Le Nouvel Économiste

‘Don’t print the legend’

Le journalist­e a perdu le monopole d’informer, mais il est toujours en mesure de faire la différence par la qualité de l’analyse et la véracité des faits

- PHILIPPE PLASSART

Ce n’est pas parce que ces profession­nels sont habitués à vivre sous tension permanente, actualité oblige, que le défi à relever pour les journalist­es n’en est pas moins grand. Jamais peut-être en effet le métier d’informer n’a été mis autant sur la sellette. Et les conditions de son exercice si difficiles. Une crise sans précédent qui touche à l’essence même de la fonction du journalist­e : rechercher l’informatio­n, la vérifier, la hiérarchis­er pour enfin l’interpréte­r...

Ce n’est pas parce que ces profession­nels sont habitués à vivre sous tension permanente, actualité oblige, que le défi à relever pour les journalist­es n’en est pas moins grand. Jamais peut-être en effet le métier d’informer n’a été mis autant sur la sellette. Et les conditions de son exercice si difficiles. Une crise sans précédent qui touche à l’essence même de la fonction du journalist­e : rechercher l’informatio­n, la vérifier, la hiérarchis­er pour enfin l’interpréte­r. Un savoir-faire exclusif dont il a perdu, à tort ou à raison, le monopole aux yeux du public. Ce dernier se détourne des médias “officiels” au profit d’autres canaux qui, tels les réseaux sociaux, imposent leurs règles et leur rythme dans le débat public. Une course de vitesse dans laquelle le journalist­e, lesté par les contrainte­s et les grandeurs de son métier, part – dans un premier temps tout du moins – clairement désavantag­é. La propagatio­n du buzz et de la rumeur devancera toujours la diffusion de la nouvelle étayée. Quant au bruit produit sur la toile, il écrasera facilement la qualité d’une analyse aussi approfondi­e soitelle. Face à cette brutale et profonde déstabilis­ation du métier, la contre-attaque à mener n’est pas évidente. Certains remèdes – comme par exemple la surenchère dans le commentair­e, ou la tentation forcenée de la mise en scène – peuvent en effet s’avérer pire que le mal. L’avenir du métier emprunte des voies à la fois plus exigeantes et plus classiques. Car si le journalist­e n’est désormais plus considéré comme le messager unique de la nouvelle, il reste toujours sûrement en mesure de faire la différence par la qualité de l’interpréta­tion qu’il donne aux événements – pour peu que celle-ci soit logique et cohérente et qu’il ait pris soin au préalable, impératif incontourn­able, d’en vérifier la véracité, une démarche indispensa­ble à l’heure de la proliférat­ion des fake news. Sur ce plan, les vertus du raisonneme­nt par l’écrit restent incomparab­les. Pour le métier de journalist­e, c’est donc plutôt un retour aux fondamenta­ux qui s’impose qu’une réinventio­n complète des règles de l’art. Ce qui veut dire aussi que tout le monde ne peut s’improviser journalist­e ou en revendique­r le titre. Une façon de réhabilite­r le “bois” dont est fait ce profession­nel, dont la nervure principale p est assurément l’indépendan­ce p d’esprit. À charge pour les hommes de médias – parce que notre monde a définitive­ment basculé dans le numérique – de trouver de nouveaux modes de restitutio­n des contenus et d’offrir à l’ère des réseaux sociaux de nouveaux services à leur communauté de lecteurs. Plus que jamais, le métier sera donc aussi un laboratoir­e.

Par rapport à l’universita­ire ou l’expert, il est bien mieux outillé du fait de son savoir-faire pour rendre simple ce qui est complexe et rendre intéressan­t ce qui est important

La maîtrise perdue de l’informatio­n

Ah, que tout était simple dans le “monde d’avant” pour les journalist­es ! Forts de leur savoir-faire spécifique et reconnu, ces derniers recherchai­ent l’informatio­n, la vérifiaien­t, et la hiérarchis­aient dans ce qui s’appelle un “journal”. Ce support avec sa une, ses titres et ses rubriques, donnait tout son sens au “spectacle du monde”. Un ordre aujourd’hui totalement chamboulé par la révolution digitale. Annoncer la nouvelle n’est plus l’apanage des journalist­es : d’autres, munis qui d’un smartphone, qui d’un compte tweeter, le font plus vite et parfois mieux qu’eux. La sélection des articles n’est plus un processus piloté par les journalist­es mais par les algorithme­s qui, via les mots-clés, les font remonter dans les moteurs de recherche. La pertinence d’un papier ne se mesure plus par sa qualité intrinsèqu­e mais par le nombre de clics qu’il suscite. Et c’est dans le tohu-bohu digital où se mêlent la rumeur, la manipulati­on et la communicat­ion que vient désormais s’abreuver un public crédule

et avide de sensationn­el. À mille lieues de l’informatio­n vérifiée, validée et interprété­e des journalist­es, par nature plus austère et ingrate parce que ne cherchant pas à flatter les bas instincts de la population. Challengés, les médias ont réagi dans un premier temps en empruntant les codes des réseaux. Toujours plus vite, toujours plus fort ! Adeptes du “breaking news”, ils se sont placés dans le sillage de leurs rivaux. En donnant le primat à l’immédiatet­é, au risque de sombrer à leur tour dans les improvisat­ions hâtives ; en versant dans la surenchère des commentair­es “à chaud” confondant expertises et opinions ; ou bien en n’hésitant pas à mettre en scène l’actualité à deux doigts du montage et de la manipulati­on pour la rendre plus attractive. Autant de dérives dangereuse­s qui compromett­ent le métier et l’enfoncent dans le discrédit plus qu’elles ne le sortent de l’ornière.

Journalist­e analyste

Le métier de journalist­e peut-il retrouver ses galons de crédibilit­é ? Assurément oui. Il lui faut pour cela renouer avec sa raison d’être fondamenta­le : l’explicatio­n de texte de l’actualité. C’est-à-dire miser sur la qualité de l’analyse.y Une voie à la fois évidente et exigeante. Évidente ? La complexité du monde, l’entrelacs des tenants et aboutissan­ts, le jeu souterrain des interdépen­dances n’a jamais rendu en effet autant nécessaire le décryptage des faits, la mise au jour de leur importance et l’évaluation de leurs conséquenc­es. Exigeante ? Le journalist­e ne peut plus se contenter de poser la sacro-sainte question profession­nelle, celle du “quoi de neuf”, il doit faire l’effort d’aller jusqu’à l’interpréta­tion. Dans cette démarche d’approfondi­ssement, le journalist­e est en mesure de faire la différence. Par rapport à l’universita­ire ou l’expert, il est bien mieux outillé du fait de son savoir-faire pour rendre simple ce qui est complexe et rendre intéressan­t ce qui est important. Par rapport aux messages orientés des communican­ts, la réflexion journalist­ique, faite de mise à distance et d’esprit critique, apparaît bien plus libre. Idem par rapport à la parole des politiques dont la finalité est d’être intrinsèqu­ement au service exclusif et intéressé de la conquête puis de la préservati­on du pouvoir. Pour déployer sa valeur ajoutée, le journalism­e dispose d’une arme redoutable­ment efficace : le maniement des mots dans leur syntaxe. Un savoir-faire qui donne toujours, même dans notre monde saturé d’images, une prime à l’écrit. En enchaînant des mots portant des concepts, l’écrit sollicite l’hémisphère gauche de notre cerveau, celui qui déclenche la réflexion ppar le raisonneme­nt séquentiel. Àl’inq verse de l’image qui, en jouant sur l’instantané et l’émotion, active la partie droite du cerveau. Le mot ouvre la réflexion, l’image la tue, résume la science cognitive. Preuve que l’écrit n’a pas dit son dernier mot : on voit de plus en plus souvent sur les écrans des chaînes d’info en continu des mots en incrustati­on, comme s’il s’agissait de mieux faire imprimer le message… Autre vertu de l’analyse écrite : sa durabilité. Le décryptage d’un enjeu ou d’une problémati­que a une durée de vie plus longue que la simple informatio­n factuelle du qui, quand, quoi, comment. Et grâce désormais à Internet qui permet un accès immédiat à la ressource des articles quelle que soit sa date de fabricatio­n, tout à chacun dispose d’une mine documentai­re incommensu­rable. Qui a dit que l’écrit était mort ?

Médiateur toujours

Pour autant, tout le monde ne peut pas s’improviser journalist­e analyste. Savoir écrire est une condition nécessaire mais pas suffisante ; il faut être aussi capable de raisonner, de mettre en relation les causalités, de distinguer l’essentiel de l’accessoire, de se méfier des apparences souvent trompeuses. Une aptitude qui requiert une solide culture générale pour se hisser rapidement à la hauteur des événements. Un profil de normalien en somme, mais un normalien qui aurait le caractère et l’assurance pour pouvoir réfléchir par lui-même à l’abri des sectarisme­s, des idéologies ou des modes. Devant être sans a priori, un bon journalist­e ne peut avoir que des a posteriori. Il doit donc se méfier de ses préjugés, accepter la critique, faire droit à la contradict­ion… Et si on attend d’un bon article qu’il défend une thèse, il doit le faire sans mauvaise foi et par une argumentat­ion honnête, déontologi­e profession­nelle oblige. S’appuyer sur ces fondamenta­ux du métier ne suffira toutefois pas, le journalist­e doit aujourd’hui pousser plus loin encore sa valeur ajoutée. Par chance, il se trouve qu’il peut plus que jamais justifier son rôle de médiateur face aux défis lancés par le numérique. C’est dans le laboratoir­e de son média qu’il doit tous les jours se réappropri­er cette fonction dont les réseaux sociaux tentent dangereuse­ment de le déposséder. Une extension du domaine d’activités journalist­ique pleine d’avenir et de promesses, tant il est vrai que le métier est à même de résoudre la contradict­ion entre l’incroyable profusion des contenus et le temps incompress­ible de l’usager. Sa carte à jouer ? La fonction “butler” qui consiste, à l’instar de ces majordomes sélectionn­ant les sorties culturelle­s de leur maître, à se mettre en position de veille et de guet pour le compte de ses lecteurs. Encore faut-il que le journalist­e devienne lui-même l’expert de ce “data mining” de façon, étant son propre autodocume­ntaliste, à pouvoir rendre ce nouveau service. Le retour aux fondamenta­ux du métier passera aussi par une exigence accrue de compétence­sp techniques. q Éternelle conjugaiso­n de l’art et la manière.

Autre vertu de l’analyse écrite : sa durabilité. Le décryptage d’un enjeu ou d’une problémati­que a une durée de vie plus longue que la simple informatio­n factuelle du qui, quand, quoi, comment

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La propagatio­n du buzz et de la rumeur devancera toujours la diffusion de la nouvelle étayée. Quant au bruit produit sur la toile, il écrasera facilement la qualité d’une analyse aussi approfondi­e soit-elle. Face à cette brutale et profonde...
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