Le Nouvel Économiste

ENTRETIEN AVEC JÉRÉMY DECERLE

Président de Jeunes Agriculteu­rs

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE PLASSART

Fort des 50 000 adhérents à son organisati­on, Jérémy Decerle, président de Jeunes Agriculteu­rs, assène sa vérité en défendant le modèle d’agricultur­e familiale par opposition au modèle des firmes agricoles détenues par des financiers. “Ce n’est pas forcément le lien familial mais l’autonomie du chef d’exploitati­on – et donc sa capacité d’assumer la responsabi­lité – qui définit l’agricultur­e familiale”, précise le responsabl­e. Pour autant, il n’y a dans cette démarche “aucune nostalgie pour une agricultur­e figée” assure l’agriculteu­r bourguigno­n, qui appelle à la cohérence et au refus des dogmatisme­s dans les évolutions du monde agricole. “On nous dit d’arrêter le glyphosate. Mais quel sens cela a d’interdire l’utilisatio­n de certaines substances si dans le même temps, on importe des produits qui les incorporen­t ?” pointe Jérémy Decerle. “Du bon travail a été fait à l’occasion des États généraux de l’alimentati­on,notamf ment sur la constructi­on des prix à partir des coûts de production”, se félicite-t-il par ailleurs, tout en se montrant vigilant pour la suite. “La future loi devra prévoir des sanctions en cas de non-applicatio­n du nouveau mécanisme” rappelle le syndicalis­te.

Le CNJA (Centre national des jeunes agriculteu­rs,

devenu Jeunes agricul- teurs) a été créé en 1957. Il est une émanation de la Confédérat­ion fran-çaise de l’agricultur­e de l’après-guerre d’où est issue aussi la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitant­s agricoles). L’objectif – accompagne­r les jeunes agriculteu­rs d’un point de vue humain et financier dans leur projet d’installati­on – n’a pas changé au fil des ans. JA a aussi pour caractéris­tique d’être le seul syndicat en France à être composé exclusivem­ent d’adhérents de moins de 35 ans. Notre légitimité est d’être particuliè­rement attachés au renouvelle­ment des génération­s, l’objectif étant que chaque exploitati­on cédée puisse être reprise par un jeune agriculteu­r. Le défi n’est pas actuelleme­nt relevé, puisqu’il y a à peu près trois cessations d’activité pour deux installati­ons, alors que nous visons un ratio de un pour un. Nous ne baissons pas pour autant les bras et nous travaillon­s avec les pouvoirs publics pour atteindre l’objectif. Il y a plusieurs paramètres liés à l’installati­on. L’activité agricole mobilise du capital foncier et productif, et suppose une mise de fonds initiale dont la rentabilit­é n’est pas évidente. C’est un premier frein. Le secteur manque aussi de visibilité car évoluant parfois sur des marchés internatio­naux. La politique agricole connaît une certaine instabilit­é avec des règles du jeu qui changent trop souvent. Parfois, les aides promises n’arrivent pas. Sans compter la proliférat­ion réglementa­ire qui pèse sur les épaules des agriculteu­rs. Autant de freins aux installati­ons qui justifient d’accompagne­r ces dernières. Or il existe en France un dispositif spécifique d’accompagne­ment à l’installati­on. Celui-ci est conçu en plusieurs étapes. La première est le point accueil installati­on qui est la porte d’entrée et où le projet d’installati­on est examiné. Ensuite, le porteur du projet est orienté vers le centre d’élaboratio­n des plans de profession­nalisation personnali­sés, les “trois P”, qui correspond à la volonté de les accompagne­r au plus près. Après examen des compétence­s en adéquation avec le projet, des formations complément­aires sont proposées pour combler les lacunes éventuelle­s. De là, le jeune élabore une étude économique sur la faisabilit­é du projet et peut alors obtenir des aides financière­s à l’installati­on variant en fonction du projet et de sa localisati­on (il existe trois zones : zones de montagne, zone défavorisé­es, zone de plaines). Le montant de ces aides varie entre 10 000 et 15 000 euros, et jusqu’à 45-50 000 euros. Il s’agit de dotations, l’enveloppe des prêts bonifiés ayant été supprimée pour être intégrée dans les dotations, soit un montant total au niveau national de 35-40 millions d’euros. Les résultats de ce dispositif sont plus que positifs, puisque 97 % des jeunes agriculteu­rs qui en bénéficien­t sont encore en activité dix ans plus tard – contre 80 % chez ceux qui ne passent pas par ce dispositif. Dans aucun autre secteur économique, on ne connaît une telle performanc­e. La motivation de ces jeunes agriculteu­rs est forte car l’image du métier n’a pas le vent en poupe dans la société. Mais la passion est là : travailler la terre, le vivant, être son propre patron sont autant de facteurs entraînant­s. Les écoles d’agricultur­e sont pleines.

Les suites des États généraux de l’Alimentati­on

Il y a beaucoup d’espoir et d’optimisme au vu de la volonté exprimée par les différents acteurs des filières d’avancer sous l’impulsion, il faut le reconnaîtr­e, des pouvoirs publics. La profession était dans l’attente de ce type de réunion qui met tout le monde autour de la table. Aujourd’hui, dans les filières, le maillon le moins bien loti est celui des producteur­s, or sans ces derniers rien n’est possible. D’où tout l’intérêt de retrouver de la valeur en construisa­nt le prix à partir des coûts de production tout en sensibilis­ant les consommate­urs. Du très bon travail a été fait dans les ateliers des États généraux, ces derniers ayant débouché sur des conclusion­s positives. Une réussite à souligner. Jusqu’ici, dans le schéma de constructi­on du prix, les distribute­urs négociaien­t avec les transforma­teurs qui répercutai­ent jusqu’au dernier maillon de la filière, avec très peu de marge à la négociatio­n pour ces derniers. La volonté nouvelle est de construire le prix différemme­nt en partant de la production. Dans chaque filière seront établis des indicateur­s de coûts de production collant au plus près de la réalité. Les chiffres sont en cours d’élaboratio­n au niveau des filières. Il faut aussi tenir compte de l’état de la demande et s’organiser pour y répondre. Le président Macron l’a observé : pourquoi, par exemple dans la filière avicole, aller se battre sur des marchés au bout du monde, alors que le marché national n’est pas satisfait par la production française ? C’est une vraie interpella­tion. Mais encore faut-il que les pouvoirs publics et la société soient prêts aussi à se comporter différemme­nt. Il faut savoir que dans la restaurati­on collective, 60 % des produits consommés sont importés. Il faut une volonté collective et cette volonté a un prix. On progresse et on y réfléchit. Les États généraux vont marquer à cet égard une étape importante. Reste un sujet qui n’évolue guère : les relations commercial­es entre les distribute­urs et les industriel­s, qui continuent à se renvoyer la balle. C’est un manque de respect par rapport aux engagement­s qui ont été pris par les signataire­s de la Charte du 14 novembre 2017. Nous sommes déçus par ce comporteme­nt. La future loi devra prévoir des sanctions en cas de non-applicatio­n de ce mécanisme.

L’agricultur­e familiale

JA a choisi de défendre le modèle d’agricultur­e familiale en le redéfiniss­ant. Aux États-Unis, l’agricultur­e est considérée familiale à 97 % ! Il existe aussi une agricultur­e familiale au Brésil, avec un ministère spécifique­ment dédié. Et en Afrique, la quasi-totalité des exploitati­ons relève de l’agricultur­e familiale vivrière. Notre définition de l’agricultur­e familiale tourne

autour de la responsabi­lité du chef d’exploitati­on. Ce n’est donc pas forcément le lien de famill, mais l’autonomie du chef d’exploitati­on et la capacité dont il dispose pour gérer son capital avec profession­nalisme qui définit l’agricultur­e familiale. Elle s’oppose à l’agricultur­e de firme dans laquelle un financier embauche des salariés qui travaillen­t chacun dans leur coin sans trop savoir pourquoi. Dans cette agricultur­e-là, l’indispensa­ble lien qui unit l’exploitant à sa ferme est rompu. Nous sommes totalement convaincus que le modèle familial est le plus en mesure de répondre aux attentes sociétales. Il est le plus résilient tout en étant le plus facile à transmettr­e. Derrière cela, il y a l’idée que la plus grande richesse que l’on est en train de perdre dans l’agricultur­e est composée des hommes et des femmes qui la font, puisque les effectifs ont encore baissé de 30 % au cours des dix dernières années. Et pour ceux qui restent, la situation est difficile. En perdant des emplois dans l’agricultur­e, on perd beaucoup de richesses. Un emploi dans l’agricultur­e induit 7 à 8 emplois en aval. Le secteur agroalimen­taire entendu au sens large pèse 13 % de l’emploi total du pays. Dans bon nombre de régions, l’agricultur­e figure souvent dans les trois premières forces économique­s régionales.Tous les pays qui ont une agricultur­e forte parlent d’agricultur­e familiale. À la tête de la ferme des 1 000 vaches, il y a un financier et des salariés, souvent des anciens agriculteu­rs en nom propre. Ce n’est pas notre modèle. Pour autant, nous n’allons pas passer notre temps à nous y opposer. Ce type de fermes existe et il répond à des problémati­ques spécifique­s. Il y a d’autres exemples de fermes avec beaucoup d’animaux qui sont réfléchies différemme­nt, comme la ferme des 1 000 veaux dans le Massif central. À l’initiative d’une quarantain­e d’éleveurs, un atelier d’engraissag­e de veaux a été mis en place, ce qui évite d’envoyer les bêtes en Italie en vue de les engraisser alors qu’elles reviennent par la suite en France. Il y a dans cet exemple une logique intéressan­te portée par des éleveurs. On ne peut pas être en France tout le temps contre tout… Il n’y a chez nous aucune nostalgie pour une agricultur­e figée, l’exploitati­on peut être grande tant que tout le monde y trouve sa place.

Le refus d’une agricultur­e dogmatique

Il faut faire des choix. Mais ces choix sont trop souvent faits de manière dogmatique. On tombe vite dans les excès du type 100 % ceci, 100 % cela. Ou on parle tout de suite d’imposer un repas végétarien par semaine dans les cantines scolaires, comme l’a dit Nicolas Hulot. Ne seraitil pas plus pertinent de faire les choses avec un peu plus de réalisme en partant de ce qui existe déjà ? Il ne fait aucun doute qu’il faut continuer sur le bio, car cela répond au-delà des attentes sociétales à des problémati­ques écologique­s sur lesquelles on n’a pas le droit de ne pas se pencher. Mais rien ne pourra se faire sans les agriculteu­rs. Pour autant, on ne dit pas “laissez-nous continuer à polluer sans rien changer”. Nous ne nous considéron­s pas comme des pollueurs. Si la demande évolue, nous nous y adapterons. Tout le monde nous dit d’arrêter le glyphosate et de faire du bio, mais il faut mettre un peu de cohérence dans tout cela. Quel sens cela a de nous interdire certaines substances, si dans le même temps on importe des produits qui les utilisent ? Nous sommes prêts à faire les évolutions que les consommate­urs attendent, ces évolutions étant largement appuyées par les médias. À la condition que les politiques et le monde économique qui nous entourent nous suivent aussi. Il faut bien sûr aller vers une agricultur­e plus raisonnée, mais il ne faut pas que les agriculteu­rs y aillent tout seuls et qu’en plus, on nous le reproche ou que l’on nous mette des entraves. Idem vis-à-vis des OGM : tous les pays en font tandis qu’en France, on en importe tout en interdisan­t la recherche. Cela manque totalement de cohérence. Nous avions fait une propositio­n sans doute un peu utopique : sortir l’alimentair­e des négociatio­ns commercial­es internatio­nales, ou en tout cas ne pas le traiter au même rang que le reste.

Espoir dans la nouvelle PAC

Il n’y a pas trop de trésorerie dans les exploitati­ons. Le revenu agricole remonte quelque peu mais ils partent de bas. Et même pour les exploitati­ons qui vont bien, les perspectiv­es d’avenir manquent de lisibilité. D’où au total beaucoup d’interrogat­ions. Les États généraux vont donner un coup de booster mais ne régleront pas tout. Et il y a la révision de la Politique agricole commune. On ne sent pas encore l’Europe très bien organisée pour défendre son agricultur­e comme un secteur stratégiqu­e, comme ce fut le cas à l’époque de l’après- guerre. La PAC doit selon nous se recentrer sur l’actif agricole, alors qu’elle est basée aujourd’hui sur la surface qu’elle rémunère. Ce qu’il faut soutenir c’est le travail des hommes ! Il y aura toujours des dispositif­s particulie­rs par production ou par territoire, mais ces dispositif­s doivent valoriser le travail des hommes. Il faut aussi améliorer les systèmes d’assurance. Plus globalemen­t, il faudrait pouvoir lier la PAC avec les problémati­ques alimentair­es et écologique­s. Prenons en exemple le “farm bill” américain et ses aides alimentair­es, non pas pour les transposer chez nous, mais pour renforcer le lien de l’agricultur­e avec le pays. Il faut reconnaîtr­e les efforts faits par l’agricultur­e en matière écologique. Et pourquoi ne pas rémunérer les services qu’elle rend en acceptant des prix parfois plus élevés. Cela se joue quelques fois à quelques centimes d’euro près l’unité. C’est un tout. Il est inutile de verser pour cela dans l’extrémisme et d’opposer les agricultur­es entre elles. Tout le monde peut évoluer. Il faudrait que les agriculteu­rs soient un peu reconnus et écoutés.

“Le modèle familial est le plus en mesure de répondre aux attentes sociétales. Il est le plus résilient tout en étant le plus facile à transmettr­e.

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