les marchés officiels sur la cotation future du bitcoin. Mais le fait qu’ils transitent par une technologi­e de registre, dite blockchain, et non par des banques sous la surveillan­ce directe des régulateur­s, fait partie de leur attrait. Exactement comme les Allemands recherchen­t la confidenti­alité quand ils utilisent du liquide, les détenteurs de bitcoins cherchent l’ombre. Ce qui nous laisse avec un système central de dépôt et de transfert hautement réglementé, qui est en train de basculer vers des moyens de paiement sans liquide, aux côtés d’une périphérie qui fait tache d’huile. Les plateforme­s de transfert de liquide, dont certaines sont liées aux banques, et les autres, qui opèrent sur de nouvelles frontières technologi­ques, forment une alternativ­e mal comprise et peu réglementé­e. Ils sont nombreux à apprécier le “shadow system”, à en juger par l’appétit pour le cash, les cryptomonn­aies et les porte-monnaie électroniq­ues. Que leurs utilisateu­rs sachent ou non comment cela marche et les risques auxquelsq ils s’exposentp est une autre question. À en juger aussi par l’expérience des crises financière­s du passé, il est probable que personne ne le sait vraiment.

Ils sont nombreux à apprécier le “shadow system”, à en juger par l’appétit pour le cash, les crypto-monnaies et les porte-monnaie électroniq­ues. Que leurs utilisateu­rs sachent ou non comment cela marche et les risques auxquels ils s’exposent est une autre qquestion. À en juger aussi par l’expérience des crises financière­s du passé, il est probable que personne ne le sait vraiment.

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