Le Nouvel Économiste

CAPITAL OU TRAVAIL ?

Théorie et modèles s’affrontent actuelleme­nt pour la rémunérati­on de notre labeur numérique

- JOHN THORNHILL, FT

Si Platon était encore de ce monde, il verrait la majorité de nos activités profession­nelles comme des loisirs, et une grande partie des loisirs dont nous profitons comme du travail. Ces patrons aux salaires extravagan­ts que l’on croise à Davos et qui voyagent dans le monde entier en jet privé pour débattre des grands sujets du moment ne feraient en fait à ses yeux que se livrer à un tourbillon sans fin de conférence­s. Mais Platon regarderai­t probableme­nt de travers ceux qui prennent plaisir à pêcher, à jardiner ou à cuisiner – des activités laborieuse­s. C’est la thèse développée récemment lors d’une conférence du

Une équipe de chercheurs universita­ires et technologu­es affirme que les données devraient être vues comme le produit du travail, et non le sous-produit des loisirs Historique­ment, l’approche du travail pour faire plier le capital a été la grève. On saura que le mouvement DaL est pris au sérieux lorsque nous commencero­ns à planter des piquets de grève numériques sur les réseaux sociaux avec le slogan : “pas de posts sans salaire !”

Financial Times par le philosophe tchèque Tomas Sedlacek. Son argument était surtout (je crois) une provocatio­n intellectu­elle, destinée à révéler comment nos définition­s du travail et des loisirs dépendent du contexte culturel bien plus que de lois sociales immuables. Mais inverser certaines classifica­tions conceptuel­les nous serait certaineme­nt utile pour mettre en place les pièces du puzzle de notre économie numérique. Prenons par exemple les réseaux sociaux. Les utilisateu­rs de Facebook, Instagram, Twitter et YouTube peuvent penser qu’ils partagent simplement avec leur réseau leurs moments privilégié­s, des réflexions incisives ou des escapades hilarantes en famille ou entre amis. Toutes ces activités enrichisse­nt nos vies, approfondi­ssent nos liens sociaux et nous offrent des moments drôles et gratuits. Cependant, d’un autre point de vue, tout ce que nous faisons chaque fois que nous picorons notre téléphone portable – comme autant de poules élevées en batteries – est simplement de générer des données en quantité massive pour des programmes d’intelligen­ce artificiel­le, pour qu’ils sachent comment mieux nous vendre de la publicité. Le génie de Facebook est que tous ses utilisateu­rs sont – involontai­rement – en train de travailler gratuiteme­nt pour l’entreprise en créant son produit le plus important. Cela permet à Facebook de ne payer que l’équivalent de 1 % de sa valeur boursière à ses employés, contre 40 % chez Walmart. Nous avons tous été séduits par les “sirènes des serveurs” (“siren servers”), expression créée par Jaron Lanier, essayiste et chercheur chez Microsoft. Naturellem­ent, la majorité du peuple de la Silicon Valley ne voit rien de mal à ce contrat numérique implicite. Hal Varian, chef économiste chez Google, affirme que les consommate­urs reçoivent en retour des services très populaires et très pratiques, et ce gratuiteme­nt. Les annonceurs bénéficien­t d’un moyen bon marché et efficace pour mieux cibler leur audience. Si les utilisateu­rs n’aiment pas l’offre de Google, ils peuvent facilement le quitter pour d’autres services. Les concurrent­s peuvent générer ou acheter leurs propres données, libres de droits. La concurrenc­e est à portée de clic. Ce point de vue se tient si on considère les données des utilisateu­rs comme un capital créé, qui appartient aux entreprise­s du secteur technologi­que. Mais une équipe de chercheurs universita­ires et technologu­es, sous la direction de M. Lanier, a récemment publié une étude qui remet en cause ce point de vue. Ils affirment que les données devraient être vues comme le produit du travail, et non le sous-produit des loisirs. L’économie des données s’est développée par accident, plus que volontaire­ment. Elle est inefficace, injuste et contre-productive, et devrait être totalement repensée, soutiennen­t-ils. Ils font la différence entre d’un côté, le modèle existant de Data as Capital, ou “données comme capital” (DaC en anglais), qui traite les données comme les produits de combustion de notre mode de consommati­on, la matière première d’un capitalism­e de surveillan­ce; et de l’autre, un modèle théorique de Data as Labour, (DaL) ou “données comme travail”, qui traite les données comme une propriété générée par les utilisateu­rs et qui devrait profiter en priorité à ces derniers. Ils lancent un appel aux économiste­s du travail et aux entreprene­urs pour créer un véritable marché des données des utilisateu­rs. Un tel marché rémunérera­it les données, créant ainsi de nouveaux emplois, tout en nourrissan­t une culture de “dignité numérique” et en donnant un coup de pouce à la productivi­té de l’économie. Cette idée est développée dans ‘Radical Markets’ (Les marchés radicaux), un livre d’Eric Posner et Glen Weyl, à paraître prochainem­ent, et qui présente à la fois une critique féroce du “techno-féodalisme” et un appel idéaliste au partage plus équitable des fruits de notre intelligen­ce collective. Pour M. Weyl, “le modèle actuel de propriété des données n’est pas économique­ment viable”. M. Lanier et ses co-auteurs reconnaiss­ent que considérer les modèles DaC et DaL comme binaires est simpliste. Ils reconnaiss­ent également que payer les gens pour leurs données peut poser problème dans le monde réel. Certaines tentatives de Microsoft et d’autres pour récompense­r les utilisateu­rs pour leurs données ont été immédiatem­ent détournées par des bots. Même si les auteurs défendent bien leur cause, il sera difficile de convaincre une opinion sceptique que les “travailleu­rs” les plus stakhanovi­stes de ce modèle sont les ados accros aux jeux vidéo en ligne et marginalis­és. Pour aiguiller l’économie des données dans la bonne direction, ils proposent de renforcer trois contre-pouvoirs. Premièreme­nt, plus de concurrenc­e et d’innovation sont essentiell­es pour stimuler le marché des données. Les grands acteurs technologi­ques ne devraient pas pouvoir mettre des bâtons dans les roues des nouveaux arrivants. Et de fait, peut-être faudra-t-il qu’un des grands groupes technologi­ques sorte des rangs pour promouvoir une nouvelle économie des données, étant donné l’ampleur vertigineu­se et découragea­nte des économies d’échelle à réaliser. Deuxièmeme­nt, les gouverneme­nts devraient mettre à jour et appliquer une politique de la concurrenc­e, en encouragea­nt la portabilit­é des données et la croissance de l’économie du DaL. Un régime de régulation plus strict, comme le Règlement général de la protection des données (RGPD) de l’Union européenne, qui entrera en vigueur en mai, serait d’une grande aide. Enfin, nous consommate­urs devrons devenir plus matures quant à notre rôle de travailleu­rs numériques et – en terminolog­ie marxiste – développer une conscience de classe. Des syndicats des données numériques devront naître afin de se battre pour nos droits collectifs. Historique­ment, l’approche du travail pour faire plier le capital a été la grève. On saura que le mouvement DaL est pris au sérieux lorsque nous commencero­ns à planter des piquets de grève numériques sur les réseaux sociaux avec le slogan : “pas de posts sans salaire !”

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