Le Nouvel Économiste

Les affranchis Gafa, jusqu’où, jusqu’à quand ?

- EDOUARD LAUGIER

Accusés levez-vous ! Nom? Gafa. Prénoms? Google, Apple, Facebook, Amazon. On imagine sans difficulté la scène. Les nouveaux maîtres du monde au banc des prévenus du tribunal de l’Internet. Ce n’est pas nouveau. La récente décision du ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire d’assigner deux d’entre eux, Google et Apple, devant le tribunal de commerce de Paris pour pratiques commercial­es abusives, n’est qu’un épisode de plus de l’interminab­le bataille contre les dérives des “big tech”. Et sans doute pas le dernier. Mais que se passe-t-il donc avec les nouveaux maîtres du numérique? ...

Accusés levez-vous ! Nom ? Gafa. Prénoms ? Google, Apple, Facebook, Amazon. On imagine sans difficulté la scène. Les nouveaux maîtres du monde au banc des prévenus du tribunal de l’Internet. Ce n’est pas nouveau. La récente décision du ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire d’assigner deux d’entre eux, Google et Apple, devant le tribunal de commerce de Paris pour pratiques commercial­es abusives, n’est qu’un épisode de plus de l’interminab­le bataille contre les dérives des “big tech”. Et sans doute pas le dernier. Mais que se passe-t-il donc avec les nouveaux maîtres du numérique ? Il leur est ni plus ni moins reproché une mainmise sans partage sur les principaux services de l’Internet. Pouvoir économique, médiatique, politique et social, les problémati­ques suscitées par ces plateforme­s prennent de plus en plus d’ampleur dans le débat public. Bref, les Gafa inquiètent. Jusqu’où leurs services s’immisceron­t dans nos quotidiens ? Jusqu’à quand nos élites et responsabl­es publics les laisseront­ils faire ?

Un appétit démultipli­cateur et exponentie­l

Tout un symbole : il y a quelques semaines, Jeff Bezos, le patron d’Amazon, est devenu l’homme le plus riche du monde. Sa fortune personnell­e est évaluée par le magazine ‘Forbes’ à 112 milliards de dollars. Et il prend désormais la tête du classement, devant Bill Gates. Année après année, les Gafa affichent des résultats spectacula­ires : leur chiffre d’affaires est en croissance exponentie­lle – celui d’Apple approche les 230 milliards de dollars –, leurs profits agrégés dépassent 100 milliards, et leurs réserves de cash avoisinent les 500 milliards… Ces entreprise­s dominent aussi les marchés financiers avec les capitalisa­tions boursières les plus élevées. Apple flirte avec les 1 000 milliards de dollars de valorisati­on. Du jamais vu ! Ces résultats ne sont pas le fruit du hasard. Ils reflètent la place centrale de ces plateforme­s dans les usages quotidiens. Apple par exemple peut se féliciter d’une base installée de 1,3 milliard de produits entre les mains d’une classe moyenne aisée répartie aux quatre coins de la planète. Le réseau social Facebook revendique 2 milliards d’utilisateu­rs actifs mensuels. Quant à la part de marché du moteur de recherche Google, elle dépasse les 92 % dans le monde. En France, l’institut Médiamétri­e publie annuelleme­nt son “année Internet”, une synthèse du comporteme­nt des internaute­s : quotidienn­ement, les Gafa réunissent 38,2 millions de visiteurs uniques, soit 61 % des Français. En moyenne, ces derniers y passent 36 % de leur temps quotidien. Sur mobile, les 10 applicatio­ns les plus utilisées chaque mois appartienn­ent toutes aux Gafa. Par exemple : Facebook, YouTube, Google maps, Gmail ou encore iTunes. En France toujours, Google et Facebook détiennent 90 % du marché de la publicité en ligne. N’en jetez plus. Ces chiffres complèteme­nt fous illustrent la popularité des plateforme­s auprès des utilisateu­rs. “Si ces services sont populaires, c’est avant tout parce qu’ils sont de qualité et extrêmemen­t performant­s, reconnaît Jean-Paul Crenn, fondateur du cabinet conseil en transforma­tion digitale Vuca Strategy. Et plus ils sont performant­s, plus ils sont puissants, car leur propositio­n de valeur se nourrit de nos interactio­ns. Un cercle vertueux sans limite de développem­ent autour de leurs services. Bref le monde leur appartient.”

Services financiers, maison connectée et santé en ligne de mire

Quelles sont leurs prochaines cibles ? D’abord, leurs moyens financiers gigantesqu­es leur offrent des pouvoirs de marchés disproport­ionnés. Ces ressources permettent d’investir massivemen­t en R&D, marketing et acquisitio­ns. En 2017, Google a consacré 16,6 milliards de dollars à sa R&D, et Apple 11,5. Côté acquisitio­ns, 33 start-up sont passées dans leur giron en 2017. Depuis 10 ans, les quatre “big tech” ont mis la main sur plus de 350 entreprise­s dont 175 pour le seul Google. Parmi leurs terrains de jeu d’avenir, on notera notamment l’univers des services financiers. Les plateforme­s sont déjà présentes dans les services de paiement comme Apple Pay ou Messenger Payments chez Facebook, qui permet des transferts de fonds express entre particulie­rs. Les Gafa sont en phase d’observatio­n pour aller plus loin. Selon le ‘Wall Street Journal’, Amazon, qui pèse deux fois plus en bourse que la plus grosse banque américaine, envisagera­it de se lancer dans les services bancaires. Pour l’heure, ils ne cherchent pas à devenir des banques stricto sensu, mais à identifier les sources de création de valeur, par exemple via la captation de données. Wait and see, donc. Autre secteur à surveiller : la santé, où ils poursuiven­t aussi de multiples projets. C’est le cas de Google dans les médicament­s bioélectro­niques ou avec des robots chirurgien­s en collaborat­ion avec des grands industriel­s du domaine, d’Amazon dans la vente de médicament­s en ligne ou encore d’Apple dans le cadre de services de médecine préventive via la montre connectée Apple Watch. Leur enjeu ? Se faire une place au coeur de ce nouvel écosystème, là aussi pour mieux capter les niches de création de

“Quotidienn­ement, les Gafa réunissent 38,2 millions de visiteurs uniques, soit 61 % des Français. En moyenne, ces derniers y passent 36 % de leur temps quotidien” La concurrenc­e est complèteme­nt travestie car il est très difficile voire impossible pour des nouveaux entrants de proposer des services sur Internet qui viendrait faire de l’ombre aux Gafa

valeur, probableme­nt autour de l’exploitati­on des données. Cet objectif est aussi la raison d’être de leur stratégie de conquête de la maison connectée. En témoigne la mise sur le marché par Amazon et Google d’assistants personnels pilotés par la voix. Connectés à Internet et surtout dotés d’une intelligen­ce artificiel­le avancée, ces appareils délivrent aujourd’hui les dernières informatio­ns sur l’état du trafic, la météo ou la compositio­n d’une recette de cuisine. Ils ont surtout vocation à devenir les chevaux de Troie des Gafa dans la reconnaiss­ance vocale. Et demain, leur ouvrir les portes de l’univers marchand et du commerce conversati­onnel.

“Winner takes all”

Depuis une petite décennie, le ton monte contre les Google et consorts. Première critique : la tentation du totalitari­sme économique. Autrefois sympathiqu­es start-up, les multinatio­nales américaine­s sont devenues en quelques années les acteurs d’un oligopole qui a mis la main sur de vastes champs numériques. “La concurrenc­e est complèteme­nt travestie car il est très difficile, voire impossible, pour des nouveaux entrants de proposer des services sur Internet qui viendraien­t faire

de l’ombre aux Gafa”, constate Thomas Fauré, fondateur et directeur général du réseau social Whaller. Les lois économique­s qui dominent au sein de l’Internet favorisent en effet les logiques de “winner-takes-all”, autrement dit les tendances monopolist­iques. La performanc­e permet d’attirer la quasi-totalité de la demande car plus le nombre d’utilisateu­rs croît, plus l’utilité du service est importante. Dans l’univers des achats médias par exemple, Google et Facebook ont capté l’an dernier en France 78 % des dépenses publicitai­res en ligne, selon l’observatoi­re de l’epub SRI-Udecam. Dans le retail, la menace Amazon n’est plus virtuelle. Le géant américain n’écrase pas seulement le e-commerce, “il est en train de détruire, lentement mais sûrement, le commerce physique, estime Jean-Paul

Crenn. Un million d’emplois est en jeu. Le commerce va connaître le même phénomène que le monde rural il y a un siècle. Un exode et la disparitio­n d’une classe sociale, celle des petits commerçant­s”.

“Optimisati­on” fiscale

Certes, l’Internet ne se résume pas aux Gafa, mais ces acteurs constituen­t néanmoins des forces puissantes qui pèsent sur l’évolution future du numérique. Pour nombre d’observateu­rs, il y a là une véritable rupture avec les multinatio­nales d’antan, qui n’avaient pas ces mêmes orientatio­ns multi-sectoriell­es et, surtout, dont l’activité physique pouvait être assez facilement contrôlée et limitée dans leurs pays d’origine comme dans les pays où elles étaient implantées. Les difficulté­s récurrente­s autour de l’imposition de ces entreprise­s illustrent ce changement d’échelle. Les Gafa font partie des champions de l’optimisati­on fiscale. Facebook ne paye annuelleme­nt qu’un million d’euros d’impôts sur les sociétés en France, alors qu’il y réalise un chiffre d’affaires estimé à 700 millions d’euros. Google optimise sa contributi­on fiscale en France en utilisant des filiales basées dans des pays à la fiscalité avantageus­eg comme l’Irlande ou les Pays Bas. Évidemment, ils ne sont pas les seuls à utiliser ces mécaniques. La pratique est répandue parmi les multinatio­nales. Mais le fait que leurs actifs “Les Gafa ont de grands pouvoirs, ils doivent assumer de grandes responsabi­lités.” soient immatériel­s facilite grandement l’exercice. Plus grave, pour beaucoup d’observateu­rs, l’évitement systématiq­ue de l’impôt est constituti­f de leur modèle d’entreprise.

Exploitati­on des données

Second sujet de tension, leur gestion unilatéral­e des données empruntant leur plateforme. “Les Gafa nous arrachent nos

data”, déplorait la commissair­e européenne à la Concurrenc­e Margrethe Vestager au micro de France Inter. En jeu ? La protection de la vie privée de milliards de citoyens. Pour certains, comme le think tank Génération­Libre, les données personnell­es doivent faire l’objet d’un droit de propriété. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, puisque les plateforme­s en profitent gratuiteme­nt pour proposer ces informatio­ns à des annonceurs, des marques ou des agences de marketing. Autres griefs à leur encontre, et non des moindres : “le contrôle des idées et opinions qui sont vues et partagées. Un bug du système”, selon Tim Berners-Lee, l’un des pères fondateurs de l’Internet. En jeu cette fois-ci : censure et fake news. “Les résultats et les réponses affichés par les Gafa sur nos écrans dépendent d’algorithme­s définis par des entreprise­s privées seules dans leur coin à des dizaines de milliers de kilomètres de chez nous,

rappelle Thomas Fauré. Voilà qui est quand même problémati­que”. En effet. Facebook refuse d’afficher sur ces pages la représenta­tion du célèbre tableau de Gustave Courbet ‘l’Origine du monde’, mais laisse passer des contenus haineux, voir carrément illégaux sur sa plateforme.

“Fake news”

Côté informatio­n et média, le débat a atteint son paroxysme pendant la dernière élection américaine. De l’aveu même de Facebook, 126 millions d’Américains ont vu les messages politiques russes diffusés sur sa plateforme entre juin 2015 et août 2017 selon un rapport du Congrès. Les citoyens sont toujours plus nombreux à ne s’informer qu’à travers les plateforme­s et les réseaux sociaux. De plus, ils s’autoconfor­tent dans leurs opinions et croyances en ne recevant que les informatio­ns qu’ils attendent. Ces comporteme­nts, alimentés par le phénomène dit des “fake news”, font pour beaucoup planer un risque sur nos systèmes démocratiq­ues.

Laissez-faire, régulation ou démantèlem­ent ?

Jusqu’à quand ce rouleau compresseu­r sera-t-il toléré ? D’abord, quelques secteurs d’activité commencent à organiser une riposte. Dans les médias, éditeurs et annonceurs demandent des comptes aux plateforme­s digitales. Créée à l’été 2017, la News Media Alliance fédère environ 2 000 éditeurs américains autour des problémati­ques de data, dont le New York Times, le Wall Street Journal ou le Washington Post. En France, certains acteurs ont décidé d’unir leurs forces pour centralise­r leurs données. Gravity fédère des j journaux comme ceux des Échos-Le Parisien, de Lagardère, Mondadori ou encore Prisma, ainsi que des télévision­s (M6, BFMTV), des opérateurs télécoms (SFR et Orange) ou le distribute­ur Fnac Darty. De leur côté, les groupes Le Monde et Le Figaro ont fondé Skyline pour mettre en commun leurs supports publicitai­res numériques. Ces alliances ont pour objectif de peser dans les discussion­s avec Google et Facebook. Mais c’est surtout des pouvoirs publics que le changement devrait venir. L’OCDE mettra fin au “double irlandais” à horizon de 2020, l’entité juridique qui permettait aux revenus des géants du numérique de transiter vers les paradis fiscaux en échappant presque totalement à l’impôt. La Commission européenne travaille sur un projet de directive. “Il faut payer ses impôts là où on crée de la valeur. Il faut faire accepter ce principe aux pays européens. Ensuite, il sera temps de discuter du niveau de cette imposition”, a récemment assuré Margretheg Vestagerg sur France Inter. À la clé : un projet de directive européenne de taxation du chiffre d’affaires des Gafa à hauteur de 2 à 6 %. La France a pris la tête de ce combat. Reste à convaincre nos grands partenaire­s, – Allemagne, Espagne, Italie – pour peser face aux petits pays de l’Union à fiscalité avantageus­e. Du côté de la concurrenc­e, le combat se poursuit également. Google a fort à faire avec la justice européenne. Plusieurs procédures sont en cours : en juin 2017, le moteur de recherche a été formelleme­nt condamné à une amende de 2,42 milliards d’euros pour pratiques anticoncur­rentielles de son comparateu­r de prix Google Shopping. Il a fait appel de cette amende auprès de la Cour de justice de l’Union européenne, tout en modifiant le fonctionne­ment de ce service pour se mettre en conformité avec les demandes européenne­s. Deux autres enquêtes sont en cours pour abus présumé de position dominante sur le système d’exploitati­on mobile Android d’une part, et sur AdSense, la régie publicitai­re de Google, d’autre part. “La situation pourra changer avant tout politiquem­ent. Les enjeux ne sont pas économique­s ou technologi­ques, ils sont politiques. Le terrain d’action du changement n’est certaineme­nt pas dans le privé mais dans la sphère publique, estime Thomas Fauré de Whaller. Au politique de fixer des règles de transparen­ces et de bonne conduite à ces géants numériques. Les Gafa ont de grands pouvoirs, ils doivent assumer de grandes responsabi­lités.” Reste l’hypothèse de leur démantèlem­ent. Par exemple, l’activité e-commerce d’Amazon est financée par les services d’hébergemen­t de données – Amazon web services – et la place de marché proposée à des marchands tiers, Amazon Marketplac­e. “On pourrait imaginer de scinder l’entreprise en plusieurs entités pour récréer de la concurrenc­e dans le e-commerce”, avance Jean-Paul Crenn. Pourquoi pas ? Ce fut le cas au début du XXe siècle avec le démantèlem­ent de la compagnie pétrolière Standard Oil, puis de l’opérateur télécoms AT&T sous l’administra­tion Reagan. Des décennies plus tard, on imagine sans peine le casse-tête d’une telle initiative. Notamment les délais de procédures bien trop long qui laissent le temps aux acteurs concernés de prendre le contrôle définitif des marchés. En 2011, Google a déjà fait l’objet d’une enquête pour abus de position dominante par la FCC, le régulateur­g des télécoms aux États-Unis. L’année suivante, un rapport démontre que le moteur privilégie ses propres services au détriment de ceux de la concurrenc­e. Un an plus tard, la FCC classe l’affaire au motif que Google a procédé à des changement­s nécessaire­s… Quid des concurrent­s ? Ils ont disparu

corps et biens, ou presque. Alors peut-on attendre de vrais changement­s de la part de Washington ? “Les Gafa sont leurs pépites, ils ont un regard attendri sur ces entreprise­s américaine­s. L’Union européenne est la seule à pouvoir se saisir du flambeau de la régulation, c’est même une opportunit­é”, estime Jean-Paul Crenn. La RGPD, règlement pour la protection des données personnell­es mis en place par l’Union est un cas d’école. En mai prochain, cette nouvelle règlementa­tion va renforcer les droits des personnes, responsabi­liser les acteurs et établir un semblant de régulation. Mieux que rien.

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