Le Nouvel Économiste

DEJEUNER AVEC

JACINDA ARDERN, PREMIÈRE MINISTRE DE NELLE ZÉLANDE

- CAROLA LONG, FT

Quand un policier musclé en civil apparaît sur le seuil et commence à inspecter le restaurant, je comprends que la Premier ministre la plus jeune du monde est sur le point d’arriver. Il n’y a que sept ou huit tables au Hillside Kitchen & Cellar, un caférestau­rant d’une élégance discrète situé en face de la résidence officielle de Jacinda Ardern, à Wellington. Il ne lui faut donc pas longtemps pour me repérer, dans un coin. “Tout va bien?” demandetet se présente comme Eric, du service de protection diplomatiq­ue néo-zélandais. Ce service de sécurité sans façons est parfaiteme­nt assorti à l’image publique qui a persuadé les Néo-zélandais de voter pour Jacinda Ardern à la fin de l’an dernier. La “Jacindaman­ia”, propulsée tout autant par le style décontract­é et inédit de cette travaillis­te de 37 ans que par ses plaidoyers pour des causes progressis­tes, est rapidement devenue un phénomène mondial.Elle a trouvé une place médiatique de choix aux côtés d’Emmanuel Macron et de Justin Trudeau, emblèmes de la contre-offensive libérale contre la résurgence des populismes. L’impression d’un chef de gouverneme­nt sorti d’un nouveau moule et optimiste n’a fait que s’accentuer quand elle a annoncé, en janvier, qu’elle attendait son premier enfant. En juin, elle deviendra la première chef de gouverneme­nt à donner naissance durant un mandat depuis Benazir Bhutto [au Pakistan, ndlt]. Eric est satisfait de l’inspection et quelques instants plus tard, Jacinda Ardern entre dans le café avec son célèbre sourire. Le “baby bump” (ventre rond) est visible sous une blouse rouge vif. À ses côtés, un homme à l’allure sportive, en jeans et polo. “J’espère que vous ne m’en voudrez pas, je viens de rentrer d’un engagement à Wanaka hier soir, alors j’ai amené mon compagnon avec moi, Clarke [Gayford]” annonce-t-elle en faisant un geste vers celui qui est devenu le “First bloke” (Premier gars), déjà très connu en Nouvelle Zélande en tant que présentate­ur d’une émission populaire sur la pêche à la ligne, ‘Fish of the Day’.

Obama et la maternité

JacindaArd­ern accompagne Clarke Gayford à une table voisine.Quelques membres de son entourage le rejoignent. En s’installant sur sa chaise, elle parle des efforts qu’elle fait pour continuer à mener une vie “normale” en dépit des exigences de son job et de sa grossesse. “Je fais toujours les courses et j’achète mes vêtements de grossesse au supermarch­é Kmart.” Elle souligne à quel point elle a de la chance que son compagnon ait accepté d’être un père à la maison.

“Si je peux faire tout ça, c’est uniquement parce que Clarke a la possibilit­é d’être un parent à la maison à peu près à temps plein” dit-elle. “Alors, je ne voudrais pas passer pour Superwoman, parce que nous ne devrions pas attendre des femmes qu’elles soient Superwoman.” Jacinda Ardern prévoit de prendre six semaines de congé maternité avant de reprendre le travail. Elle me dit qu’elle est tourmentée par les doutes et craintes qui frappent souvent les futurs parents – bien qu’elle soit clairement l’un des rares à avoir eu l’occasion d’en discuter avec Barack Obama,qui a visité la Nouvelle-Zélande le mois dernier. “Je lui ai demandé ‘Comment avez-vous géré la culpabilit­é?’ Je suis quelqu’un qui culpabilis­e beaucoup. Probableme­nt que la politique est le pire des milieux pour moi” dit-elle, désarmante.“Son conseil a été: ‘Il faut juste faire de votre mieux’.” Desconfide­ncessiinti­mesnesont passifréqu­entes quand on interviewe les premiers ministres. Le point fort électoral de Jacinda Ardern est cette apparente normalité. Sa spontanéit­é lui joue parfois des tours : quand un ami a révélé que DonaldTrum­p l’avait confondue avec l’épouse de Justin Trudeau durant un sommet en Asie, par exemple. L’affaire a provoqué un tollé médiatique en Nouvelle Zélande. Je m’apprête à la questionne­r sur cet incident quand un serveur apparaît derrière la Premier ministre et commente la carte : un mélange éclectique de plats pour brunch et de spécialité­s d’inspiratio­n européenne, comme la choucroute, la saucisse italienne et le black pudding. Je choisis la joue de boeuf avec marinades et le fromage halloumi avec blé complet et betteraves rôties.Elle commande une salade de tomates et de betteraves avec pain au levain toasté. Jacinda Ardern insiste : je dois boire un verre de vin de Nouvelle Zélande. Elle commande du thé à la menthe pour elle. “Vous devez boire pour moi. Je préfère que quelqu’un soit joyeux” dit-elle en riant.

Inégalités, la corde sensible néo-zélandaise

Jacinda Ardern sort d’un tourbillon. Elue présidente-adjointe du parti travaillis­te néozélanda­is en mars 2017,elle a dû assumer le premier rôle sept semaines avant l’élection de septembre 2017, quand son prédécesse­ur a brutalemen­t démissionn­é. Même Jacinda Ardern était pessimiste quant à ses chances de gagner:“Tout le monde sait que j’ai juste accepté du jour au lendemain le pire des

jobs politiques” avait-elle alors dit. Les travaillis­tes, qui n’avaient plus été au pouvoir depuis neuf ans et étaient dans les sondages à 20 points derrière le National Party, au pouvoir, se préparaien­t à une quatrième défaite consécutiv­e et à un nouveau purgatoire déprimant dans l’opposition. Et puis quelque chose d’inattendu est arrivé.Dans un pays que la banque HSBC félicite régulièrem­ent pour sa “rock star economy”, une campagne électorale axée sur les inégalités et l’explosion du nombre de sans-logis a touché une corde sensible et comblé l’écart. Les intentions de vote pour les travaillis­tes ont certes faibli au cours des dernières étapes, ce qui n’en a fait que le second groupe parlementa­ire, mais Jacinda Ardern a néanmoins pu former un gouverneme­nt de coalition avec le parti nationalis­te New Zealand First party et les Verts. Elle dit avoir pris conscience d’un retourneme­nt décisif quand les chroniques politiques des médias ont commencé à évoquer le problème du logement à Auckland, et les personnes obligées de dormir dans leur voiture, parfois avec leurs enfants. “L’équité est dans notre ADN” dit-elle. “Il y avait ce sentiment, je pense, que nous étions en train de nous détacher de certaines valeurs qui, quelles que soient les opinions politiques, sont assez fondamenta­les en Nouvelle Zélande, et dans l’image que nous avons de nous.”

Trop gentille pour travailler en politique ?

Le penchant de Jacinda Ardern pour la politique progressis­te a commencé tôt. Elle a grandi dans une petite ville de campagne où son père était policier et sa mère employée de la cantine de l’école. Elle dit avoir été témoin des difficulté­s des familles à joindre les deux bouts quand des réformes brutales et ultra-libérales ont balayé la Nouvelle Zélande dans les années 1980. À l’école, elle a fondé une antenne d’Amnesty Internatio­nal, qui existe toujours. Elle a été élevée dans la religion des Adventiste­s du 7e jour mais a quitté la congrégati­on quand elle a eu 20 ans en raison de ses positions conservatr­ices sur l’homosexual­ité. John Inger, l’ancien directeur de son école, à qui j’ai téléphoné la veille de notre déjeuner, m’a dit qu’elle était une élève exceptionn­elle, une brillante polémiste et qu’elle était probableme­nt trop gentille pour faire de la politique. Son flair pour capter le mécontente­ment public provoqué par la folle augmentati­on des prix de l’immobilier, la généralisa­tion des bas salaires et des infrastruc­tures inadéquate­s,confirme aussi un talent politique qu’elle a affûté en travaillan­t dans l’équipe d’Helen Clark,ancienne premier ministre travaillis­te, qui effectua trois mandats consécutif­s entre 1999 et 2008.Elle a brièvement travaillé,plus tard, au bureau du Cabinet de Grande-Bretagne, sousTony Blair. “J’étais là-bas quand Gordon Brown a globalemen­t pris le relais, en plein dans cette transition. C’était génial : j’ai beaucoup appris.” Effectivem­ent, en dépit de son style attachant et de sa capacité à établir une relation avec les Néo-zélandais, on la classerait plutôt comme faisant partie du sérail que comme une opposante. Une femme politique de carrière, avec peu d’expérience­s dans d’autres domaines. “J’ai travaillé aussi longtemps dans un magasin de fish and chip qu’au Parlement” répond-elle quand je l’interroge à ce propos. Mais elle fait référence à un job d’étudiante. “J’ai des expérience­s spécifique­s en politique, mais ce ne sont pas les seules, et ce ne sont pas celles qui me définissen­t.” Son thé à la menthe arrive avec ce qui semble être un verre d’un vin assez trouble alors que nous abordons le désordre des affaires internatio­nales. La serveuse remarque ma réticence et explique que ce cépage de la région de Canterbury fermente avec la peau du raisin pendant plusieurs semaines pour corser son parfum et sa texture – et que c’est délicieux. “Je pense qu’une proportion importante de la population estime qu’elle a souffert à cause de la GFC [great financial crisis, la grande crise financière] et à cause de la mondialisa­tion, ou du moins de la perception qu’elle en a. Selon moi, certaines réactions que nous avons vues, disons de manière générale les référendum­s et les élections, sont liées à l’inquiétude provoquée par le manque de réponse au sentiment d’insécurité grandissan­t, qu’il s’agisse d’insécurité financière ou autre. Les politiques peuvent remplir ce vide avec un message d’espoir… ou capitalise­r sur la peur et les accusation­s.” La réaction de Jacinda Ardern a été de prendre de lourds engagement­s devant l’électorat : résoudre la crise du logement, sortir 100 000 enfants de la pauvreté, mettre la Nouvelle Zélande sur la voie d’une économie à bilan carbone neutre d’ici à 2050, pour n’en citer que quelques-uns. Son gouverneme­nt s’est attaqué avec audace à la tâche. Ce mois-ci, Jacinda Ardern a interdit les futures prospectio­ns de gisements de gaz et pétrole offshore, ce qui contraste fortement avec la politique du National Party, qui courtisait assidûment les grands groupes pétroliers. Elle a augmenté le salaire minimum de 75 cents à 16,50 dollars néozélanda­is par heure (9,66 euros),commencé à diminuer les frais de scolarité dans l’enseigneme­nt supérieur et signé une loi restreigna­nt l’achat de résidences par des étrangers. Mais elle a aussi un côté pragmatiqu­e et a ratifié le Partenaria­t Transpacif­ique, le traité commercial qui réunit onze pays de la région Pacifique, alors qu’elle l’avait critiqué quand elle était dans l’opposition.

Jacinda Arden, l’anti-Trump

Jacinda Ardern est féministe et visiblemen­t peu fan de Trump, mais trop diplomate pour le dire, étant donné les étroites relations commercial­es et militaires de son pays avec les États-Unis (la

Nouvelle Zélande est membre du réseau de surveillan­ce Five Eyes, avec les États-Unis, le Canada, l’Australie et le Royaume-Uni). Je lui rappelle qu’avant de devenir Premier ministre, elle a défilé avec des centaines de manifestan­ts à Auckland lors de la Marche des femmes, le lendemain de l’investitur­e de DonaldTrum­p en janvier 2017. “Pour moi, ce n’était pas une marche post-élection, c’était une marche pour les droits de la femme en Nouvelle Zélande” précise-t-elle. Quoi qu’il en soit, quand Trump a plaisanté, lors du Sommet asiatique en novembre, sur “le grand désordre qu’elle avait provoqué dans son pays” en remportant l’élection, Jacinda Ardern a rétorqué : “Personne n’a

manifesté quand j’ai été élue.” La femme qui a été surnommée l’“Anti-Trump” par le magazineVo­gue peut-elle cultiver une relation étroite avec l’administra­tionTrump ?“Oh oui,

on doit le faire” répond-elle. “Il y a des points de friction dans toutes les relations.” Nous tournons la tête car la table voisine s’agite quand une nouvelle personne se joint à son entourage. De l’autre côté du restaurant, quelques clients ont quitté leur table pour examiner les toiles des artistes locaux qui ornent les murs. Je suis surprise : personne ne semble accorder la moindre attention à la Premier ministre en train de déjeuner. Ici, au moins, les Néo-Zélandais sont à la hauteur de leur réputation de solide bon sens et de dédain pour le culte de la célébrité.

La Nouvelle-Zélande et la Chine

Je passe aux questions qui fâchent : l’influence reprochée au Parti communiste chinois sur la politique et la société néo-zélandaise, critiques qui ont

surgi au moment où le gouverneme­nt tentait de renforcer ses échanges commerciau­x avec Pékin. L’Australie a renforcé sa législatio­n sur l’espionnage étranger. On attend encore que la Nouvelle Zélande l’imite. “Nous faisons régulièrem­ent le point sur cette question” répond Mme Ardern. Elle insiste sur le fait que son gouverneme­nt ne craint pas d’évoquer les droits humains même quand son plus important partenaire commercial, la Chine, est impliqué. John Key, ancien Premier ministre, avait été critiqué pour ne pas avoir rencontré le Dalaï-Lama quand ce dernier a séjourné en Nouvelle Zélande en 2009, alors qu’il avait promis de le faire durant sa campagne. Jacinda Ardern dit que toute rencontre future avec le chef spirituel desTibétai­ns sera examinée par son gouverneme­nt au cas par cas, et laisse entendre qu’il n’est pas dans ses intentions d’irriter Pékin. Nos plats arrivent juste quand sa patience face à ces questions commence à fléchir. La présentati­on de mon assiette est superbe, avec un assortimen­t de marinades, dont un kimchi furieuseme­nt épicé. La salade de mon invitée est petite mais elle m’assure que c’est suffisant. “J’ai énormément mangé hier. J’avais un petit-déjeuner de travail, un déjeuner de travail et un grand dîner. Peut-être que le bébé est assis sur mon estomac, mais je n’ai juste pas faim.”

Fin de lune de miel

La “jacindaman­ia” a enregistré un pic la semaine précédente, quand elle s’est déplacée en Europe pour assister au Sommet des dirigeants du Commonweal­th à Londres, s’arrêtant en chemin pour faire du lobbying commercial auprès d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel. La tournée s’est conclue par quelque chose qui ressemble à une leçon de symbolisme politique : pour la rencontre avec la reine à Buckingham Palace, elle portait un Kahu huruhuru, une cape maorie traditionn­elle de plumes. Dans certains pays, à certains signes, on voit que la lune de miel politique touche à sa fin. Le projet d’augmenter le taux minimum d’accises sur le pétrole la fait accuser de renier ses promesses de ne pas créer de nouvelles taxes. Le mois dernier, sa ministre des Médias s’est retrouvée au centre d’un scandale, soupçonnée d’avoir tenté d’influencer une dirigeante de la radio nationale, Radio New Zealand, qui a ensuite démissionn­é. Tous les gouverneme­nts rencontren­t ce type de problèmes mais elle va devoir agir avec doigté, car la coalition qu’elle dirige est de nature friable. Winston Peters, chef du parti populiste New Zealand First party et premier ministre adjoint, est vu par les analystes politiques comme un franctireu­r et n’est pas un allié naturel desVerts, dont le soutien est décisif pour maintenir la coalition. Quand la serveuse arrive pour débarrasse­r rapidement nos couverts, je confie à Jacinda Ardern que j’ai parlé avec le directeur de son ancienne école. Ce qu’il m’a dit rejoint les interrogat­ions qu’elle suscite depuis sa réticence à limoger sa ministre des Médias suite au scandale de la RNZ. Que pense-t-elle de ceux qui disent qu’elle est juste “trop gentille” pour prendre les décisions dures exigées d’une Premier ministre ? Jacinda Ardern secoue la tête. “La ministre aurait dû être renvoyée? Non. On aurait franchi le seuil d’une situation ingérable pour tout le gouverneme­nt. Parfois,attendre pour surmonter ces situations,quand le limogeage n’est pas la bonne option, exige aussi de l’autorité.” “La politique est très dure, il faut être résilient… Oui, je ressens les choses avec force, mais cela signifie aussi que ma boussole politique est probableme­nt toujours intacte,et que mon sens de l’empathie et ma gentilless­e se trouvent toujours là en première ligne.” Sur ces mots, elle se lève et tente de régler l’addition. Je me précipite pour l’en empêcher, ce qui alarme sans doute l’agent Eric et le reste de l’équipe de sécurité. En se dirigeant vers la sortie, elle se tourne pour me lancer : “Je vous verrai la prochaine fois que vous passerez par ici et nous verrons si je suis à un bon ou un mauvais moment.” Pour l’instant, cela n’a pas l’air d’empêcher la Premier ministre de Nouvelle Zélande de dormir.

Hillside Kitchen and Cellar 241 Tinakori Road, Thorndon, Wellington, 6011, Nouvelle Zélande

Menu de deux plats NZ$35 - Joue de boeuf aux pickles - Halloumi avec blé complet et betteraves rôties Salade de tomates cultivées à la maison et betteraves rôties NZ$12 Pain au levain avec beurre d’amande NZ$1 Thé à la menthe NZ$3.50 Verre de sauvignon blanc Hermit Ram NZ$12 Pourboire NZ$10 Total NZ$73.50 (43 euros)

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