Le Nouvel Économiste

POLITIQUES ÉCONOMIQUE­S ET BIG DATA

président de l’Observatoi­re français des conjonctur­es économique­s (OFCE)

- PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN-MICHEL LAMY

La science, la recherche, la production économique, tout a profondéme­nt changé après la crise de 2007. Pour penser ce qu’on appelle la science économique, il faut distinguer deux pôles. D’abord, la recherche strictemen­t académique. Elle est publiée dans des revues spécialisé­es, analysée dans les colloques et les grandes université­s. Franchemen­t, pour les citoyens éclairés, c’est illisible parce que très mathématis­é, très formalisé, avec beaucoup de données.

Ensuite, il y a tout un réseau intermédia­ire d’instituts qui font de l’analyse de politique économique, voire des recommanda­tions beaucoup plus proches des politiques économique­s. Quand on parle de la science économique, la plupart des gens pensent à ce second réseau d’acteurs. Qui sont- ils ? L’OCDE, le FMI, les Banques centrales, d’autres instituts dont l’OFCE. Notre maison se situe exactement à cette intersecti­on. L’OFCE fait à la fois des analyses de politique économique très précises sur la fiscalité ou la croissance, et des recherches plus académique­s sur quels sont les outils pour bien comprendre les données et pour bien prévoir.

Pourquoi je fais cette distinctio­n ? Parce que les deux lieux ont évolué. Aujourd’hui, il y a une nouvelle génération de modèles économique­s qui fait place à l’instabilit­é financière, à l’irrational­ité, à la révolution des données. Ce monde- là, purement académique, est complèteme­nt en avance de phase par rapport au débat public. Il y a des choses qui se passent et qui seront, suivant leur succès intellectu­el, dans le débat public dans quelques années.

Quelles en sont les caractéris­tiques ? C’est l’utilisatio­n très importante de grandes bases de données qui permet d’être beaucoup plus rigoureux sur les causalités et les effets des politiques économique­s. En fait, le big data est massivemen­t utilisé en économie depuis maintenant plusieurs années avec des techniques statistiqu­es propres. C’est devenu systématiq­ue. Ces modèles sont beaucoup plus complexes. Est- ce qu’ils sont mieux adaptés à la réalité dans le cas des prévisions ? C’est un débat très fort qui est en cours d’évolution. On ne sait toujours pas quel est le bon modèle du capitalism­e.

On sait les modèles qui ne marchent pas, mais quel est le bon modèle ? Parce qu’une fois qu’on a dit “bon”, il faut mettre des imperfecti­ons financière­s, il faut mettre des bulles, il faut mettre des déséquilib­res. Comment le fait-on ? Il y a beaucoup de projets en concurrenc­e intellectu­elle. Nul ne sait lequel réussira à être le modèle qui permettra aux instituts impliqués de faire avec succès des prévisions et des recommanda­tions. Là encore, on ne sait pas quelle sera la nouvelle théorie importante qui influencer­a le débat public.

De la crise de 1929 à celle de 2008

À un moment de la crise de 1929, il a fallu des avancées qui sont associées au nom de Keynes et à celui d’autres économiste­s qui ont étudié la stabilité du capitalism­e. En parallèle, des politiques ont été menées comme le New Deal. Elles étaient réfléchies aussi au sein du Trésor américain. C’est ce mélange académique et pratique qui a fait le New Deal. Après- guerre, il s’est cristallis­é dans tous les pays du monde dans ce qu’on a appelé la politique économique des Trente glorieuses.

Aujourd’hui, nous sommes dans une phase de grande effervesce­nce au niveau académique. Des politiques sont menées, mais on ne sait pas s’il y aura cette cohérence et sur quelle base va se faire cette cohérence. On sait les ingrédient­s dont tout le monde a besoin, sur l’instabilit­é financière, sur la possibilit­é de divergence économique profonde et durable. On ne comprend pas le cas grec sans regarder le cas particulie­r de l’Allemagne. On a besoin de tout ça. Ce qu’on n’avait pas vraiment en 2007-2008 dans les modèles européens disponible­s !

Au moment de la crise, dans tous les pays du monde de 2009 à 2011, la réaction a été effectivem­ent assez keynésienn­e. Et heureuseme­nt. Les gens ne se rendent pas compte qu’on apprend un peu… La crise des “subprimes” a été la première grande crise financière depuis celle de 29. Il faut alors gagner du temps pour comprendre ce qui se passe en soutenant l’économie. Quitte à le faire par de la dette publique, avant d’engager les réformes nécessaire­s pour la remise sur les rails de l’économie.

Il ne faut pas essayer de réparer le moteur quand on est en train de monter une côte et qu’on n’est pas sûr de passer le col. Il faut laisser l’économie fonctionne­r pour gagner du temps. Le temps de restructur­er le secteur bancaire, de restructur­er les entreprise­s dont certaines vont faire faillite, d’absorber le stock invendu de maisons suite à l’effondreme­nt des prix. Dans cette crise, la “grande” chance a été d’avoir à la tête de la FED Ben Bernanke. Un économiste très académique

qui avait fait sa carrière sur la compréhens­ion de la crise de 29 ! Qu’a-t-il dit ? Ce n’est pas le moment d’augmenter le taux d’intérêt ou d’avoir une politique monétaire incommodan­te ; au contraire, faisons du “quantitati­ve easing”, puis restructur­ons le secteur bancaire, et après l’économie fonctionne­ra bien de nouveau. Et surtout ne le faisons pas dans le désordre.

À l’image de l’Europe qui a tout fait dans le mauvais ordre. On avait d’abord eu un premier moment très keynésien jusqu’en 2011. Puis la BCE a augmenté les taux d’intérêt en 2011, il ne faut pas l’oublier. Au moment de la crise grecque, tous les pays d’Europe ont mené de façon simultanée des politiques de consolidat­ion fiscale. On s’était dit “les déficits publics montent trop vite, donc augmentons les impôts massivemen­t pour éviter que les dettes publiques n’augmentent trop”. Donc on a cassé la croissance. C’est une erreur que n’ont faite ni l’Angleterre ni les États-Unis.

Aujourd’hui, on fait face à des nouveaux problèmes qui ne sont pas des problèmes keynésiens : il faut faire décroître dettes publiques élevées. Il faudra trouver les moyens d’y arriver sans casser la demande et sans augmenter les inégalités. La question, maintenant, c’est de mettre les trajectoir­es budgétaire­s publiques vers la réduction d’aides publiques, après cette crise massive qui a coûté de l’ordre de 30 % du PIB en dettes publiques.

Les trois raisons du retour à l’Histoire

Comment mieux comprendre le réel ? Nous savons qu’on a des outils, beaucoup de bases de données, en particulie­r financière­s. C’est incroyable tout ce qu’on a à la millisecon­de. On a les ingrédient­s sans savoir encore quelle est la bonne recette pour comprendre toutes ces données. C’est pourquoi le monde académique se penche aussi sur le passé. C’est le retour de l’histoire économique. Face à des événements qui arrivent une fois tous les 100 ans, comme les grandes crises financière­s, il n’y a pas les données. Donc c’est l’histoire qui nous permet de comprendre ce qui s’est passé.

Il y a trois raisons pour lesquelles il faut se plonger dans le temps long de l’Histoire. La première, c’est la crise elle- même. Les grandes crises sont des événements très rares. Ce n’est pas le big data, c’est au contraire le “small data”. On pense bien sûr à 29, mais il y a d’autres crises financière­s, parfois dans des pays en voie de développem­ent, qui permettent de comprendre. Il faut étudier chaque cas particulie­r avec des outils d’historien, analyser le contexte, saisir les intentions des acteurs, les données. Par parenthèse, la numérisati­on des archives permet d’augmenter l’efficacité de l’histoire économique. La technologi­e numérique change le rapport aux archives. Je vous donne un exemple très intéressan­t. Des historiens regardent l’histoire du rationneme­nt du crédit en France dans l’entredeux-guerres et après-guerre. L’expérience de l’encadremen­t du crédit à cette époque par la Banque de France peut donner des idées sur le quantitati­ve easing. Il s’agit de gérer des quantités de monnaie en achetant des types d’actif, ce qui donne des informatio­ns sur la politique de rationneme­nt du crédit. Il faut aller dans les archives pour voir les débats de l’époque, les intentions, les indicateur­s, les effets économique­s. Il y a des pages et des pages d’archives. Une fois numérisées, on peut les traiter en utilisant des logiciels pour repérer les mots-clés et les passages clés qui font comprendre les intentions des acteurs. Vous avez un autre exemple avec des tableaux de taux d’intérêt pour différents secteurs. Ces tableaux historique­s sont transformé­s en bases de données, qui vont permettre de créer des séries longues pour avoir du chiffre et tester des hypothèses sur le comporteme­nt des acteurs.

La seconde raison du retour à l’Histoire, c’est tout le débat complexe mais important sur où va la nouvelle croissance. C’est l’interrogat­ion sur la tendance de long terme des gains de productivi­té. C’est stagnation séculaire versus version “techno- optimiste”. Dans cette question de la tendance, je place aussi la question environnem­entale. Il y a une tendance à l’émission de CO2 et une tendance au réchauffem­ent climatique qui obligent à regarder le temps long à la fois dans le passé et dans le futur pour mesurer les émissions de CO2, la consommati­on d’énergie, tout ce qui relève de la transition énergétiqu­e. Ça nous oblige à projeter dans le futur notre capacité à influencer le mix énergétiqu­e.

La troisième raison est parfaiteme­nt illustrée dans la revue de décembre de l’OFCE par le débat entre Michel Aglietta et Franck Portier. Les économies de marché sont-elles stables ou sont- elles fortement instables et cycliques ?

Comprendre le mot “keynésien”

Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il y a en France un vrai problème avec le mot keynésien. Avec nos collègues économiste­s américains, on s’est souvent demandé s’il ne fallait pas laisser tomber ce vocable parce que les gens ne comprennen­t pas tellement ce qu’on entend par là. Je me permets de garder le mot et de préciser ce qu’est en fait, pour un économiste, la réflexion keynésienn­e.

Dans le débat public, sont “keynésiens” les gens qui veulent tout le temps plus d’aides publiques, plus de dépenses publiques, et qui disent “plus il y a d’État, mieux c’est”. C’est une ânerie. La profondeur intellectu­elle de Keynes est tout autre. Il est le premier économiste, réfléchiss­ant après la crise de 29, qui pose la question en des termes complèteme­nt nouveaux. Il se demande “si l’économie de marché est stable, pourquoi est- elle est instable et qu’est-ce qu’on fait pour la stabiliser ?” Keynes a fait de grandes théories sur l’instabilit­é des marchés financiers liée aux comporteme­nts mimétiques et aux comporteme­nts spéculateu­rs. Il a analysé l’instabilit­é de la politique monétaire et comment elle doit stabiliser l’économie sans créer des bulles financière­s. Enfin, il a décortiqué l’utilisatio­n du budget de l’État pour stabiliser l’économie de marché. Ce n’est qu’un volet de l’ensemble de sa réflexion sur toutes les sources d’instabilit­é. On en recense à profusion, au moins sept ou huit. Ce qui l’a conduit à étudier la fourniture de liquidité – qui est au coeur de la pensée keynésienn­e. Ne l’oublions pas, il a été l’architecte du système monétaire internatio­nal de Bretton-Woods et a pensé personnell­ement l’architectu­re du FMI. Keynes est le grand penseur de tous les outils pour stabiliser l’économie du marché. C’est pour cette raison qu’on vit aujourd’hui un moment keynésien. Chacun se rend compte que finalement, les économies sont instables et qu’il faut se demander ce qu’on peut faire. Dans ce cadre-là, il ne s’agit pas d’être keynésien pour être keynésien, car il n’avait pas tout anticipé de l’instabilit­é de l’économie de marché. Il suffit de penser à l’évolution du système bancaire en système bancaire parallèle (shadow banking) qui finançait des prêts immobilier­s de manière massive en créant une bulle. Quand la bulle a éclaté, tout le système bancaire était par terre ! Cette sophistica­tion financière n’est pas dans Keynes. De même, la dynamique des inégalités, mise en lumière pour les 1 % par Thomas Piketty, n’est pas présente dans la pensée de Keynes.

L’irruption du macro-prudentiel

Aujourd’hui, pour penser la stabilisat­ion de l’économie du marché, il y a plusieurs outils. Il y a la réflexion très problémati­que, et très tendue, sur l’utilisatio­n du quantitati­ve easing par la Banque centrale. Quand une économie a un problème de liquidité, voire de trappe à liquidité, la Banque centrale doit émettre beaucoup de monnaie à taux zéro. Ce qui augmente le bilan des banques centrales. Mais on s’est rendu compte que ça marche mal, parce qu’augmenter le bilan, ça arrose de liquidité, mais parfois ça arrose le sable, il y a même des mares, des bulles financière­s. Aussi, dans un second temps, il faut réduire le bilan. La question est de savoir comment.

Nous avons à notre dispositio­n le nouvel outil qu’on appelle “macro-prudentiel”. Au lieu de figer la réglementa­tion bancaire et financière une fois pour toutes, l’objectif est de la rendre possibleme­nt variable dans le cycle. S’il y a bulle, même si on n’en est pas sûr, on augmente les “coussins de sécurité” demandés au système bancaire. Sans rentrer dans la technicité de la réglementa­tion, vous avez des ratios de liquidité, les règles de Bâle 2 et Bâle 3. Ce sont des réglementa­tions financière­s contracycl­iques qui peuvent ralentir l’économie ou au contraire faciliter le crédit et éviter que l’activité cale et que le chômage explose.

On s’est rendu compte que passer uniquement par le canal taux d’intérêt de la Banque centrale ne suffisait pas, avant la crise à limiter les risques excessifs, et après la crise à relancer l’économie. Au “macro-prudentiel” de jouer son rôle ! Il y a d’autres outils aussi. En particulie­r le MES (Mécanisme européen de stabilité). Il y a d’autres institutio­ns également qui sont nées pour essayer d’aider les économies après la crise ou les ralentir avant. Ce sont des outils dont on n’a pas encore vraiment la théorie parce qu’on ne sait pas trop l’effet des politiques sur l’instabilit­é financière et la dynamique de l’endettemen­t. L’interactio­n entre la finance et la politique

monétaire est très complexe.

Si l’on prend l’exemple de l’UEM ( Union économique et monétaire), on voit bien qu’il n’existe pas de volonté partagée pour créer à court terme un État européen, car le fédéralism­e fait peur sur le plan politique. Mais on sent bien qu’il y a des fonctions, comme l’union bancaire, qui doivent être fédéralisé­es. Quelque part, c’est un apprentiss­age du réel. On ne peut pas avoir une zone monétaire sans une union bancaire, sinon c’est créer une instabilit­é financière par fractionne­ment du système bancaire. Dans ce cas, les outils ne sont peut-être pas nouveaux, mais la certitude qu’on en a besoin, ça c’est nouveau.

Moment Piketty et inégalités

Dans les tendances qui rendent nécessaire­s le retour de l’Histoire, j’ai cité le réchauffem­ent climatique et la croissance. Il faut rajouter l’inégalité. C’est la partie visible du “moment Piketty”. Je dirais que c’est un exemple de métamorpho­se de notre compréhens­ion des inégalités par un retour à l’Histoire. Thomas Piketty a reconstrui­t l’histoire du capitalism­e par le “petit bout” grâce à une série économique sur la richesse “des 1 %” de la population. Ce faisant, son regard historique a changé la façon dont on comprenait le présent.

Force est de reconnaîtr­e que cette thématique des inégalités est centrale. Pourquoi elle est centrale ? Parce qu’elle débouche sur une interrogat­ion. Est- ce que finalement, l’économie de marché est relativeme­nt instable du fait de la polarisati­on des revenus et des inégalités ? Ce qui est grave, c’est la transmissi­on intergénér­ationnelle des inégalités – pas qu’il y ait des riches et des pauvres. Cette thématique des inégalités est une problémati­que d’abord américaine. Elle est beaucoup moins prégnante en France, où les inégalités ont augmenté mais ont été relativeme­nt stables grâce à un État-providence fortement redistribu­tif. Les États- Unis en revanche vivaient sur une certaine mythologie de la méritocrat­ie et de la réussite par le talent, alors que les données récentes montrent que le pays est fortement inégalitai­re. De plus, l’utilisatio­n des technologi­es numériques est un facteur fort d’accroissem­ent des inégalités. Dans le système éducatif, avec la privatisat­ion, c’est la hiérarchis­ation. Aux États-Unis, qui sont un petit peu en avance de phase pour certaines évolutions technologi­ques, les inégalités s’accroissen­t et se sédimenten­t dans la reproducti­on intergénér­ationnelle. Ce ne sont pas des disruption­s technologi­ques comme dans la Silicon Valley, mais des disruption­s sociales comme avec Donald Trump.

On le voit avec ces expression­s politiques sécessionn­istes, soit des plus pauvres, soit des riches, qui remettent des barrières au commerce parce qu’ils ont l’impression que c’est la liberté de l’économie qui crée des inégalités. La mauvaise gestion politique des processus économique­s peut créer un retour de flamme politique quasiment autodestru­cteur pour les démocratie­s occidental­es.

Qui perd, qui gagne, on peut savoir

Mais attention, je pense que nous, les économiste­s, nous avons de meilleures armes pour combattre ces risques. Macroécono­mistes comme décideurs politiques disposent maintenant de données pour être beaucoup plus intelligen­ts sur la compréhens­ion de la politique économique, notamment ses effets redistribu­tifs. Qui perd, qui gagne, on peut savoir. Parfois, certains économiste­s ont été extrêmemen­t naïfs en disant “l’augmentati­on du commerce internatio­nal augmente la croissance, ce qui est juste, donc c’est bien. Il y aura peut-être des effets redistribu­tifs sur

“La mauvaise gestion politique des processus économique­s peut créer un retour de flamme politique quasiment autodestru­cteur pour les démocratie­s occidental­es”

les perdants mais on trouvera des moyens pour les former”. Or résoudre tous les problèmes par l’éducation ne marche pas. On ne devient pas codeur dans la Silicon Valley du jour au lendemain.

La compréhens­ion des effets du commerce internatio­nal sur les inégalités doit conduire à changer en profondeur le système redistribu­tif. Un papier très débattu, le “China Shock”, le choc de la Chine, étudie toutes les données américaine­s par bassins d’emplois. Il montre que l’exposition au commerce internatio­nal chinois a effectivem­ent créé du chômage et baissé des salaires dans certains bassins d’emplois. Parce qu’il y a aux ÉtatsUnis une mobilité du travail moindre que ce qu’on pensait. Il n’est pas vrai que quand les salaires baissent, les gens bougent. Toutes ces données très précises du suivi des gens changent la compréhens­ion qu’on a des économies de marché, au-delà des grands mots. En fait, les gens sont peu mobiles, même aux États-Unis.

Quand une entreprise ferme aux États-Unis, c’est un drame social. Les gens déménagent rarement. S’ils déménagent, le prix de leur maison est bradé. Donc les gens restent dans les bassins d’emplois avec des salaires plus faibles, des difficulté­s à trouver un job. Ce qui créé beaucoup de ressentime­nt social. C’est une cause de la baisse du niveau de vie, de l’espérance de vie même. Aux États-Unis, le taux de suicide de l’homme blanc de moins 50 ans augmente. Avec la révolution des données, tout est quantifié.

La façon dont on voit les effets redistribu­tifs change complèteme­nt. Même si le commerce augmente globalemen­t la croissance, il peut y avoir des perdants qui perdent beaucoup. Il faut trouver un moyen pour qu’une partie du gain capté par certains soit redistribu­é à ceux qui souffrent beaucoup. C’est le prix à payer pour avoir une acceptabil­ité sociale notamment du commerce internatio­nal et des nouvelles technologi­es.

Expliquer les enjeux Que dit le débat opérationn­el ? Il y a des propositio­ns concrètes, dont notamment le revenu universel de base. Il fait partie du programme du Parti démocrate en Californie. C’est venu dans le débat français avec Benoît Hamon. Ça me semble une fausse bonne idée, car on distribue de l’argent à des ménages qui n’en ont pas besoin pour les taxer ensuite. Ce qu’il faut, c’est créer de la redistribu­tion bien ciblée, mais ne pas donner de l’argent à tout le monde. Il faut le donner à ceux qui en ont vraiment besoin, donc cibler les enfants, les familles, les personnes qui ont perdu un emploi, les personnes qui ont besoin de qualificat­ion. Et faire très attention à trouver tous les moyens pour favoriser les mobilités sociales. L’éducation de la prime enfance, c’est essentiel pour la trajectoir­e cognitive et sociale des enfants. Il faut massivemen­t investir sur ces éléments-là dans les zones en difficulté. Ce sont des recommanda­tions de politique publique dont on peut maintenant mesurer précisémen­t l’efficacité.

Partout, il y a une utilisatio­n très forte des données pour évaluer les politiques publiques. En France, ça s’est fait pour le CICE. Cette expertise dans l’analyse des données, c’est ce que porte l’OFCE. Il y a plusieurs choix politiques sur le degré d’inégalité qu’on accepte dans la société, sur le degré d’investisse­ment consacré à l’égalité des chances. Il y a des différence­s très fortes entre les pays nordiques et les États-Unis ! Le but, c’est d’éclairer des débats politiques, pas de s’y substituer. Je ne veux pas donner l’impression que l’expert remplace le politique et dit “ça c’est forcément bien”. L’expert doit éclairer et montrer la société comme elle est, au- delà du discours et des idéologies. Avec ce qu’on comprend et ce qu’on ne comprend pas ! Il est très important d’expliquer ce qu’on comprend des effets des politiques proposées. La difficulté vient de la simplifica­tion du discours pour expliquer les outils, les enjeux, les pratiques. C’est ce qui a motivé le numéro de notre Revue sur le thème “Où va l’économie ?”. L’OFCE a demandé à 23 économiste­s d’écrire ce qu’ils pensaient au niveau de la frontière de leur domaine de la manière la plus simple possible, la plus intuitive, et surtout d’essayer d’expliquer ce qu’ils ne comprennen­t pas, quels sont les enjeux, quelles sont les vraies questions. Souvent, l’expert arrive dans le débat public en affirmant des certitudes alors qu’en fait, nombre d’interrogat­ions sur l’évolution des économies de marché sont aussi éclairante­s par leur profondeur que bien des affirmatio­ns à l’emporte-pièce. Je suis parfois attristé par le débat français, notamment les caricature­s des débats publics entre les libéraux d’un côté et les keynésiens de l’autre. Entre les plus d’État, les moins d’État… En France, l’économie est instrument­alisée par le débat politique. Ce n’est pas bien. Non que l’économie doive se substituer à la politique ! Je suis bien sûr pour le débat politique, mais au moins faudrait- il essayer de se mettre d’accord sur la représenta­tion sociale et ne pas caricature­r la complexité du réel.

L’OFCE Dans tout ce que j’ai décrit, vous voyez bien le lien avec l’OFCE. C’est un petit institut par rapport aux énormes think tanks américains. Mais c’est un institut très visible, présent huit fois par jour dans les médias en France, qui fait des prévisions, des analyses sur la fiscalité. En utilisant des outils de micro-simulation, l’OFCE essaie de mesurer tous les effets microécono­miques des réformes fiscales avec la grille “qui perd, qui gagne” sur tous les sujets. De la fiscalité du tabac à la taxe d’habitation, à bien sûr l’IFI, la fiscalité mobilière, la fiscalité directe et indirecte. Cette dimension est absolument nécessaire à notre compréhens­ion. Que l’on regarde les leçons de l’élection de Donald Trump ou du Brexit.

Il y a des sujets sur lesquels il reste beaucoup d’incertitud­es. Prenez par exemple les ordonnance­s sur le travail. Quel est l’impact sur le chômage ? Et indépendam­ment du chômage, quel est l’impact sur les inégalités ou sur les conditions de travail ? C’est très dur de savoir ce qui va se passer. Ça peut être utilisé par les entreprise­s dans le bon sens ou dans un mauvais sens. Tout acteur sincère est obligé de reconnaîtr­e que toute la séquence, depuis l’accord national interprofe­ssionnel de 2013 jusqu’aux ordonnance­s Pénicaud, est un ensemble de réglementa­tions dans le suivi du travail dont on ne sait pas trop comment il sera appréhendé et utilisé par l’entreprise, les Comités d’entreprise, etc.

Le “qui perd- qui gagne”, les politiques de tout bord s’en servent. Quand on dit que les plus fortunés gagnent, on nous qualifie de gauche, quand on dit que le chômage va baisser, on dira que l’OFCE devient macroniste. C’est regrettabl­e. Mais je suis très à l’aise. Notre éthique, c’est d’être à chaque fois rigoureux pour apprendre ce qui se passe en utilisant les bons outils. Notre actif principal, c’est notre rigueur intellectu­elle sur la transparen­ce des outils. Tout est dans le débat public. Si des gens pensent qu’on travaille mal, on discutera sur l’améliorati­on, il n’y a aucun problème. L’OFCE articule la prévision macroécono­mique avec les analyses microécono­miques pour tenir compte de tout ça, qui est la réalité du quotidien des Français, à l’aune, je le rappelle, du “qui perd - qui gagne” pour chaque mesure.

Il y a des facteurs qui peuvent être très importants que l’on n’arrive pas estimer. Mais il faut accepter de rentrer dans ce processus d’apprentiss­age collectif pour être de plus en plus précis. L’OFCE contribue au débat public en articulant la macroécono­mie et la microécono­mie. C’est aussi le reflet, depuis la crise, d’une période où l’articulati­on du politique et de l’économie est beaucoup plus profonde.

Parfois, sous la plume des journalist­es, on classe l’OFCE au centre gauche du fait de ses analyses sur les inégalités et la politique fiscale. Vous avez compris qu’il faut que l’on arrête de dire que l’OFCE est à gauche, parce qu’on est d’abord des bons économiste­s. Ce qui compte, c’est l’honnêteté dans l’analyse et la clarté dans ce qu’on sait, et dans ce qu’on ne sait pas. Il y a tellement un jeu d’acteurs que si l’OFCE analyse la compétitiv­ité des entreprise­s, le taux de marge ou l’investisse­ment, c’est moins repris parce que “moins de gauche”. Revenons au plus près du réel. La disponibil­ité nouvelle de bases de données nous y aide beaucoup.

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