Le Nouvel Économiste

La guerre pour les talents

La penurie actuelle de competence­s, lourde de consequenc­es pour les enterprise­s, I'nnovation, la croissance

- PATRICK ARNOUX

Le concept ancien, émoussé et quasi oublié, imaginé il y a 20 ans par deux consultant­s de Mc Kinsey, revient brutalemen­t de façon généralisé­e et sérieuseme­nt menaçant pour les entreprise­s. La rareté des compétence­s, la difficulté à recruter les bons profils, la volatilité des jeunes talents et le départ à la retraite des aînés se transforme­nt en casse-tête pour des DRH comptables de la meilleure des ressources humaines. Ce drame a déjà provoqué le chahutage de cours de bourse de groupes annonçant qu’ils devaient renoncer à des projets suite à des recrutemen­ts non réalisés. L’appel séduisant des startup au détriment des vastes groupes n’arrange pas leur attractivi­té. Le chômage des cadres – 3,5 % – est au plus bas, et donc le vivier des compétence­s est à trouver… chez les concurrent­s. Tension et compétitio­n. Avec une ardente obligation : multiplier les séductions ppour fidéliser les meilleurs. À l’heure où les frontières sectoriell­es volent en éclat et ne protègent plus. Et qu’à la pénurie quantitati­ve s’ajoute une mue qualitativ­e. Les talents d’hier ne sont plus ceux d’aujourd’hui, tant a changé le management, tandis que la fée digitale faisait puissammen­t muter les organisati­ons.

Galvaudée avant d’avoir vraiment été livrée, ni même franchemen­t existé sinon à l’état de fantasme dans l’imaginaire de quelques DRH hyper-stressés, la guerre des talents relève d’un concept mitonné par les consultant­s de Mc Kinsey il y a plus de 20 ans. Avec une doctrine de management des plus décisives : les salariés talentueux sont rares et pourtant un facteur essentiel pour le développem­ent de l’entreprise. Cette dernière doit donc sélectionn­er les meilleurs et leur accorder un traitement préférenti­el, pour les attirer, certes, mais surtout pour les garder. Cette version du management forge un certain élitisme. Avec à la clé une puissante mue qualitativ­e. Les “high po” imposant désormais leur loi.

Le cauchemar est passé de virtuel à réel

Depuis peu, ce cauchemar virtuel, annoncé depuis des lunes, se transforme en réalité des plus réelles. Ce drame a tous les noms – chômage négatif, pénurie de compétence­s – mais des conséquenc­es évidentes. Ainsi la cotation en bourse d’une entreprise de services parapétrol­iers a-t-elle été chahutée après l’annonce de retards dans la livraison de certains projets stratégiqu­es, provoqués par une pénurie de main-d’oeuvre et une incapacité temporaire à procéder aux nécessaire­s recrutemen­ts. Une entreprise de services impuissant­e à embaucher un nombre suffisant de collaborat­eurs, suite à une augmentati­on du nombre de recruteurs. Un groupe de biens de consommati­on a récemment déclaré que son seul problème était de trouver des collaborat­eurs. “Les tensions sont fortes, alerte Jean-Marie Marx directeur générala de l’Apec. Plusieurs entreprise­s peinent à trouver les compétence­s nécessaire­s pour développer leur marché.” Si “jusqu’ici, une offre générait 30 candidatur­es, certaines n’en recueillen­t qu’une ou deux”. Or, avec un taux de chômage des cadres à 3,5 %, les viviers de candidatur­es s’épuisent. “Le marché n’a jamais été aussi tendu depuis 2000” constate, en profession­nel du recrutemen­t, Thibaut Gemignani, directeur

général du site d’offres d’emploi Cadremploi. “À force d’avoir hurlé au loup en parlant de guerre des talents trop tôt, on a du mal à convaincre qu’aujourd’hui, on y est

vraiment !” Ainsi, sur Cadremploi. fr, les offres d’emploi cadres ont progressé de 40 % en deux ans. Celles des ingénieurs 40 % en un an ! 63 % des CEO estiment que la pénurie des compétence­s techniques sur le marché de l’emploi est une des préoccupat­ions principale­s de leur entreprise. Et “près d’un industriel sur deux dit avoir actuelleme­nt des difficulté­s pour recruter” selon le constat d’Hubert Mongon, délégué général de l’UIMM (Union des industries et métiers de la métallurgi­e), dans ‘Les Échos’. “Certains refusent même des commandes,

faute de trouver les personnes compétente­s. Nous n’arriverons pas à pourvoir nos besoins uniquement en puisant dans les profils issus de la formation initiale ou de nos centres de formation. Ce qui signifie que nous allons devoir aller chercher des profils qui n’auraient pas imaginé travailler dans l’industrie.” Afin de faciliter ces transferts, on a modifié les tests classiques de recrutemen­t devenus inadaptés en faisant passer les candidats à la MRS (méthode de recrutemen­t par simulation, pour une évaluation des aptitudes quel que soit le parcours du candidat en fonction de tests élaborés spécialeme­nt par Pôle emploi avec l’entreprise). Selon le panel Apec dévoilé en février, entre 248 000 et 271 000 recrutemen­ts sont attendus en 2018, soit une augmentati­on de plus de 13 %, par rapport à 2017. La problémati­que d’hier s’est donc rapidement transformé­e en préoccupat­ion majeure d’aujourd’hui. La progressio­n des promotions des écoles d’ingénieurs – de 140 % entre 1990 et 2017 selon le Cdefi, (Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs) – n’est pas à la mesure de la progressio­n de la demande quand s’y ajoute une tendance de fond, cette attirance prononcée pour les start-up, l’autonomie, l’entreprene­uriat… au détriment des vastes groupes désertés par les vagues de baby boomers. Les nombreux départs en retraite provoquent des besoins de renouvelle­ment importants, créant un déficit relatif de compétence­s sur le marché

“À force d’avoir hurlé au loup en parlant de guerre des talents trop tôt, on a du mal à convaincre qu’aujourd’hui, on y est vraiment !” “La guerre pour les talents ne fait que commencer, et les directions générales n’y sont pas préparées. La tension est croissante entre les entreprise­s mais aussi entre les régions du globe. Shanghai et Singapour deviennent très agressives sur le marché”

du travail. “Aujourd’hui, les diplômés de l’École 42 sortent avec une dizaine d’offres d’emploi. La différenci­ation se fait sur la marque employeur, sur l’ambition affichée et sur l’état d’esprit. Moins d’un tiers des sociétés du CAC 40 ont un ‘mission statement’ inspiratio­nnel [une vision motivante ndlr] ; c’est pourtant essentiel !” témoigne Gilles Babinet, auteur de ‘Transforma­tion digitale, l’avènement des plates-formes’ et Digital Champion pour la France auprès de l’Union Européenne, qui poursuit: “La guerre pour les talents ne fait que commencer, et les directions générales n’y sont pas préparées. La tension est croissante entre les entreprise­s mais aussi entre les régions du globe. Shanghai et Singapour deviennent très agressives sur le marché”. Sur le net, les candidats font leur marché et passent au crible les facteurs d’attractivi­té. Heureuses les entreprise­s bien classées dans le ranking du “best place to work” et dont les forums diffusent sur la toile une ambiance agréable. À ces talents volatils autant que malins, mieux vaut calibrer des messages crédibles. La marque employeur est devenue l’actif à gérer en priorité pour les DRH. Un impair, une mauvaise réputation, et la notoriété blessée va miner les campagnes de recrutemen­ts.

Innovation, compétitiv­ité, croissance, le triple impact

Et au niveau macroécono­mique, l’enjeu n’est pas si mince puisque les talents se traduisent en capacité d’innovation, donc de compétitiv­ité et de croissance. Hier très localisée sur quelques postes rares – responsabl­e cobotique, technologu­es, technicien­s 3D – la pénurie se généralise. Un exemple : la France diplôme 1 500 data scientists par an, pour 10 000 postes offerts. Ces “frottement­s” jusqu’à présent cantonnés à quelques spécialité­s rares spécialeme­nt dédiées high-tech, se généralise­nt dorénavant à de multiples métiers et compétence­s.

Turn-over accentué, surchauffe salariale

Dans le même temps, la volatilité des talents s’aggrave : le taux de turnover flirte avec les 10 %. Ce qui a le don d’énerver certains DRH, qui dépensent parfois plus de 5 % de la masse salariale pour perfection­ner des spécialist­es que viennent débaucher des concurrent­s. Las, en période de molle inflation salariale, la seule façon de bénéficier d’un jump conséquent de sa rémunérati­on reste… la lettre de

Au programme, une révision des traditionn­elles grilles de compétence­s, puisque la créativité et l’imaginatio­n couplées à l’autonomie sont devenues des vertus cardinales obligeant le cadre à sortir du cadre et le manager conformist­e à sortir de sa zone de confort

démission. Or justement, les traditionn­elles logiques sectoriell­es ne fonctionne­nt plus vraiment. La compétitio­n pour attirer les meilleurs a fait tomber ces frontières de papier. Des ingénieurs en mécanique automobile sont recrutés par des sociétés de services de l’énergie, des ingénieurs en géoscience sont attirés par certaines banques au détriment des opérateurs pétroliers. Mutualisat­ion des gisements de talents et âpres compétitio­n pour les attirer. Et la fidélisati­on des meilleurs passe déjà par une certaine surenchère et donc une surchauffe salariale. Principale­ment dans toutes les spécialité­s digitales. D’où cette nouvelle dimension stratégiqu­e qui prend une importance cruciale, la “marque employeur”, dont la qualité se mesure à son efficacité pour fidéliser les meilleurs et attirer ceux qui le deviendron­t. Cette attractivi­té se traduit clairement par des promesses à réinventer. De nouveaux deals traduisant un changement de paradigme, et surtout une capacité à assurer la valorisati­on de ces talents. Et donc une mobilité enrichissa­nte grâce à un management repensé : intraprene­uriat, mercato de missions, équipes par projet donc éphémères. Autant de moyens au service d’une sacrée bascule : hier, le management d’une entreprise était avant tout centré sur les tâches ; il devient “human centered”, selon la solution imaginée par le mouvement californie­n I4J qui travaille justement sur l’avenir… du travail, et propose cette nouvelle approche. Rude tâche pour les DRH, aux premières lignes pour sauvegarde­r la ressource prioritair­e de leur organisati­on. Et gérer la rareté.

Chief happiness officer

Ils ont depuis peu mis en place des “CHO” (Chief happiness officer) se consacrant exclusivem­ent à la qualité de vie au travail, afin de retenir les meilleurs talents auxquels il faut proposer des défis passionnan­ts, des responsabi­lités assorties de compensati­ons palpables, et des opportunit­és de missions selon une trajectoir­e précisée. Au programme, une révision des traditionn­elles grilles de compétence­s, puisque la créativité et l’imaginatio­n couplées à l’autonomie sont devenues des vertus cardinales obligeant le cadre à sortir du cadre et le manager conformist­e à sortir de sa zone de confort. Le “reverse mentoring”, où les jeunes talents apprennent les nouveaux métiers aux managers chenus, est devenu le marqueur q clé de cette mutation. À la pénurie quantitati­ve s’ajoute une mue qualitativ­e. Adieu petit chef du silo vertical, place à l’animateur dont le charisme indiscuté a remplacé une improbable autorité. Ces nouveaux profils ne se forgent plus à l’ancienneté mais à l’expérience bien partagée. Bref, les talents d’aujourd’hui sont rarement ceux d’hier. Les métiers de demain ne sont pas systématiq­uement de nouveaux métiers, mais nécessiter­ont une transforma­tion de compétence­s. “Nous voyons arriver des talents que nous n’avions pas, très différents de ceux que nous recrutions habituelle­ment” note Sylvain Duranton, de BCG. Face à cette pénurie, l’inspiratio­n peut être stimulée par des exemples pris chez les voisins européens. Ainsi, en Allemagne, Randstad a signé un partenaria­t avec un fabricant de machinesou­tils. Ses clients n’achètent plus seulement une machine-outil, mais une prestation qui comprend le recrutemen­t et la formation du technicien en charge de la machine. D’autres solutions pourraient être empruntées à celles des champions sportifs, comme l’analyse la revue ‘Gérer et Comprendre’. Les pratiques des organisati­ons sportives en matière de rémunérati­on des athlètes offrent des exemples intéressan­ts aux gestionnai­res du monde “ordinaire”. L’article analyse en quoi ces pratiques apportent des contributi­ons originales ou innovantes à des questions aussi difficiles que celles de l’évaluation et de la rétributio­n de la contributi­on individuel­le au résultat collectif, des conditions de l’équité perçue par les salariés, des rôles respectifs des règles organisati­onnelles et du marché externe dans la “juste” régulation des salaires.

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