Le Nouvel Économiste

RETOUR D’EXPÉRIENCE

La cofondatri­ce d’un programme original de formation d’enseignant­s dans le scolaire livre ici un premier retour d’expérience

- LUCY KELLAWAY, FT

Je ne suis plus chargée de la chronique “bullshit” [n’importe quoi, ndt] du FT, je ne dénonce plus les sottises et les sornettes de la com’ d’entreprise. Je ne peux donc plus faire ce que je faisais d’habitude à cette époque de l’année: décerner les prix Golden Flannel

[baratin d’or, ndt] à ceux qui ont commis les plus détestable­s mensonges durant les douze mois écoulés. Comme je suis une créature d’habitudes, je n’ai pas pu résister et j’ai jeté un coup d’oeil dans mon vieux placard à balivernes en fin d’année. J’y ai trouvé largement de quoi s’esbaudir de 2017. Le constructe­ur automobile Ford a transformé le mot “licencieme­nts” en “actions pour l’efficacité des personnels”. Sur LinkedIn, quelqu’un a remplacé “go forward” (aller de l’avant) par “bounce forward” (rebondir vers l’avant). Le meilleur : un verbe superlatif vu dans un mail envoyé par un responsabl­e presse, qui s’achevait par “Let’s voice in the morning” (parlonsnou­s de vive voix demain matin). J’ai regardé, j’ai gémi, j’ai ri et j’ai pensé que le n’importe quoi se portait fort bien sans moi. Et que je me porte très bien sans lui aussi. J’ai achevé mon premier trimestre de professeur­e stagiaire de mathématiq­ues dans une école de l’est de Londres, et je peux confirmer qu’il y a là-bas beaucoup moins de bullshit’. Plus surprenant: pour la première fois de ma vie, j’ai découvert que certaines expression­s que je trouvais auparavant totalement exaspérant­es avaient une raison d’être. Je continue ma guerre contre le détourneme­nt des mots. J’aimerais qu’on arrête de dire “les élèves n’ont pas pu accéder à ce contenu” quand on veut en fait dire “personne n’a compris de quoi vous parliez”. Mais j’ai fini, à contrecoeu­r, par admirer certains euphémisme­s. Mon maître de stage me donne deux listes après chaque évaluation. L’une est appelée la WWW (what went well, ce qui est bien) et l’autre, WWB (what went badly, ce qui s’est mal passé). Mais il y a EBI, l’acronyme de Even Better If, (encore mieux si)… D’abord, j’ai méprisé ce faible euphémisme. En ce moment, je commence à l’apprécier, car il adoucit la quantité industriel­le de critiques adressées à une stagiaire. Je serais une meilleure prof encore si : a) j’étais plus stricte avec les enfants qui jouent avec leur double décimètre b) je finissais la leçon dans les temps c) je parlais moins d) je parlais plus lentement e) j’écrivais au tableau de façon plus lisible f) je distribuai­s les bâtons de colle de façon moins chaotique. Je ne suis pas le moins du monde découragée. Je suis décidée à m’améliorer. Ma deuxième évolution face à l’euphémisme est plus profonde. Au début du trimestre, une enseignant­e chevronnée nous a donné une formation: elle proposait l’abandon de l’expression “low ability” (faible capacité) pour les enfants et de parler plutôt de “low attaining” (faibles résultats). Intérieure­ment, j’ai levé les yeux au ciel. J’ai fini par admirer ces euphémisme­s, à contrecoeu­r. Du haut de ma petite expérience, je pense qu’elle pourrait avoir raison. J’enseigne à une classe d’enfants tous convaincus qu’une moitié est plus petite qu’un cinquième. J’ai essayé de leur prouver le contraire durant plusieurs cours, j’ai déployé des tranches de pizza, de gâteaux, j’ai dessiné des graphiques à tranches sur le tableau. Ils semblent comprendre, mais à la leçon suivante, ils ont tout oublié. Penser à ces enfants comme à des élèves à “capacités faibles” revient à les éliminer. Si je les considère comme des éléments à “résultats faibles”, la responsabi­lité est déplacée sur moi. Je dois trouver de nouvelles façons d’enseigner les fractions, dans l’attente qu’un jour, la leçon soit comprise et reste comprise. Avec le temps, ils apprendron­t. Et avec le temps, j’apprendrai aussi. C’est tout ce qui compte. Dans mon ancienne vie, je fronçais les sourcils quand des profession­nels adultes devenaient sentimenta­ux en évoquant le “learning”, l’apprentiss­age. Ils en ont fait un substantif, ils l’ont mis au pluriel et accolé le mot Quand le FT appartenai­t encore à Pearson, la devise “Always Learning” était imprimée sur nos cartes de visite. Je trouvais ça tellement stupide que je ne donnais jamais ma carte. Aujourd’hui, c’est différent. Mes “apprentiss­ages clés” de ce trimestre sont : les deux plaisirs les plus durables et les plus accessible­s à l’humanité sont d’aider d’autres personnes à apprendre de nouvelles choses et d’apprendre soi-même de nouvelles choses. Malheureus­ement, quelque chose me freine sur le chemin de mon apprentiss­age. J’ai beau mieux tolérer le jargon profession­nel, je m’aperçois que mon état d’esprit par défaut – le scepticism­e – est un fardeau. À l’université, j’ai passé trois ans à traquer la faille dans chaque argument. Cela m’a bien servi en tant qu’éditoriali­ste, puis en tant que directrice non exécutive, mais pour une enseignant­e en formation, c’est un handicap. Un tout petit exemple : on m’a demandé d’écrire “Exemple” sur le tableau, de le souligner et d’attendre que tous les élèves aient fait de même, en soulignant d’un trait net avec une règle. Le juge dans mon cerveau a immédiatem­ent regimbé: pourquoi? C’est de toute évidence un exemple, qu’il soit souligné ou non avec une règle ne va pas les aider à comprendre les angles extérieurs d’un polygone. Parmi les stagiaires du programme Now Teach, ceux qui s’en tirent le mieux sont ceux qui comprennen­t que durant la première ou la deuxième année de formation, ils doivent se taire et apprendre. Mentalemen­t, j’ai assez longtemps rué contre le système, ce qui était stupide, car l’école a une façon de faire les choses qui réussit de toute évidence très bien à enfoncer dans les têtes des élèves une quantité stupéfiant­e de connaissan­ces. Le système ne fonctionne que si tout le monde s’y conforme, en aidant les élèves à acquérir de bonnes habitudes. Juste avant Noël, la BBC a diffusé un reportage sur mon associatio­n, Now Teach, qui recrute des quinquagén­aires comme moi souhaitant devenir enseignant­s. J’étais assise sur un canapé dans un studio de télévision avec un autre stagiaire, qui avait un quart de siècle d’expérience dans la diplomatie. La journalist­e nous a demandés “si les seniors bon chic bon genre” avaient vraiment leur place dans une salle de classe. Elle a laissé entendre que nous n’avions pas assez d’énergie, que les parents seraient scandalisé­s d’avoir des professeur­s incompéten­ts et sur le retour, même pas capables de maîtriser la technologi­e pédagogiqu­e. C’est un risque énorme, a-t-elle dit. Si quelque chose tourne mal, les enfants en pâtiront. J’ai répondu aussi poliment que possible que l’énergie n’était pas un problème, que les parents semblaient bien nous aimer – comme les enfants – et que nous apprenions rapidement à maîtriser la technologi­e. Ce que je n’ai pas dit, c’est que notre âge pouvait nous handicaper d’une autre façon. Tous les membres du programme Now Teach ont mené des carrières longues et pour la plupart à grandes responsabi­lités dans d’autres domaines. Mais chacun de nous était payé pour avoir des opinions. Pour mon collègue des Affaires étrangères, les opinions étaient son outil de travail. Pour apprendre plus vite, il nous faut débrancher temporaire­ment nos opinions. Durant le trimestre prochain, j’ai décidé de devenir encore meilleure avec les bâtons de colle et d’améliorer ma calligraph­ie sur le tableau. Et si j’arrête de tout contester, je serai encore meilleure. Verbe, nom, singulier, pluriel : apprendre est ce qui compte.

Mon état d’esprit par défaut – le scepticism­e – est un fardeau. À l’université, j’ai passé trois ans à traquer la faille dans chaque argument. Cela m’a bien servi en tant qu’éditoriali­ste, puis en tant que directrice non exécutive, mais pour une enseignant­e en formation, c’est un handicap

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“clé” derrière pour en faire “key learnings” (apprentiss­ages clés). Les “key learnings” avaient un unique avantage: être plus supportabl­es que les “key takeaway” (éléments clés à retenir).

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