Le Nouvel Économiste

CAPITALISM­E ET CHRISTIANI­SME

Dans ce chapitre, ‘Capitalism­e et christiani­sme’, il étudie les relations curieuses de la religion avec l’économie

- de Philippe Simonnot

De laquelle des trois grandes religions issues de la Bible, le capitalism­e est-il le plus proche ? En posant cette question, comment ne pas avoir en tête Max Weber, le fameux sociologue allemand et son illustriss­ime essai L’Éthique protestant­e et l’esprit du capitalism­e ? Il en est résulté, on le sait, des tonnes d’exégèse sur ce que Weber a voulu dire par éthique, par esprit, etc. Tonnes qui encombrent toute discussion sur ce sujet. De plus, en voulant montrer qu’une certaine branche du christiani­sme, issue de la Réforme, n’était pas tout à fait étrangère aux choses de l’argent, Weber a empêché de voir les relations profondes et anciennes, bien antérieure­s à Luther, qui se sont nouées entre christiani­sme et capitalism­e. D’une certaine manière, Weber a blanchi l’argent des autres branches du christiani­sme et fait oublier que l’Église, pendant des siècles, avait été la première puissance capitalist­e du monde. Ajoutons qu’il y a une pointe d’antisémiti­sme dans l’essai de Weber. En effet, il oppose le “capitalism­e entreprene­urial” au “capitalism­e financier”,

Le droit de propriété du Code civil, qui paraît tiré directemen­t du droit romain – et l’on sait la passion de la Révolution et de l’Empire pour l’Antiquité romaine –, serait en fait la version laïcisée d’une constructi­on dont le premier modèle se trouve chez les penseurs de l’Église. Chassez la religion par la porte, elle revient par la fenêtre – surtout quand il s’agit d’argent !

le bon capitalism­e imprégné de l’éthique protestant­e au vilain capitalism­e, forcément spéculatif, sous-entendu à l’époque forcément juif. On retrouve, encore aujourd’hui, cette distinctio­n chez beaucoup de protestant­s, même s’il leur est plus difficile de reconnaîtr­e l’antisémiti­sme qui lui est sous-jacent.

À l’époquepq de la pparution de ‘L’Éthique protestant­e et l’esprit du

capitalism­e’, publié en 1905, l’antisémiti­sme était ouvertemen­t professé. Et la réplique à Weber n’a pas tardé. C’est le livre de Werner Sombart, Les juifs et la vie économique, paru sept ans plus tard, qui n’est pas tendre pour le peuple élu, reprenant de vieilles antiennes sur la question. Quant à l’islam, rappelons que Mahomet a d’abord été un marchand, et les caravanier­s qu’il envoyait en mission n’avaient de leçons à ne recevoir de personne en matière économique. De fait, le christiani­sme, pour sa part, a semblé longtemps le plus éloigné de la sphère marchande avec cette célèbre parole du Christ : “Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu” (Matthieu, 19-24). Or nous soutenons que sans le christiani­sme, il n’y aurait pas eu de capitalism­e. C’est la face cachée, ou déniée, de la religion chrétienne. Il faut revenir à la racine des choses. Il n’y a pas de capitalism­e sans capital et il n’y a pas de capital sans appropriat­ion et donc sans droit de propriété. La Rome antique avait institué les trois composants de ce droit fondamenta­l : l’usus (jouir de sa propriété), le fructus (pouvoir en tirer un revenu ou un intérêt), l’abusus (pouvoir le donner ou le vendre). Mais cet enseigneme­nt s’est perdu avec la chute de l’empire romain d’Occident, laquelle a plongé l’Europe pendant plusieurs siècles dans un profond marasme économique et démographi­que.

Le domaine humain n’a donc pas été introduit par le droit humain, mais, ainsi que l’affirme l’Écriture, par droit divin. Le droit de propriété est donc d’origine divine. D’où son caractère absolu – justement

On date en général du XVIIIe siècle la redécouver­te en Europe d’un droit de propriété à la romaine. L’idée répandue à la ggrande époquepq des Lumières ppar les théoricien­s de l’École du droit naturel est opposée à l’École positivist­e qui fait du droit l’oeuvre d’une autorité (Dieu,, l’Etat).) Pour l’École du droit naturel, la propriété constitue la mise en oeuvre d’un droit inné de l’homme sur les choses qui l’entourent. L’aboutissem­ent le plus évident et le plus célèbre de cette réinventio­n a été le Code civil napoléonie­n, qui consacre en effet les trois composants du droit de propriété et a permis à la bourgeoisi­e de prendre son essor, en France et dans tous les pays où ce code s’est implanté. Le Code s’inspirait de la Déclaratio­n des droits de l’homme et du citoyen, et notamment de son article II : “Le but de toute associatio­n politique est la conservati­on des droits naturels et imprescrip­tibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.”

On peut se demander où est le christiani­sme là-dedans ? En fait, ce Code qui a des apparences révolution­naires pourrait bien être le réaménagem­ent d’éléments empruntés à la théorie de la propriété développée par les théologien­sg de la fin du MoyenÂge, y comme nous l’enseigne Marie-France Renoux-Zagamé dans son maître-ouvrage ‘Origines théologiqu­es du concept moderne de

propriété’. Le droit de propriété du Code civil, qui paraît tiré directemen­t du droit romain – et l’on sait la passion de la Révolution et de l’Empire pour l’Antiquité romaine –, serait en fait la version laïcisée d’une constructi­on dont le ppremier modèle se trouve chez les penseurs de l’Église. Chassez la religion par la porte, elle revient par la fenêtre – surtout quand il s’agit d’argent ! Encore aux IVe et Ve siècles,, les Pères de l’Église estiment que l’appropriat­ion privée est une usurpation et vient détruire un état originaire qui ignorait le tien et le mien. Cette propriété privée, enseignent-ils, ne sépare pas seulement les hommes entre eux ; elle les sépare également de Dieu en faisant disparaîtr­e cet état premier où rien n’était à ppersonne parce que tout était à Dieu. À la rigueur, comme dans le judaïsme ancien et dans l’islam primitif, pouvait-on concevoir un droit de propriété limité à l’usus, et, qui pplus est,, restreint ppar les nécessités de l’État ou du bien commun. Mais certaineme­nt pas ce droit de propriété, plus absolu encore que celui du droit romain, que des théologien­s chrétiens, du XIe au XIIIe siècle, allaient inventer.

Adam dominus mundi

Pour asseoir un droit de propriété complet et absolu, ces théologien­s vont remonter, non pas à la Loi des Douze Tables, (450 avant J.-C.), matrice du droit romain, qui est païen, mais bien au-delà, jusqu’à… Adam, notre père à tous. Lisons : “Dieu dit : ‘Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblan­ce, et qu’ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre’. Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. Dieu les bénit et leur dit : ‘Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre. Dieu dit : Je vous donne toutes les herbes portant semence, qui sont sur toute la surface de la terre, et tous les arbres qui ont des fruits portant semence : ce sera votre nourriture.’ ” (Genèse 1, 26-30). La Bible nous enseigne donc que le premier homme est “maître du monde” par la volonté de Dieu. Le premier homme est intronisé par Dieu comme son ministre sur la terre, et donc pouvant exercer un droit de propriété sur l’ensemble de l’univers, et pas seulement sur ce petit morceau que constitue la Terre promise au peuple hébreu. Ainsi les théoricien­s modernes du droit naturel ont-ils retrouvé, sans s’en rendre compte, un droit qui pour les théologien­s était, non pas un droit naturel, mais une sorte de mission confiée par Dieu à l’homme ! La première trace d’un tel travail sur la Bible se trouve chez Hugues de Saint Victor (1096-1141), et Alexandre de Halès (1180-1245). Ces deux éminents théologien­s rappellent que l’homme est supérieur aux autres créatures et que le pouvoir de domination qu’il exerce sur elles est nécessaire à l’ordre et à la beauté de l’univers voulus par Dieu, malgré le péché originel. Le célèbre Thomas d’Aquin (1225-1274), que beaucoup de néo-libéraux essaient de récupérer, était certes un défenseur du droit naturel. Mais pas en ce qui concerne le droit de propriété. Pour le “Docteur angélique”, un tel droit reste subordonné à la raison. Cette subordinat­ion ne va pas sans danger, car le droit de propriété peut être remis en cause si la société estime que l’intérêt général l’exige. Ce qui ouvre la porte à l’étatisme, au socialisme, au totalitari­sme… Heureuseme­nt pour la cause du droit de propriété absolu, un certain Jacques Duèze (1244-1334), issu d’une famille de la bourgeoisi­e aisée de Cahors, devient pape en 1316 sous le nom de Jean XXII. Il est le deuxième à régner à Avignon, devenue résidence pontifical­e. Cet habile administra­teur de la fiscalité pontifical­e va prendre le contre-pied d’une doctrine très dangereuse pour les gens d’argent qui se développe à l’époque. Il s’agit de la doctrine des Franciscai­ns, disciples de François d’Assise, “petit frère des pauvres”, qui se prétendent étrangers à toute forme de propriété. Doctrine éminemment subversive pour tout ordre établi. Le domaine des choses temporelle­s, répond Jean XXII à ces franciscai­ns proto-communiste­s, n’a pu être donné aux hommes que par celui qui pouvait donner. Or, Dieu seul a la capacité de donner une chose à celui à qui elle appartient. Puisqu’il n’est pas douteux que Dieu soit le dominus, le propriétai­re de l’univers, il n’est pas non plus douteux que le domaine des choses ait été introduit par la volonté divine. Le domaine humain n’a donc pas été introduit par le droit humain, , mais, ainsi que l’affirmel’Écrip ture, par droit divin. Le droit de propriété est donc d’origine divine. D’où son caractère absolu – justement. Cependant, pour donner toute sa force au nouveau droit de propriété absolu encore dans l’enfance, et notamment à son composant, le fructus, il fallait encore renverser le tabou de l’usure. Cet interdit entravait le commerce de l’argent aussi bien chez les juifs que chez les musulmans et les chrétiens.

L’usure et le purgatoire

Ce fut chose faite par le truchement de l’invention du… Purgatoire, aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui. Jusqu’au XIIIe siècle, l’au-delà de la mort était divisé en deux parties distinctes et opposées : le Paradis et l’Enfer. Cette division avait l’inconvénie­nt de n’établir aucune proportion­nalité entre le péché et la sentence. Convoiter la femme du voisin ou coucher avec était condamné par la même peine, la damnation éternelle ! À mesure que le christiani­sme pousse ses racines plus profondéme­nt dans la société, il lui faut un système moins rudimentai­re pour gouverner les âmes. Ainsi devait apparaître, dans le courant du XIIe siècle, un nouveau type de péché, le péché véniel – qui signifie digne de pardon – distingué du péché mortel. Ensuite, on établira que si les pécheurs, au moment de mourir, ne sont plus chargés que de péchés véniels, ils ne sont pas condamnés à perpétuité, mais à un temps limité de supplice dans un lieu fait pour purger les fautes, le Purgatoire. Les morts qui allaient dans ce lieu bénéficien­t ainsi d’un supplément de biographie ! Surtout, ils sont sûrs qu’au sortir de leurs épreuves purifiante­s, ils seront sauvés. Car le Purgatoire n’a qu’une porte de sortie, celle qui ouvre sur le Paradis. La durée du séjour dans les flammes purgatives ne dépend pas seulement du nombre et de la gravité des péchés du mort, mais aussi de l’affection de ses proches - laquelle se manifeste par des prières et par des offrandes, une occasion supplément­airepp ppour l’Église de recevoir dons et legs. Pour que les usuriers évitent la damnation de l’Enfer, ne restait plus à faire de leur faute un péché seulement véniel. Pour cela, le taux d’intérêt doit être modéré, donc ne pas dépasser un certain plafond considéré comme “usuraire”. Ensuite on a trouvé des excuses à la perception d’un intérêt. On a considéré que le prêteur, s’il n’est pas remboursé à la date prévue, encourt un dommage que l’on peut indemniser par un intérêt. Ou encore, plus subtilemen­t, que le prêteur, en se séparant de cette partie de son capital, a été empêché de consacrer cet argent à un placement peut-être plus avantageux, ce que les économiste­s appellent un “coût d’opportunit­é”. Enfin, on a estimé que le prêteur encourt le risque de n’être pas remboursé à cause de l’insolvabil­ité ou de la mauvaise foi du débiteur. Cette notion capitale est étendue de l’activité du prêteur à celui du marchand par un génie méconnu de l’époque, le franciscai­n Pierre de Jean Olivi (1248-1298). Grand rival de Thomas d’Aquin, persécuté par les autorités ecclésiast­iques de son temps, il fut l’objet après sa mort d’une véritable dévotion populaire. Pour y mettre fin, son corps fut sorti de terre pour être réduit en cendres, sa tombe elle-même fut détruite… De fait, Olivi annonçait les temps nouveaux. Pour lui, en effet, le marchand a droit à une récompense non seulement par les risques d’entreprise qu’il court, mais encore parce qu’il montre sa capacité à évaluer et à maîtriser les dangers que comporte la pratique commercial­e. Le négociant peut donc vendre sa marchandis­e à un prix plus élevé que celui auquel il l’a achetée parce qu’il a une fonction utile à la collectivi­té et parce qu’il court des risques. En ce qui concerne les opérations de crédit, elles échappent à la condamnati­on de l’usure si elles sont faites en fonction d’opérations commercial­es utiles à la collectivi­té. La brèche béante qui est ouverte ici ne se refermera plus. La première apparition connue d’un contrat d’assurance date de 1287, sous la forme d’un acte notarié rédigé par un notaire de Palerme. Par la suite, son usage allait se répandre, favorisant l’exploitati­on des mécanismes du marché pour le partage des risques. Dès lors le capitalism­e, libéré des chaînes religieuse­s par les religieux eux-mêmes, put prospérer, dévorer ses propres géniteurs et partir à la conquête du monde entier. Nous vivons les moments ultimes de ce triomphe planétaire.

“Dès lors le capitalism­e, libéré des chaînes religieuse­s par les religieux eux-mêmes, put prospérer, dévorer ses propres géniteurs et partir à la conquête du monde entier. Nous vivons les moments ultimes de ce triomphe planétaire.”

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France