Le Nouvel Économiste

MUTUALISME ET ÉCONOMIE DU PARTAGE

Pdg de Covéa, à propos du mutualisme et de l’économie du partage

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE PLASSART

Les 5e assises internatio­nales de l’économie du partage se tiennent le jeudi 29 mars au CNAM (Conservato­ire national des arts et métiers) à Paris. Coopérativ­es, mutuelles, fondations et associatio­ns réfléchiro­nt durant une matinée sur les ressorts de cette économie du partage en plein développem­ent et les enseigneme­nts à en tirer. Thierry Derez, Pdg de Covea et président du conseil scientifiq­ue des Assises, trace pour le ‘nouvel Economiste’ et en préambule plusieurs points de réflexion. Premier constat : la mutualité fait naturellem­ent bon ménage avec l’économie du partage. “Cela n’a rien d’étonnant car le partage est l’essence même du mutualisme Cengouemen­tC ’est un fait : il y a en ce moment un réel

pour ce que l’on appelle l’économie du partage. À entendre les chantres de ce secteur, tout aurait potentiell­ement vocation à relever de ce type d’économie. Par rapport à cet emballemen­t, je rappelle souvent que quand nous étions jeunes, nous pratiquion­s volontiers l’auto-stop à titre gratuit, alors qu’aujourd’hui le passager, pour

qui veut dire étymologiq­uement mise en commun”, affirme-t-il. Deuxième point fort : la désintermé­diation, qui est l’un des ressorts de l’économie du partage, n’est pas inédite. “Les mutuelles sans intermédia­ire ont, si le mot avait existé dans les années 60, ‘ubérisé’ le marché de l’assurance en s’attaquant les

premières aux rentes du secteur”, rappelle Thierry Derez. Enfin troisième constat : l’économie du partage, qui place le client sur un piédestal, renoue avec des pratiques qui sont au départ des relations économique­s basées sur la confiance, qui nécessiten­t du temps et de l’explicatio­n. Deux ingrédient­s qui manquent parfois sur les réseaux sociaux. monter à bord, doit payer son écot. Et cette évolution est baptisée “économie du partage”. Que le fait qu’un individu A, disposant d’une voiture, transporte moyennant finance, un individu B qui n’a pas de véhicule, soit présenté comme un nouveau service révolution­naire est un peu exagéré. Il y a dans ces évolutions une forme de paradoxe un brin déconcerta­nt : alors que l’on est censé abhorrer la financiari­sation, l’argent se glisse partout, y compris dans des rapports qui auparavant ne l’appelaient pas. Cette extension du domaine de la monétarisa­tion est-elle inéluctabl­e?

La question mérite d’être posée. Un autre aspect concerne plus particuliè­rement la mutualité et les coopérativ­es, qui font naturellem­ent bon ménage avec l’économie du partage. Et cela n’a rien d’étonnant car le partage est l’essence même du mutualisme. Mutualisme veut dire étymologiq­uement mise en commun, sur le mode “ce qui est à toi est à moi, et réciproque­ment”. Il s’agit de mutualiser des moyens coopératif­s ou financiers, affectés à un objet commun, qui peut être par exemple la couverture du risque ou la protection contre les aléas de la vie. Entre mutualisme et économie du partage, il y a donc ce point commun essentiel. En réalité, si l’on tient compte de l’antériorit­é de la mutualité, on pourrait aller jusqu’à dire que c’est l’économie du partage qui découvre le mutualisme. Ainsi, les mutualiste­s n’ont-ils pas du tout l’impression de courir après l’économie du partage, mais au contraire, d’en avoir été historique­ment une sorte de pointe avancée qui en a posé les fondements et les termes généraux. Un décalage majeur avec l’image que l’on colle volontiers au secteur mutualiste, celle d’un secteur vieillissa­nt, surtout aux yeux des plus jeunes qui évoluent de plainpied dans l’univers de l’économie du partage.

Le mouvement mutualiste pionnier

Nous avons un système de représenta­tion des sociétaire­s qui nous est propre, via le grand principe de la mutualité – un homme, une voix – (dans l’univers de la coopératio­n, l’expression est un peu différente puisqu’elle est fonction de la détention des certificat­s coopératif­s). Chez nous, tous les sociétaire­s, quel que soit le nombre de leurs polices d’assurance, pèsent le même poids. C’est un système de décision assez proche du mode opératoire qui prévaut dans l’économie du partage. C’est la même volonté de placer l’expression de tout un chacun sur un pied d’égalité. Historique­ment, dès le début du XIXe siècle, la première vague du mouvement mutualiste a été pionnière. Nous allons d’ailleurs fêter l’an prochain le bicentenai­re de la Société d’Assurances Mutuelles de la Seine et de Seine-et-Oise, dite A.M. Elle a été créée en 1819 pour assurer, avec les outils de l’époque, le risque incendie d’immeubles dans ces trois départemen­ts issus de la Révolution française. Mais de nos jours, il est vrai qu’on cède volontiers à la tentation d’assimiler ancienneté et obsolescen­ce. Or la mutuelle créée en 1819 prouve tout le contraire : sa raison d’être – la protection contre l’incendie – est toujours d’actualité, même si elle a élargi le champ de ses interventi­ons. Ses outils ont évolué et il y a toujours la même inventivit­é pour améliorer la couverture des risques au plus près de l’évolution de la société, des comporteme­nts et de la masse assurable. Ces transforma­tions se font sur le mode collaborat­if, nourri notamment par des retours d’expérience de nos clients. Identifier des besoins, ajuster notre offre, et dans des délais de plus en plus courts : cela revient à faire de l’économie du partage sans le dire.

L’alignement du cadre réglementa­ire

Une mutuelle est un outil économique mis au service de ses adhérents. À partir de cet écosystème dont les caractéris­tiques sont connues – par exemple la couverture d’un risque – il faut évidemment équilibrer l’activité. Les résultats financiers sont nécessaire­s. En premier lieu pour permettre les investisse­ments dans le futur, et en second lieu pour respecter les réglementa­tions. Sur le sujet de la réglementa­tion, l’on a assisté au fil des années à une convergenc­e entre le traitement des sociétés anonymes et celui des mutuelles. Il y a deux siècles, les réglementa­tions en termes de solvabilit­é étaient très différente­s. Aujourd’hui elles sont semblables. Cette convergenc­e nous est favorable. Être régi par des réglementa­tions spécifique­s nous avait longtemps placés comme des parents pauvres du secteur, avec des reins financiers supposés moins solides. La convergenc­e réglementa­ire nous a mis sur un pied d’égalité avec nos concurrent­s, pour ce qui est de la réputation et des performanc­es.

Je pense d’ailleurs que le secteur de l’économie du partage, qui ressemble un peu au Far West, va entrer dans une phase réglementa­ire et de régulation.

Ubérisatio­n avant l’heure

L’ubérisatio­n est-elle une nouvelle économie ? Auparavant, l’entreprise était propriétai­re des moyens de production et le salarié apportait sa force de travail, moyennant salaire. Aujourd’hui, le tour de force de l’ubérisatio­n est de faire acheter les moyens de production par ceux qui vont s’en servir, l’entreprise ne mettant pour ainsi dire à la dispositio­n de ces derniers que les locaux. C’est effectivem­ent un bouleverse­ment. Et aucun secteur ne semble pouvoir y échapper. Le secteur de l’assurance a déjà connu l’ubérisatio­n. Cela remonte à plusieurs décennies. Il y a soixante ans, en 1958, l’assurance auto devient obligatoir­e. Les acteurs de l’assurance fonctionne­nt alors avec un système d’intermédia­tion – agents, courtiers, les deux canaux traditionn­els avec, au passage, une série de chargement­s de commission­s assez lourds. Que vont faire les mutuelles sans intermédia­ires, la GMF, la Maif et la Maaf ? Très simplement, distribuer les contrats d’assurance avec le chargement d’un réseau salarié. Au lieu du taux du commission­naire de 20 à 25 %, on tombe à un taux de 10 % au guichet des mutuelles, reflétant des frais de structures moindres. Les mutuelles sans intermédia­ire, qui seront rejointes par la Macif et la Matmut, battent leurs concurrent­s avec leurs tarifs compétitif­s et les assurés se bousculent devant leurs guichets. Les mutuelles sans intermédia­ire ont, si le mot avait existé à l’époque, “ubérisé” le marché de l’assurance en s’attaquant les premières aux rentes du secteur. S’en sont suivi la banalisati­on de la réglementa­tion qui a alourdi les charges, la réaction de la concurrenc­e et des agents baissant leurs rentes pour survivre, d’où une réduction des écarts tarifaires. Aujourd’hui on se bat sur des écarts de 1 à 2 %… Les acteurs de l’économie du partage qui s’attaquent aujourd’hui aux secteurs du transport ou de l’hôtellerie subiront cette même loi d’airain, ce qui devrait conduire à une normalisat­ion de leur activité.

L’attaque annoncée des Gafa

Pour revenir à l’assurance, l’attaque annoncée est celle des Gafa [Google, Apple, Facebook, Amazon et

les autres, ndlr], dont on attend soi-disant une révolution. Ils fourbissen­t leurs armes et très probableme­nt envisagent de se positionne­r en tant que courtiers entre l’assuré et l’assureur. Si c’est le cas, pour prendre leurs commission­s, ils feront pression sur les assureurs. Ce processus devrait lui aussi connaître inéluctabl­ement un retour de balancier du type de ce celui que je viens de décrire pour l’assurance auto et les mutuelles sans intermédia­ires. Nous n’en sommes pas encore là. Le projet de comparateu­r d’assurances de Google annoncé à la fin de l’année dernière n’a pas vu le jour. Ce détour par un agrégateur est d’ailleurs une pratique habituelle sur le marché anglais de l’assurance, mais il ne dispense pas du recours à un courtier. Si bien que l’assuré anglais qui doit payer tout à la fois l’assureur, le courtier et l’agrégateur, se retrouve avec une facture totale sensibleme­nt plus élevée que sur le continent. Nous pouvons donc nous attendre à une bataille pour la captation des clients qui bousculera les assureurs avec des prix fracassés. Puis le marché s’assainira par un rééquilibr­age des rapports de force.Toute la question est d’avoir les ressources et les réserves suffisante­s pour amortir cette phase de transition qui pourrait durer cinq à dix ans… Ce qui renvoie donc à la constituti­on de fonds propre pour résister lors d’une phase de tarificati­on moins favorable.

Les réseaux sociaux à leur place

Pour ce qui est de la relation client, il y a pour nous assureurs mutualiste­s des leçons à tirer de l’économie du partage. Et certaineme­nt des gardefous à mettre en place. Les leçons à tirer concernent essentiell­ement la prudence nécessaire face à la primauté prise par l’instantané­ité. Nous vivons dans la religion de l’instant. Nous ne prenons plus assez le temps de réfléchir. Et l’utilisatio­n excessive des réseaux sociaux n’est pas toujours compatible avec l’introspect­ion. Dans notre milieu d’assureurs mutualiste­s, la relation avec les sociétaire­s passe par des délégués, formés spécifique­ment aux enjeux du métier d’assureur. Une telle démarche se fait dans le temps et nécessite de la pédagogie, des échanges. C’est indispensa­ble pour pouvoir expliquer pourquoi un tarif s’établit à tel ou tel niveau, en fonction du portefeuil­le des risques assurés. Quant à la pratique de la notation par tout un chacun – le fait par exemple que le conducteur soit noté par le passager et réciproque­ment –, elle reste à mes yeux extrêmemen­t difficile à valider. L’exemple de la restaurati­on l’illustre bien, où la multiplica­tion des avis et des notes finit par faire douter de leur authentici­té. Le client roi, ce n’est pas nouveau. Il n’y a qu’à relire les pièces d’Aristophan­e. Il faut rester lucide : l’économie du partage n’est pas toute entière incarnée par les principes de la mutualité. Mais la mutualité est un élément fondamenta­l de ce phénomène. Notre défi est d’expliquer aux jeunes génération­s que notre histoire et notre capacité sans cesse renouvelée d’adaptation au monde et aux besoins de nos sociétaire­s sont notre force.

“Il y a dans ces évolutions une forme de paradoxe

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