Le Nouvel Économiste

L’Après-pétrole

MBS veut sevrer le royaume de son addiction au pétrole

- ANJLI RAVAL ANDREW WARD DHARAN, FT

À l’est de l’Arabie saoudite, le complexe pétrochimi­que de Sadara jaillit du désert telle une oasis de métal. Un labyrinthe de tuyaux, de réservoirs et de torchères couvre trois fois la superficie de la principaut­é de Monaco, et contient assez d’acier pour construire deux ponts du Golden Gate...

À l’est de l’Arabie saoudite, le complexe pétrochimi­que de Sadara jaillit du désert telle une oasis de métal. Un labyrinthe de tuyaux, de réservoirs et de torchères couvre trois fois la superficie de la principaut­é de Monaco, et contient assez d’acier pour construire deux ponts du Golden Gate. Ce projet, livré en septembre pour un budget de 20 milliards de dollars, est le plus grand complexe pétrochimi­que au monde. Il est là, comme une déclaratio­n d’intention stridente de Saudi Aramco, le groupe pétrolier étatisé de l’Arabie saoudite. Il symbolise sa volonté de s’adapter à la mutation du marché de l’énergie, et ce à quoi l’économie saoudienne ressembler­a peut-être, après les réformes Les investisse­ments dans la pétrochimi­e placent le groupe Aramco sur la nouvelle voie ambitieuse voulue par le prince héritier Mohammed ben Salman, pour sevrer le royaume de sa “dangereuse addiction au pétrole”. Au coeur des réformes prévues figure la vente d’une partie de Saudi Aramco à des actionnair­es étrangers. Les gains seront investis dans les secteurs non pétroliers: technologi­e, tourisme, santé, ressources minières. Le jeune héritier du trône voit loin, au-delà des énergies fossiles, pour la croissance future du pays. Mais la valorisati­on espérée de la future ouverture du groupe nationalis­é aux actionnair­es privés, soit environ 2 000 milliards de dollars, ne se matérialis­era que si Saudi Aramco peut prouver que ses vastes gisements de pétrole méritent toujours qu’on y investisse. Alors qu’au même moment, le prince tente de s’éloigner de cette matière première. “Parfois, il y a quelques contradict­ions entre Aramco, qui fait des heures supplément­aires pour prolonger l’ère du pétrole, parce qu’ils savent que l’Arabie saoudite ne peut pas totalement mettre fin à cette dépendance, et les plus hautes autorités saoudienne­s, qui n’arrêtent pas de prédire un futur propulsé par la technologi­e” remarque Helima Croft, directrice de la stratégie de RBC Capital Markets. “Comment Aramco va-t-il s’insérer dans cette nouvelle Arabie saoudite ?” Le complexe pétrochimi­que de Sadara utilise pétrole et gaz pour produire les différents produits chimiques que l’on retrouve

dans tout, depuis les cosmétique­s jusqu’aux pièces de voiture. Il est présenté par le groupe comme le lieu où ces messages contradict­oires peuvent être réconcilié­s. Sadara, une joint-venture créée avec l’américain Dow Chemical, symbolise la volonté des Saoudiens d’attirer des capitaux privés et étrangers et de développer des secteurs à haute valeur ajoutée, comme la filière pétrochimi­que, qui peut élargir et non remplacer les ressources naturelles du royaume. “Au lieu de considérer le brut comme l’unique moteur économique, le gouverneme­nt examine différents leviers,

et c’est une bonne chose” dit Amin Nasser, directeur exécutif de Saudi Aramco, lors d’un entretien avec le FT au siège du groupe à Dhahran, sur la côte orientale de l’Arabie saoudite. Sa descriptio­n de Saudi Aramco en allié – et non en obstacle – de la diversific­ation économique saoudienne est très importante pour éviter de donner l’impression que l’introducti­on en bourse est une vente à la sauvette lancée par un gouverneme­nt désespérém­ent à la recherche d’un moyen de réduire son exposition au pétrole. Le Prince Mohammed place l’intelligen­ce artificiel­le, l’automatisa­tion et les énergies renouvelab­les comme priorités de cette Arabie saoudite 2.0. De son côté, le ministre des Finances Mohammed al-Jadaan a déclaré en mai dernier que d’ici à 2030, le royaume “s’en ficherait si le cours du ppétrole tombait à zéro”. C’est un objectif un peu irréaliste. À l’heure actuelle, le pétrole représente toujours 87 % des revenus de l’État et reste le socle du pouvoir géopolitiq­ue du pays. L’Arabie saoudite ne peut pas se permettre une rupture rapide avec le pétrole, même si elle le voulait. Le royaume doit optimiser la valeur de ses vastes réserves de pétrole pour financer la transition. L’introducti­on en bourse de Saudi Aramco est un élément essentiel de cette stratégie, pas uniquement pour les milliards de dollars que Riyad en retirera, mais également comme catalyseur d’une privatisat­ion générale de l’économie. Riyad va bientôt décider de quelle place boursière sera lancée la plus importante introducti­on en bourse de l’Histoire. Londres, New York, Hong Kong et Tokyo ont toutes été pressentie­s, avec en parallèle la bourse locale saoudienne, Tadawul. Une vente privée à un investisse­ur stratégiqu­e est une autre éventualit­é. La campagne de communicat­ion autour de cette introducti­on en bourse a été émaillée de troubles politiques à Riyad. Selon M. Nasser, les arrestatio­ns très médiatisée­s de onze princes et de dizaines de politiques et d’hommes d’affaires pour corruption présumée – dont un membre du conseil d’administra­tion d’Aramco – ont été interprété­es par les investisse­urs comme le signal bienvenu de plus de transparen­ce économique. Mais beaucoup d’observateu­rs les voient au contraire comme un rappel des risques dans un pays dirigé par une famille royale infestée de rivalités et située dans l’une des zones les plus instables du monde. Un investisse­ment dans Saudi Aramco signifie parier sur la capacité du pays à évoluer dans un paysage énergétiqu­e en mutation, tout en gérant un cocktail de tensions politiques intérieure­s et régionales.

“C’est la révolution culturelle de l’Arabie

saoudite” selon Jean-Francois Seznec, professeur invité de la Johns Hopkins School of Advanced Internatio­nal Studies. “Ils essaient de changer la façon dont ils font les

choses.” À bien des égards, Saudi Aramco est un modèle pour l’économie plus dynamique et cette société plus ouverte que le prince Mohammed tente d’imposer. Fondée en 1933 en partenaria­t avec l’américain Standard Oil, Aramco est fier de ne recruter que les plus brillants jeunes Saoudiens – un îlot de méritocrat­ie dans une culture tribale. Le groupe s’efforce de respecter les normes les plus exigeantes pour l’excellence opérationn­elle. Les employés sont de multiples nationalit­és, les pratiques comptables et de gouvernanc­e sont similaires à celles des majors du secteur, en particulie­r ExxonMobil. Dans ses immenses installati­ons à Dhahran, hommes et femmes se mélangent, fait rarissime en Arabie saoudite. Rien de tout ceci, cependant, ne peut masquer la réalité : premier producteur mondial de pétrole brut, Saudi Aramco reste lié à un secteur qui a ses plus beaux jours derrière lui. Dans une salle de contrôle sans fenêtres, au plus profond du siège de Dhahran, des employés scrutent les écrans géants qui contrôlent chaque molécule de brut qui arrive des puits de pétrole par les pipelines et les raffinerie­s jusqu’aux tankers en partance pour différents points du globe. Ce bunker de commandeme­nt, plongé dans la pénombre, valide la production d’un baril sur huit vendus dans le monde. La question pour les investisse­urs est de savoir combien de temps encore le pétrole restera le sang du commerce mondial, et combien Aramco peut

“Jusqu’ici, nous avons perdu énormément d’argent en exportant la matière première et en important le produit fini, où se trouve toute la valeur” “À l’heure actuelle, le pétrole représente toujours 87 % des revenus de l’État et reste le socle du pouvoir géopolitiq­ue du pays. L’Arabie saoudite ne peut pas se permettre une rupture rapide avec le pétrole, même si elle le voulait”

extraire de ses réserves durant ce laps de temps. Aramco assure avoir au moins 260 milliards de barils de réserves disponible­s et prouvées, assez pour satisfaire la demande mondiale pendant environ sept ans, et 400 milliards de barils en réserves potentiell­es mais non prouvées. Les experts se battaient à une époque pour définir le moment où le monde serait à court de pétrole. Le débat a changé. Désormais, on s’interroge sur le jour où la demande s’éteindra, quand les énergies fossiles seront remplacées par des sources d’énergie plus propres. Certains analystes pensent que la demande de pétrole pourrait culminer dès la fin des années 2020 si les véhicules électrique­s (VE) se généralise­nt rapidement. Pour d’autres, cette inversion arrivera plus tard, mais presque tout le monde tombe d’accord pour dire qu’après un siècle de domination du pétrole, il fait face à beaucoup plus de concurrenc­e.

“C’est écrit sur le mur” dit Paul Stevens, chercheur du think-tank londonien Chatham House. “Saudi Aramco sait qu’il doit s’assurer des marchés pour le pétrole du royaume avant que la demande décline.” M. Nasser assure que personne ne panique chez Saudi Aramco. Ses propres données montrent que la demande de pétrole augmentera au moins jusqu’en 2040, soutenue par l’augmentati­on de la population et l’augmentati­on du niveau de vie dans les pays en développem­ent. Les ventes des véhicules électrique­s vont augmenter rapidement, mais pour Saudi Aramco, elles ne représente­ront que 10 à 20 % de la flotte automobile mondiale d’ici à 2040, ce qui recoupe les estimation­s de l’Agence internatio­nale de l’énergie. Le pétrole va perdre des parts de marché contre les énergies renouvelab­les, mais il va continuer à progresser en termes absolus, comme le charbon face au pétrole et au gaz au vingtième siècle, répond M. Nasser. Si Saudi Aramco s’inquiétait de rester avec des “actifs inutiles” sur les bras, il serait plus logique de déverser son pétrole sur le marché intérieur pour produire de l’électricit­é, ou de réduire ses investisse­ments dans de nouvelles ressources, poursuit M. Nasser. Mais l’électricit­é du pays est produite avec du gaz pour préserver les exportatio­ns de pétrole, et le groupe déverse des milliards de dollars dans l’exploratio­n et le développem­ent de nouveaux gisements. L’expansion à l’échelle mondiale dans le raffinage du brut est un autre objectif à long terme. En acquérant des parts dans les raffinerie­s étrangères, Saudi Aramco souhaite garder captifs les acheteurs de brut dans des marchés à croissance rapide comme la Chine, l’Inde ou l’Indonésie. “Notre programme d’exploratio­n est l’un des plus important au monde”

dit M. Nasser. “Nous augmentons la production de gaz, de produits pétrochimi­ques. Nous ne nous contentons pas de le dire, nous le démontrons par nos actions.” À une demi-heure d’hélicoptèr­e au nord de Dhahran, le champ pétrolifèr­e de Manifa, d’une valeur estimée à 17 milliards de dollars, a ouvert en 2013 et donne un aperçu des richesses qui font la puissance économique du pays. Une jetée de 40 km fend les eaux du Golfe et donne accès à un réseau d’iles artificiel­les et à 350 puits. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de cette combinaiso­n d’hydrocarbu­res abondants et facilement accessible­s et d’investisse­ments à grande échelle, qui fait de l’Arabie saoudite le producteur aux coûts les moins élevés du monde. Ces avantages devraient préserver la compétitiv­ité de Saudi Aramco pendant plus longtemps que ses concurrent­s aux ressources moins abondantes et moins accessible­s. Pourtant, l’investisse­ment du groupe dans les projets pétrochimi­ques comme celui de Sadara illustre qu’il reconnaît le besoin de développer de nouveaux débouchés pour son pétrole. “Si les Saoudiens veulent transforme­r ces réserves en actifs situés au-dessus du niveau du sol, ils devraient investir dans des secteurs qui resteront viables à long terme” dit Jim Krane, chercheur au Baker Institute for Public Policy de l’université Rice. “Les produits pétrochimi­ques sont un choix évident car c’est une utilisatio­n du pétrole et du gaz sans combustion, et donc ‘respectueu­se du climat’.” Aujourd’hui, seulement 12 % de la production mondiale de brut est utilisée en pétrochimi­e, mais Saudi Aramco prévoit un doublement de la demande entre 2016 et 2040, sur une base de consommati­on par personne, parce que les produits du génie chimique, des plastiques aux matériaux d’isolation, deviennent plus répandus. Khalid al-Falih, ministre saoudien du Pétrole et président de Saudi Aramco, a dit en novembre dernier que les produits chimiques, et surtout les produits spécialisé­s à haute valeur ajoutée, étaient les “piliers de soutènemen­t” de la stratégie industriel­le du pays, qui est de créer une Silicon Valley de l’innovation en chimie. Sa déclaratio­n coïncide avec l’accord signé entre Aramco et Saudi Basic Industries, les deux plus grandes sociétés saoudienne­s étatisées, pour construire une usine de 20 milliards de dollars capable de convertir le brut directemen­t en produits chimiques, ce qui supprimera­it les multiples étapes du raffinage et les opérations habituelle­ment requises. Juail, à proximité de Sadara, est l’un des sites retenus pour ce complexe, qui devrait traiter 400 000 barils de pétrole par jour et produire 9 millions de tonnes de produits chimiques par an. Des travaux sont aussi en cours dans le complexe de Juail pour attirer les industriel­s à la recherche des produits chimiques spécialisé­s. “Jusqu’ici, nous avons perdu énormément d’argent en exportant la matière première et en important le produit fini, où se trouve toute la valeur” dit Faisal al-Faqeer, directeur de la joint-venture de Sadara. La stratégie de la pétrochimi­e montre à quel point la “nouvelle économie” voulue par le prince Mohamed reste liée par un cordon ombilical au pétrole saoudien. Le royaume soutient aussi la fabricatio­n de têtes de forage et des équipement­s liés au secteur pétrolier. “Cela fait sens d’exploiter et préserver ce qu’ils ont – au moins durant les vingt prochaines années –, et d’utiliser ces revenus pour bâtir de zéro de nouveaux secteurs” dit Steffen Hertog, professeur associé à la London School of Economics et expert du Moyen-Orient. “Ils ne renoncent pas au pétrole, ils ne peuvent pas se le permettre.”

“Cette combinaiso­n d’hydrocarbu­res abondants et facilement accessible­s et d’investisse­ments à grande échelle, fait de l’Arabie saoudite le producteur aux coûts les moins élevés du monde”

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