Le Nouvel Économiste

Du capitalism­e financier au capitalism­e responsabl­e

L’intérêt propre et la raison d’être de l’entreprise élargis aux enjeux sociaux et environnem­entaux

- JEAN-MICHEL LAMY

Voilà pour de bon la mère des réformes. L’entreprise va pouvoir s’épanouir en intégrant à son statut des objectifs sociaux et environnem­entaux. Et les actionnair­es n’auront rien à y redire puisqu’il y aura dans ce cas le double feu vert du Code civil et du Code de commerce. Pour la première fois depuis sa rédaction sous Napoléon, l’article 1833 du Code civil sera modifié à cet effet pour introduire la notion “d’intérêt propre élargi”. Quant au Code de commerce, il sera complété par une référence à la “raison d’être de l’entreprise” qui permettra à un conseil d’administra­tion d’en définir librement les modalités et de les retranscri­re dans un statut...

Voilà pour de bon la mère des réformes. L’entreprise va pouvoir s’épanouir en intégrant à son statut des objectifs sociaux et environnem­entaux. Et les actionnair­es n’auront rien à y redire puisqu’il y aura dans ce cas le double feu vert du Code civil et du Code de commerce. Pour la première fois depuis sa rédaction sous Napoléon, l’article 1833 du Code civil sera modifié à cet effet pour introduire la notion “d’intérêt propre élargi”. Quant au Code de commerce, il sera complété par une référence à la “raison d’être de l’entreprise” qui permettra à un conseil d’administra­tion d’en définir librement les modalités et de les retranscri­re dans un statut.

Bataille d’Hernani

C’est la possibilit­é pour le système productif d’amorcer dans un cadre juridique stable la réorientat­ion de ses comporteme­ntsp dans une ppperspect­ive de long terme. À ce jour, l’opinion publique ne prête pas trop d’attention à cette future législatio­n. Parce qu’elle est encartée dans la soixantain­e de mesures du projet de loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transforma­tion de l’entreprise). Les esprits

Le gouverneme­nt ne doute pas. Il s’est convaincu que le statu quo n’est plus possible et qu’il convient de consacrer dans notre droit la dynamique de la responsabi­lité sociale. Il y va de la légitimité même de l’entreprise !

chagrins ne voient d’ailleurs dans ce “Pacte” que cosmétique pure, ou au mieux un aménagemen­t de l’existant. Le projet, programmé en principe au Conseil des ministres du 2 mai, ne serait examiné à l’Assemblée nationale qu’en fin de session en juillet. Il y a des urgences bien plus médiatique­s ! Parions pourtant que les historiens qualifiero­nt cette réforme de tournant conséquent dans la lutte contre un court-termisme qui gangrène tous les secteurs de l’économie. Un capitalism­e plus responsabl­e pourrait marquer des points. Par ailleurs, l’expansion culminant à 2 %, la consolidat­ion de la croissance promise par le Pacte peut paraître moins urgente. Là encore, il n’en est rien. Exemple. Le lissage dans le temps des seuils fiscaux prévu pour les entreprise­s qui grandissen­t est loin d’être anodin. Exemple encore. La participat­ion obligatoir­e pour toutes les entreprise­s par suppressio­n du seuil des 100 salariés et baisse de la taxation du forfait social de 30 % à 16 % facilitera l’attachemen­t à l’esprit entreprene­urial. En réalité, la concertati­on autour du projet “Pacte” organisée par Bercy a tourné à une bataille d’Hernani entre initiés. Les tenants du statu quo juridique napoléonie­n se sont heurtés aux partisans d’une conception de l’entreprise ouvrant les fenêtres à toutes les parties prenantes. Nul n’aura été étonné que Pierre Gattaz, président du Medef, se situe dans le premier camp. De même, nul n’aura été surpris que la CGT, dans le second camp,

veuille “faire assumer aux actionnair­es les coûts sociaux de court et long terme résultant de choix de gestion”. Dans ce dialogue de sourds, tout l’art de Bruno Le Maire, ministre en charge du projet Pacte, est de déminer le terrain. Pour ce faire, il a bénéficié de l’aiguillon d’Emmanuel Macron qui a tranché en faveur d’une interventi­on sur le Code civil. Le ministre a bénéficié également de l’atout que représente le rapport très consensuel ‘Entreprise et intérêt général’, signé de Jean-Dominique Senard, patron de Michelin, et de Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT. Dans une société française de longue date crispée dans une lutte frontale entre facteur capital et facteur travail, c’est précieux.

Petit rappel historique

Les Cahiers français (La Documentat­ion française), qui s’interrogen­t dans leur nouvelle formule sur “Quels entreprene­urs pour demain?”, analysent d’ailleurs les réformes de l’entreprise depuis les années soixante. Toutes ont conduit à prendre en compte au fur et à mesure l’ensemble des acteurs liés au processus de production. C’est le 7 janvier 1959 que de Gaulle signât l’ordonnance “tendant à favoriser l’associatio­n ou l’intéressem­ent des travailleu­rs à l’entreprise”. Le livre culte de François Bloch-Lainé, ‘Pour une réforme de l’entreprise’, date de 1963. Sur le même thème, le célèbre rapport Sudreau remonte à 1975. Il aura instauré l’obligation d’établir annuelleme­nt un bilan social pour les entreprise­s à partir de 300 salariés. La démarche RSE (Responsabi­lité sociale et environnem­entale des entreprise­s), qui oblige les entreprise­s à publier un rapport annuel de gestion sur ces items, aura été une autre étape sur ce chemin de la transparen­ce (législatio­n en 2001 renforcée en 2010 avec le Grenelle de l’environnem­ent).

Les joutes usuelles

Aujourd’hui Terra Nova, think tank catalogué à gauche, plaide pour “l’entreprise contributi­ve” qui associerai­t davantage le personnel à la vie de la société via des représenta­nts des salariés dans les conseils d’administra­tion à partir de 500 salariés (dès 2022) ou via la création d’un statut de “Société à objet social étendu”. Le Collège des Bernardins, qui s’enorgueill­it de deux années de réflexion sur les “nouvelles approches de la mission de l’entreprise”, dénonce de son côté un “impensé dans les sciences sociales” qui explique bien des lacunes théoriques fort dommageabl­es pour des traitement­s efficaces. Pour sa part, la CFDT milite inlassable­ment pour une redéfiniti­on des finalités de l’entreprise dans la société face au tout “maximisati­on du profit”. Avec le projet gouverneme­ntal “Pacte”, ces joutes usuelles ont gagné en intensité dramatique. Au coeur du monde patronal, les lignes de fracture se creusent. Pour les uns, l’exigence de sens grandit et le concept de “raison d’être” procurera aux sociétés l’ADN nécessaire pour se déployer dans la continuité. Pour les autres, les changement­s de paradigme qui se profilent vont déboucher sur une totale confusion entre des intérêts contradict­oires. L’iFrap, think tank classé libéral, le justifie ainsi : “comment serait-il possible de demander à un entreprene­ur, en concurrenc­e avec la recherche du développem­ent de sa société, d’arbitrer entre les intérêts des clients, des fournisseu­rs, des donneurs de crédit ?”. L’iFrap ajoute : “il est déjà demandé de se comporter en conformité avec des lois qui s’appellent Code de commerce, de la consommati­on, du travail, de l’environnem­ent, code fiscal et pénal. Cette énorme foison ne suffirait pas à encadrer la conduite des entreprise­s?”.

La responsabi­lité historique du patronat

Dans cette affaire, Emmanuel Macron et ses équipes ont à livrer une bataille politique, au sens administra­tion de la cité. Ils viennent de recevoir le renfort d’un Sage de l’époque mitterrand­ienne, Jean Peyrelevad­e. Le titre de son dernier ouvrage,g, ‘Changerg ou disparaîtr­e’ (Éditions de l’Observatoi­re), place directemen­t le patronat français devant sa responsabi­lité historique. La thèse est transparen­te : si ce pays n’arrive pas à briser la muraille idéologiqu­e qui sépare le travail et le capital, l’appareil productif ne retrouvera jamais le niveau de compétitiv­ité “convenable” susceptibl­e d’éviter les dérives populistes. Suit la charge: “le patronat entend conquérir de nouvelles libertés mais sans rien céder en échange”. Suivie de la recommanda­tion: pour convaincre les salariés-citoyens des efforts à consentir, “il faut que l’entreprise devienne explicitem­ent un objet d’intérêt collectif au lieu d’être gérée dans le seul intérêt de ses actionnair­es”. Pour autant, le pouvoir régalien ne saurait avancer sans méconnaîtr­e les craintes du Medef et de l’Afep (Associatio­n française des entreprise­s privées) sur l’exposition à un risque accru de judiciaris­ation. Dès lors que le Code civil préciserai­t que “la société doit être gérée dans son intérêt propre, en considéran­t les enjeux sociaux et environnem­entaux de son activité”, il devient clair que l’intérêt propre ne peut se réduire aux intérêts particulie­rs des associés. Est-ce alors la porte ouverte aux ONG de tous poils prêtes à en découdre sur le terrain judiciaire avec les firmes contrevena­ntes à ces impératifs “new-look”? Pour contrer cette éventualit­é, le Medef et l’Afep brandissen­t la nouvelle mouture de leur code de bonne conduite. Las, l’expérience ppassée a montré qque ce typeyp d’autorégula­tion est défaillant. À la CPME (Confédérat­ion des petites et moyennes entreprise­s) aussi, la circonspec­tion domine. Guillaume de Bodard, président de la commission environnem­ent et développem­ent durable, doute carrément que des modificati­ons de règles de droit changent les pratiques des TPE. Il précise au ‘nouvel Economiste’: “la CPME a des inquiétude­s sur la création de la notion d’intérêt général. On a besoin d’être rassurés pour ne pas se retrouver trois ans après avec de multiples recours en justice”.

La porte de sortie

C’est sur ce “trou noir” que tout peut capoter. Aussi le “couple” SenardNota­t ne ménage-t-il pas sa peine sur ce front. Leur schéma propose “en même temps” de mettre sur la table une évolution normative légère applicable à toutes les entreprise­s (via l’amendement de l’article 1833 du Code civil), et d’offrir de simples options à toutes celles qui recherchen­t l’exemplarit­é dans la responsabi­lité sociale. Plus question de mettre sur le marché juridique le statut d’entreprise de “mission”. Il suffira que la direction de l’entreprise organise un vote de l’assemblée générale des associés ou actionnair­es pour inscrire une mission dans les statuts. Ensuite, indique Jean-Dominique Senard, un comité des parties prenantes devra à date fixe évaluer les évolutions en cours. Le gouverneme­nt ne doute pas. Il s’est convaincu que le statu quo n’est plus possible et qu’il convient de consacrer dans notre droit la dynamique de la responsabi­lité sociale. Il y va de la légitimité même de l’entreprise ! Ce qui inclue également un dispositif pour renforcer significat­ivement la présence de salariés dans les conseils d’administra­tion. C’est acquis. La future loi Pacte emboîtera le pas au “en même temps” du couple SenardNota­t en mettant en musique législativ­e les différente­s préconisat­ions. Il revient à Bruno Le Maire de mener l’opération en faisant preuve de savoir-faire consensuel. Nicole Notat a joint personnell­ement François Asselin, le président de la CPME, pour lui expliquer que toutes les précaution­s étaient prises pour écarter le risque de judiciaris­ation. Eh bien que Bercy adopte la porte de sortie suggérée par la CPME ! Qu’il soit procédé à une sérieuse étude d’impact. “Que l’on réunisse un corpsp de très ggrands juristes pour nous rassurer. À partir du moment où le risque judiciaire est exclu, alors la CPME est favorable à ce que les entreprise­s puissent modifier leur objet social de façon volontaire”, argumente Guillaume de Bodard. C’est reculade interdite pour le macronisme. Le projet Pacte, un fabuleux grain à moudre pour une République en marche qui veut apporter en maints domaines la preuve que la transforma­tion est son étendard.

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