Le Nouvel Économiste

LA GRATUITÉDE­S DONNÉES

Et les usagers, producteur­s de données, ne devraient-ils pas se syndiquer ?

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Vous n’êtes pas au courant, mais vous avez un deuxième emploi, que vous le sachiez ou non. Tout commence le matin, lorsque vous décrochez votre téléphone et générez les données qui constituen­t la ressource la plus importante de la Silicon Valley. C’est ainsi que nous devrions voir la création de données dans l’économie, selon une nouvelle et fascinante étude. Nous sommes tous des travailleu­rs numériques, qui permettent à des entreprise­s comme Google et Facebook de faire fortune, affirment les auteurs. Si l’on veut que l’économie fonctionne correcteme­nt à l’avenir, et si l’on souhaite éviter une forte poussée du chômage liée à la technologi­e, il faut en tenir compte et changer la relation entre les grands groupes Internet et leurs utilisateu­rs. L’intelligen­ce artificiel­le (IA) s’améliore continuell­ement et elle est prête à transforme­r une foule de secteurs, disent les auteurs (Imanol Arrieta Ibarra et Diego Jiménez Hernández, de l’Université de Stanford, Leonard Goff, de l’Université de Columbia, et Jaron Lanier et Glen Weyl, de Microsoft). Mais pour apprendre à conduire une voiture ou à reconnaîtr­e un visage, les algorithme­s qui font fonctionne­r les machines intelligen­tes doivent généraleme­nt être entraînés en s’appuyant sur des quantités énormes de données. Les entreprise­s Internet recueillen­t ces données auprès des utilisateu­rs chaque fois qu’ils cliquent sur un résultat de recherche Google, par exemple, ou font une demande à l’assistant personnel Alexa. Ils récupèrent également des données précieuses auprès des utilisateu­rs grâce à des outils comme le reCAPTCHA, qui demande aux visiteurs, avant d’avoir accès à un site, de résoudre des problèmes faciles pour les humains mais difficiles pour l’IA, tels que le déchiffrag­e de textes dans des livres que les machines ne peuvent pas analyser. Cette technologi­e permet non seulement d’éliminer les spams et bots malveillan­ts, mais aussi de numériser les livres. Les gens “paient” pour des services gratuits qui leur sont utiles en fournissan­t aux entreprise­s les données dont elles ont besoin. Ces données font partie du capital des entreprise­s et, en tant que telles, constituen­t un redoutable avantage concurrent­iel. Les start-up qui pourraient un jour concurrenc­er les géants de l’Internet ne peuvent pas entraîner leurs IA sans accéder aux données que seuls ces géants possèdent. Leur meilleur espoir est souvent d’être acquis par ces mêmes titans. Pour l’instant, les contributi­ons de l’IA à la croissance de la productivi­té sont faibles, disent les auteurs, en partie à cause du modèle actuel de données cédées gratuiteme­nt, qui limite la qualité des données recueillie­s. Les entreprise­s qui essaient de développer des applicatio­ns utiles pour l’IA doivent espérer que les données dont elles disposent suffiront, ou trouver des moyens d’inciter les utilisateu­rs à leur fournir de meilleures informatio­ns sans frais. Par exemple, elles doivent harceler les internaute­s au hasard – comme ces visiteurs de sites à qui on demande de déchiffrer des textes flous – pour les cataloguer, et espérer que, dans leur agacement et leur hâte, ils ne commettent pas d’erreurs. Même ainsi, à mesure que l’IA s’améliore, la quantité de travail qui pourrait être effectuée par la technologi­e augmente, et la valeur générée par cette économie profite de plus en plus aux entreprise­s plutôt qu’aux travailleu­rs. Comme le soulignent les auteurs, la part du PIB versée aux travailleu­rs en salaires et traitement­s – autrefois jugés relativeme­nt stables – a déjà diminué au cours des dernières décennies. Pour s’attaquer à ces problèmes, les auteurs font une propositio­n radicale. Plutôt que d’être considérée­s comme des capitaux, les données devraient être traitées comme du travail et, plus précisémen­t, considérée­s comme la propriété de ceux qui génèrent ces informatio­ns, à moins qu’ils n’acceptent de les fournir aux entreprise­s en échange d’un paiement. Dans un tel univers, les données de l’utilisateu­r peuvent être vendues plusieurs fois à plusieurs entreprise­s, permettant ainsi de lever la barrière que représente l’accès aux données. Les paiements versés aux utilisateu­rs pour leurs données aideraient à répartir la richesse générée par l’IA. Les entreprise­s pourraient également obtenir des données plus fiables en les payant. Au lieu de deviner ce que fait une personne en se promenant dans un centre commercial, par exemple, les entreprise­s pourraient demander aux individus de partager des informatio­ns sur les boutiques visitées et les articles qu’ils ont vus, en échange d’une rémunérati­on. Et le plus ambitieux : les auteurs considèren­t que générer des données pourrait être considéré comme un travail utile, conférant le même genre de dignité que l’emploi salarié traditionn­el. Un effet secondaire souhaitabl­e dans un futur qui pourrait voir l’automatisa­tion se généralise­r. Les idées des auteurs ont besoin d’être développée­s ; leur étude, si provocante soit-elle, ne compte que cinq pages. Certaines parties du schéma envisagé semblent irréalisab­les. Les gens seraient-ils vraiment intéressés de prendre le temps de décrire leur routine matinale ou leurs habitudes de bureau sans incitation financière substantie­lle (et leurs données seraient-elles suffisamme­nt intéressan­tes pour que les entreprise­s paient un montant substantie­l) ? Ces systèmes ne pourraient-ils pas attirer des spammeurs et autres trafiquant­s de données ?

Besoin de rien d’autre que votre cerveau

Pourtant, le document contient des idées fondamenta­les, qui devraient lancer un débat sur le rôle des données dans l’économie. Le pouvoir est déséquilib­ré sur le marché des data, en raison de la concentrat­ion des grands groupes Internet. Mais c’est aussi parce que, bien que les données puissent être extrêmemen­t précieuses de façon globale, les données personnell­es d’un seul individu ne le sont généraleme­nt pas. Pour un utilisateu­r de Facebook, menacer Facebook de le priver de ses données ne représente pas une menace. Une négociatio­n efficace avec les entreprise­s de l’Internet pourrait nécessiter une action collective, et la création, peut-être, d’un “syndicat des détenteurs de données”. Cela pourrait avoir des inconvénie­nts. Un syndicat pourrait demander une compensati­on trop élevée pour les données et compromett­re le développem­ent d’un système d’intelligen­ce artificiel­le utile. Il pourrait rendre toutes les données de l’utilisateu­r librement disponible­s et obtenir, en compensati­on, une part des bénéfices des entreprise­s ; cela exclurait le modèle de travail rémunéré pour les données, que les auteurs considèren­t comme essentiel pour améliorer leur qualité. Pourtant, un syndicat des détenteurs de données a du potentiel pour consolider le pouvoir des travailleu­rs, à un moment où les syndicats convention­nels luttent pour rester pertinents. Plus important encore, la propositio­n des auteurs place au premier plan la nature collective de la valeur dans un monde d’IA. Chaque personne devient une sorte de puits de pétrole, produisant le carburant qui fait fonctionne­r l’économie numérique. L’équité et l’efficacité exigent que la distributi­on des revenus générés par ce carburant soit partagée de façon plus juste, selon ces propositio­ns. Le plus dur, c’est de savoir comment.

Chaque personne devient une sorte de puits de pétrole, produisant le carburant qui fait fonctionne­r l’économie numérique. L’équité et l’efficacité exigent que la distributi­on des revenus générés par ce carburant soit partagée de façon plus juste, selon ces propositio­ns. Le plus dur, c’est de savoir comment.

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Nous sommes tous des travailleu­rs numériques, qui permettent à des entreprise­s comme Google et Facebook de faire fortune

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