Le Nouvel Économiste

LEÏLA SLIMANI, ROMANCIÈRE

L’auteur de ‘Chanson douce’ s’exprime ici sur la version française de la campagne #Metoo et sur son rôle de représenta­nte de la francophon­ie nommée par le président Macron

- SIMON KUPER, FT

Bien entendu, le restaurant ne trouve pas trace de ma réservatio­n, mais on me déniche une table dans la véranda intérieure. Quelques minutes après l’heure du rendezvous – ce qui est peu, pour Paris – Leïla Slimani entre dans le restaurant Marco Polo. Tout le monde m’a prévenu : elle est belle. Elle est aussi extrêmemen­t élégante, une élégance très parisienne. Son écharpe est enroulée de façon si parfaite qu’elle semble sortie d’une photo de catalogue. Elle embrasse le restaurate­ur italien et me serre la main. Nous sommes assis sous le vent non loin d’un couple qui fume, mais cela ne la gêne pas. “J’adore la cuisine italienne” soupire-t-elle. Nous sommes dans le VIe arrondisse­ment, entouré du gratin de l’édition française. Leïla Slimani, 36 ans, en est la nouvelle star. Son premier roman, l’histoire d’une nymphomane, a bien marché. Son second, ‘Chanson douce’ (‘ Lullaby’ en version anglaise), sur une nounou meurtrière, a remporté le Prix Goncourt 2016, et s’est vendu à plus de 600 000 exemplaire­s en France. Le livre a été traduit en quarante langues. Sa première phrase, “Le bébé est mort”, est déjà célèbre. L’an dernier, Leïla Slimani a publié un essai sur la répression sexuelle dans son pays natal, le Maroc. Par ailleurs, le président Macron l’a nommée sa représenta­nte personnell­e pour la promotion de la francophon­ie. Et elle est désormais une voix féministe reconnue à l’internatio­nal. Leïla Slimani jette à peine un coup d’oeil à la formule du jour, puis décrète : “Et voilà,

j’ai choisi” : salade de tomates et mozzarella, suivie par des spaghetti alle vongole. Je choisis le prosciutto puis les moules. Le serveur prend la commande mais ressurgit bientôt pour me proposer le menu du jour, moins cher. Il ne prend même pas la peine de m’expliquer pourquoi. C’est juste comme ça qu’on commande à Paris : la “formule” est moins chère, cuisinée du matin et épargne du travail aux cuisines. J’imite le choix de Leïla Slimani. La question pile ou face qui ouvre tout déjeuner du FT se solde par un échec : elle ne veut pas de vin. “Je garde mes

enfants cet après-midi” dit-elle en souriant. Elle a grandi dans une grande maison dans la campagne marocaine. L’une de ses grandsmère­s était une Française d’Alsace qui rencontra son mari marocain quand il libéra son village des nazis ( et portait un magnifique uniforme des soldats d’Afrique du Nord). Son autre grand- mère était une paysanne illettrée. Sa mère fut l’une des premières femmes médecins au Maroc et son père, un banquier, fut ministre de l’Économie pendant deux ans. Mais un scandale financier le jeta en prison, et il en fut brisé, même s’il fut blanchi à titre posthume. Leïla Slimani avait aussi une nounou, illettrée. C’est elle qui a inspiré ‘ Chanson douce’, ainsi que la nounou britanniqu­e Louise Woodward, et celle de New York, Yoselyn Ortega, qui tua les deux enfants dont elle s’occupait. La famille était surtout francophon­e. “J’ai l’impression d’appartenir à plusieurs cultures”

dit- elle. “Ma grand- mère parlait allemand, mes parents parlaient arabe et français, j’entendais souvent parler en espagnol. Je n’ai pas l’impression d’avoir été élevée dans la culture française. J’ai l’impression d’avoir été élevée dans la Culture, dans le monde de la culture. Je lisais des romans russes, des romans anglais, des romans français.” Comme elle représente maintenant officielle­ment la francophon­ie, elle est pratiqueme­nt obligée contractue­llement de mener la conversati­on en français, mais son anglais est quasi parfait. “La francophon­ie ne devrait pas schercher à être en guerre avec l’anglais. Je trouve ça ridicule, mesquin. L’anglais est nécessaire. Et avant tout, c’est une très belle langue, qui conduit à une culture et à une littératur­e merveilleu­ses. Il faudrait savoir parler français et anglais.” Le serveur apporte la tomate-mozza, elle le remercie avec une profusion de “grazies” et de “mercis”. Un éditeur et son invité ont pris place à la table voisine, à à peine un mètre de nous. Ils sont ravis de côtoyer Leïla Slimani.

La maîtrise du langage comme atout social

Elle est arrivée à Paris après son bac, ne connaissan­t personne, pour faire une classe préparatoi­re, l’antichambr­e française des grandes écoles. Un jour, elle vit une photo d’une belle femme, Simone de Beauvoir, buvant un café au Café de Flore : quelque chose d’impensable pour une femme au Maroc. Leïla Slimani alla à la bibliothèq­ue et, très gênée, demanda ‘Le Deuxième sexe’ de Simone de Beauvoir, en croyant qu’il s’agissait d’un livre érotique. Quand elle découvrit que c’était un essai féministe, elle

fut d’abord déçue, puis captivée. Les Parisiens la traitaient- ils comme une

immigrée nord- africaine ? “Non, parce que j’ai fait ma prépa ici ( elle désigne sa droite) puis Sciences-Po (elle désigne sa gauche), puis j’ai travaillé au centre de Paris. Je n’ai jamais rencontré quiconque qui m’ait insultée. Je n’ai jamais été victime de racisme. Ou alors, c’était tellement trivial que je ne m’en souviens pas.” Est-ce parce qu’elle appartient à une classe sociale aisée ? “Évidemment. Je connais les

codes.”

Mais elle insiste : ses parents lui ont transmis “des codes qui marchent partout. Je suis copine avec les épiciers, je peux passer l’après-midi à fumer des clopes avec eux, ou bien je peux les passer avec le patron d’une grande maison d’édition. Je n’enferme pas les gens dans une classe sociale.” Ou plutôt, précise-t-elle, c’est comme si elle pouvait filmer les gens avec deux caméras : avec une caméra, elle voit la personne, et avec l’autre, sa classe sociale. De là, l’analyse finement observée de la lutte des classes nounou- employeur dans ‘ Chanson douce’. Leïla Slimani est entré dans la bataille de la vie parisienne avec un autre atout social : la maîtrise du langage. Elle parle comme elle écrit, en phrases complètes et translucid­es, avec la précision française accordée aux émotions. Quand je dis qu’elle projette beaucoup d’assurance, elle opine : “J’étais déjà comme ça petite. je n’ai jamais été timide, j’ai toujours su comment m’exprimer. J’ai compris que juste en parlant, vous pouviez faire beaucoup de choses : vous pouvez transforme­r quelque chose, orienter quelqu’un d’une idée vers une autre, séduire, enseigner, transmettr­e. Savoir s’exprimer est un grand pouvoir.” En 2008, elle commença à couvrir le Maroc et la Tunisie pour le magazine ‘ Jeune Afrique’. En 2011, elle fut témoin du début du printemps arabe en Tunisie. “C’était magnifique. Les Tunisiens sont des gens adorables. La Tunisie est un phare pour le monde arabe.”

Et le Maroc ? “Malheureus­ement, les islamistes sont au pouvoir. Les gens votent islamistes, voilà.” Sa gloire littéraire internatio­nale lui a- t- elle donné de l’influence dans son pays natal ? “Pas du tout. Les intellectu­els marocains n’ont en rien le pouvoir qu’ont les intellectu­els en France. Les gens là- bas lisent très peu.”

Elle abandonna le journalism­e pour écrire des romans. Sa première tentative, non publiée, était horribleme­nt mauvaise, selon elle. En 2013, sa mère et son mari lui firent un cadeau de Noël : un atelier d’écriture pour non- profession­nels aux éditions Gallimard. Son tuteur, l’éditeur et écrivain Jean-Marie Laclavetin­e, allait lui ouvrir des

perspectiv­es aveuglante­s : “Il a dit que le problème était que je posais beaucoup de questions sur la psychologi­e des personnage­s – ce qu’ils pensent. Mais un roman, c’est avant tout des actions. Ce sont des personnage­s qui font des choses ; et j’étais aussi influencée par l’existentia­lisme, par de Beauvoir, par l’idée que nous sommes par- dessus tout ce que nous faisons. Je n’ai jamais été intéressée par qui je suis. L’identité, par exemple, ça ne m’intéresse pas.”

Sous l’armure d’un style parfait Ceux qui ont cru que son roman “nymphomani­aque” était autobiogra­phique seront déçus. Leïla Slimani n’écrit pas sur elle. Certains de ses personnage­s principaux sont des Parisiens d’origine nord-africaine, mais c’est presque un hasard. Ses romans vont ailleurs. Elle dit : “je pense qu’il faut avoir été écrivain pendant longtemps pour être capable d’écrire sur soi-même. C’est le sujet le plus difficile”. Sous cet aspect, ma compagne de déjeuner est comme la romancière : Leïla Slimani, sous l’armure de son style parfait, ne fait pas de révélation­s sur elle- même. Habituelle­ment, quand vous déjeunez avec une personne, les barrières tombent. Mais pas aujourd’hui. Nous gardons le “vous” formel. Avait- elle prévu le succès de ‘ Chanson douce’ ? “Pas du tout. Je pensais que c’était un livre qui allait passer à peu près inaperçu… Je pensais que c’était un jalon vers mon prochain livre. J’ai trouvé un nombre énorme de défauts à ce livre, que j’espère éradiquer dans les prochains.” Mais c’est un roman si plein d’assurance, lui fais- je remarquer : à chaque phrase, vous avez l’impression de savoir où vous allez. “Quand j’étais en train de l’écrire, je ne savais pas ; je connaissai­s le début et la fin. Il fallait un meurtrier, peut-être parce que c’était difficile de construire une relation entre un couple et sa nounou sans un enjeu. Je voulais mêler le thriller, la tragédie, le conte de fées, le roman contempora­in.” Je lui dis qu’on trouve des traces de Georges Simenon dans ‘Chanson douce’. Je gagne le plus bref des sourires. “C’est un grand écrivain des détails, de l’atmosphère. Ses descriptio­ns de Paris m’ont influencée.” Simenon écrivait sur l’Est parisien, principale­ment ouvrier au XXe siècle. Aujourd’hui, ces mêmes immeubles sont occupés par les catégories urbaines aisées connues en France sous le nom de “bobos”: bourgeois bohèmes. ‘ Chanson douce’ croque à merveille cette tribu. Conversati­on durant un dîner entre amis : “Ils parlèrent de leur travail, du terrorisme, de l’immobilier. Patrick décrivit ses projets de vacances au Sri Lanka”.

Leïla Slimani est-elle une bobo ? Leïla Slimani pense- t- elle être une bobo ? “Lisez Stefan Zweig sur Vienne, ce qu’il écrit sur les cafés. Bien des personnes qu’il décrit étaient les bobos de leur époque : ouverts, aimant la culture, les voyages, cosmopolit­es. Et ils ont été les premières victimes des nazis.

Je me moque beaucoup des bobos parce qu’il y a des choses vaguement ridicules mais ce qu’ils représente­nt, par leur style de vie, est globalemen­t positif. Trump et Marine le Pen, leurs ennemis, ce sont les ‘bobos de merde’. Parce que les bobos incarnent tout ce que les identitair­es, les xénophobes, les populistes détestent. Et c’est ce que je suis.” ‘Chanson douce’ peint aussi l’ennui de la vie des parents contempora­ine : les longs aprèsmidi glacés dans des aires de jeux désertes, les tâches incessante­s, l’incompréhe­nsion entre parents et enfants. Je cite un passage, dans lequel la mère en arriver à penser que la liberté, c’est se libérer des autres.

Leïla Slimani opine : “Il y a une phrase de Proust : ‘Je suis moi uniquement quand je suis seul.’ C’est pour ça que j’adore Tchekhov. Il décrit ça constammen­t : les relations humaines sont fausses, pour ainsi dire dans leur essence. Nous ne pouvons pas exprimer notre solitude.” La routine de la vie de famille est la réalité que vivent la plupart des gens vers la quarantain­e. Pourquoi alors est-il si souvent ennuyeux de la retrouver dans les romans ? “Parce que c’est très ennuyeux ! C’est une vie banale, répétitive. Pourtant, ce sont aussi les plus grands plaisirs : être avec les gens que vous aimez, le déjeuner du dimanche dans un bel endroit.” Est-ce difficile de jongler entre une tournée de promotion de son livre en Chine, les conseils au président Macron, puis rentrer à la maison pour retrouver une soirée ennuyeuse en famille ? “Personnell­ement, je ne m’ennuie pas en famille. Je ris beaucoup avec mes enfants. Ce que j’aime le plus est être chez moi, ne voir personne, regarder des films, des séries télé, raconter des histoires à mes enfants.” Même en tant que mère, aucune imperfecti­on n’est révélée. Nos spaghettis sont bonnes, mais elle en laisse la moitié. Elle écarte la propositio­n de dessert du serveur et passe directemen­t au café. En réalité, réfléchit- elle, malgré son goût pour la sphère privée, il y a une cause sociale

qui l’inspire. “Le féminisme pourrait être une grande aventure collective. Peut- être que ça l’est déjà.” Je l’interroge sur la version française du mouvement ‘ MeToo’, ‘ Balance ton porc’, la campagne sur les réseaux sociaux qui a permis à des femmes de nommer publiqueme­nt leur harceleur ou agresseur sexuel. “Je l’ai trouvée très bonne. OK, ‘balance ton porc’ n’est pas une formule très élégante, mais le harcèlemen­t sexuel n’est pas très élégant non plus. Le viol n’est pas élégant. Je pense que les femmes vivent un moment extraordin­aire de libération de la parole, de sentiment collectif.” Puis : “M’autorisez- vous à fumer ?” Notre voisin l’éditeur allume sa cigarette et lui rappelle qu’il l’a remarquée quand elle était

“jeune et talentueus­e”. “C’est vrai” répondelle. Le serveur nous apporte des biscuits et des chocolats, compliment­s de la maison. Elle le remercie mais n’y touche pas. Il est maintenant presque 15 heures. Le Marco Polo est toujours bondé d’éditeurs en pleine digestion, mais Leïla Slimani doit partir. Elle noue à nouveau son écharpe, juste comme il faut, sort un smartphone dans un étui de cuir et appelle un Uber. Sa vie, en ce moment, est un tourbillon d’interviews et de conférence­s. “Je trouve que la France est assez exceptionn­elle dans sa relation avec la littératur­e. Vous allez dans un petit village et il y a 300 personnes qui viennent vous écouter parler de littératur­e.” Elle dit que la célébrité ne l’a pas changée. La disgrâce de son père lui a appris ( et ‘ Chanson douce’ le rappelle) que tout dans ce monde peut vous être arraché en un instant.

“Je n’ai pas l’impression d’avoir été élevée dans la culture française. J’ai l’impression d’avoir été élevée dans la culture, le monde de la culture”

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