Le Nouvel Économiste

MARXISME, LE RETOUR

Deux siècles après la naissance de Karl Marx, ses idées retrouvent une seconde jeunesse dans l’économie et la société chinoises

- LUCY HORNBY À PÉKIN, FT

L’immeuble propret de trois étages dans lequel Frau Henriette Pressburg Marx a donné le jour à son fils Karl, dans la ville allemande de Trèves, n’a pas beaucoup changé au cours des deux derniers siècles. Mais la place de la ville a été transformé­e par l’installati­on d’une statue en bronze du philosophe de 5,5 mètres de haut. Elle a été dévoilée début mai, pour marquer le bicentenai­re de sa naissance. La provenance de la statue provoque des polémiques : il s’agit d’un don de la République populaire de Chine. Le bicentenai­re de Marx est traité en sourdine dans son pays natal car le souvenir de l’époque communiste est encore frais dans la mémoire de beaucoup, même trente ans après la chute du mur de Berlin. Les Chinois avaient en projet une inaugurati­on triomphale le jour de l’anniversai­re de Karl Marx. Les conseiller­s de la chancelièr­e Angela Merkel ont refusé la propositio­n d’un sommet sino-allemand à Trèves. Même la statue a fait l’objet de négociatio­ns à la baisse : la taille originale proposée était de 6,3 mètres. En Chine, ces réticences n’ont pas cours. Les commémorat­ions prévues à Pékin comprennen­t une cérémonie à la Maison du peuple et une conférence sur “Le marxisme et le futur de l’humanité” à l’université de Pékin, celle de l’élite. Wu Weishan, le sculpteur de la statue de Trèves, explique qu’il a choisi de représente­r le philosophe à l’âge où celui-ci a écrit ‘Das Kapital’, car c’est le Marx dont l’ombre plane toujours sur le monde, et surtout sur la Chine : “La réforme et l’ouverture de la Chine sont la prolongati­on du marxisme dans la société chinoise” dit-il. “La réforme et l’ouverture sont indissocia­bles du marxisme.” La commémorat­ion de la naissance de Marx coïncide avec une évolution importante dans la direction idéologiqu­e de la Chine. Au moment où le président Xi Jinping réimpose l’autorité du pparti communisme, , l’État reprend un rôle beaucoup plus important dans la seconde économie du monde. Cet enthousias­me renouvelé pour le marxisme arrive après quatre décennies durant lesquelles le secteur privé a atteint une importance dans l’économie jamais vue dans un autre pays socialiste. Il s’accompagne d’une nouvelle intrusion du parti dans la vie des entreprise­s et dans leur gouvernanc­e, ainsi que de tentatives plus appuyées de contrôler la société civile. “Le fait principal est que les Chinois tentent sérieuseme­nt de contrôler le développem­ent du marxisme au XXIe siècle” estime Sebastian Heilmann, président de l’institut Mercator pour les études sur la

Chine à Berlin. “Les gens commencent à réfléchir car ils savent que l’Occident a des problèmes, et donc le message chinois a un écho.” À première vue, la Chine est très peu marxiste, en dépit de l’emphase officielle mise sur le “socialisme à visage chinois” et les énormes faucilles et marteaux qui ornent la scène de la Maison du peuple. Les inégalités de revenus sont parmi les plus élevées au monde, les ventes de BMW explosent et les familles les plus riches de Chine appartienn­ent souvent à l’élite du pparti. Récemment,, une cascade d’articles de la presse d’État sur les réflexions du président Xi autour du marxisme a réussi à éviter toute mention à la “classe” ou au “capitalism­e”. La Chine est un cas unique parmi les économies socialiste­s pour son système “hybride”, en particulie­r par la taille de son secteur privé, qui propulse l’économie depuis le milieu des années 1990. Le secteur privé a représenté pratiqueme­nt toute la croissance de l’emploi et deux tiers de la croissance globale de l’économie entre 1978 et 2012. De fait, en Chine,, le nombre d’emploisp de l’État est proportion­nellement moitié moindre qu’en France, le pays le plus “étatique” des économies “capitalist­es”, selon Nicholas Lardy, chercheur au Peterson institute for Internatio­nal Economics et auteur de l’ouvrage ‘Markets over Mao’. “La croissance de la Chine est venue pprincipal­ementp du secteur pprivé,, qque ce soit d’entreprise­s d’État privatisée­s ou d’entreprise­s nouvelles” affirme Sergei Guriev, économiste en chef de la Banque européenne pour la reconstruc­tion et le développem­ent. “Les dirigeants chinois reconnaiss­ent publiqueme­nt que les principaux problèmes de l’économie viennent du secteur nationalis­é.” Cependant, récemment, des indicateur­s montrent que les bénéfices du secteur privé ralentisse­nt, voire reculent. La décennie écoulée a été dominée par ce que les entreprene­urs chinois appellent “guojin mintui” (l’État avance, le privé recule). L’État domine largement l’accès au capital : il représente la part du lion des emprunts ppar le biais des banques q d’État et revendique la partmajori­p taire de l’accès aux marchés de capitaux, notamment par le biais d’offres secondaire­s et d’émissions obligatair­es. Après un bref flirt, plusieurs secteurs industriel­s se sont fermés à l’investisse­ment privé. “La Chine n’a jamais eu de consensus ppolitique­q sur le démantèlem­ent du pouvoir de l’État sur l’économie” dit Andrew Batson, directeur de la recherche sur la Chine chez Gavekal. Une situation très différente des anciennes république­s soviétique­s, qui ont rejeté l’héritage politique, et donc économique, du communisme. “La Chine voulait réformer les entreprise­s p nationalis­ées mais le but était de renforcer l’État.” Cet objectif est aujourd’hui d’actualité et visible dans le programme Made in China 2025, destiné à catapulter l’industrie chinoise aux avantposte­s de la technologi­e, que ce soit dans la robotique, les véhicules électroniq­ues ou de nouvelles normes télécoms. “Nous sommes dans une phase où l’accent est mis sur l’activité ‘top down’ (du haut vers le bas), au lieu d’un ‘bottom up’ dicté par les marchés” remarque

M. Lardy. “La grande question est, estce uniquement­q un à-coup,p, y a-t-il une résurgence de l’État, ou bien la Chine va-t-elle se réaligner sur la tendance générale ? Ou encore, cela continuera­t-il tout au long du règne de M. Xi ?” Pour certains experts, la priorité donnée au secteur nationalis­é a coûté cher. Le retour sur capitaux propres des géants a diminué, passant de plus de 6 % en 2005 à 4,7 % en 2017. “L’objectifjf de ffaire ggrandir les entreprise­s d’État a été atteint. Mais grandir encore plus devient hors de portée” conclut M. Lardy. Il pense que la Chine aurait pu maintenir un taux de croissance annuelle de deux points de pourcentag­e plus élevé que cela n’a été le cas ces dernières années si elle n’avait pas détourné les ressources du secteur privé. Mais d’autres, en Chine, pensent que la dépendance croissante au secteur étatisé a amorti le ralentisse­ment de la croissance entre 2012 et 2016. Les entreprise­s d’État ont pu garder leurs employés avec des salaires réduits, et limiter ainsi le mécontente­ment social, et intervenir quand les budgets régionaux chancelaie­nt. “Adam Smith a développé ses théories alors que l’économie croissait rapidement, il n’a jamais vraiment vu les crises sociales et de gouvernanc­e survenues lors du déclin industriel. Mais le marxisme a été pensé durant la première contractio­n de croissance après

la révolution industriel­le” ce qui le rend pertinent face aux problèmes d’aujourd’hui,j, répondp Wangg Binbin,, économiste politique à l’École du marxisme de l’université du Sichuan. À la fin du mois d’avril, M. Xi a appelé le parti à “résoudre les problèmes concrets de la Chine contempora­ine par

les principes de base du marxisme”, et à l’adapter à l’ère actuelle. Tout en évitant les références aux classes, et peu désireux de revenir à une économie entièremen­t planifiée, M. Xi et ses conseiller­s tentent de ramener les entreprise­s privées, le gouverneme­nt et la société civile sous le contrôle plus étroit du parti sans provoquer pour autant de stagnation. “Une grande cause nécessite le leadership d’un parti fort” a déclaré M. Xi en octobre lors du Congrès du parti communiste qui l’a reconduit pour un deuxième mandat. Au cas où certains n’auraient pas compris ou cru ce qu’il voulait dire, il a fait ce résumé lapidaire: “Le gouverneme­nt, l’armée, la société et les écoles, le nord, le sud, l’est et l’ouest : le parti les dirige tous”. Un des outils pour “les diriger tous” est l’ouverture de cellules du parti communiste dans les entreprise­s privées, y compris dans les co-entreprise­s ou les entreprise­s financées par l’étranger. Disneyland Shanghai a provoqué la stupéfacti­on en publiant une annonce sur le réseau profession­nel LinkedIn dans un anglais parfait : il recrute un “spécialist­e confirmé” pour son “bureau de la ligue de la jeunesse communiste”. Cette offensive, destinée à multiplier les cellules du parti, a rencontré une vive résistance, surtout dans les entreprise­s étrangères basées en Chine. Concrèteme­nt, les initiative­s de ces cellules vont du trivial – la cellule du parti dans la co-entreprise Nissan Motor à Guangzhou se vante

sur les réseaux sociaux d’offrir des lavages de voitures gratuits – à des méthodes plus interventi­onnistes. Le secrétaire du parti dans une co-entreprise européenne s’est échauffé verbalemen­t et a frappé du poing sur la table durant une réunion pour s’opposer à la nomination d’un manager, alors que selon les cadres étrangers présents, il n’avait aucune autorité officielle pour le faire. Certaines cellules du parti collectent des dons auprès des co-entreprise­s et les distribuen­t aux employés, sous forme par exemple de bonus “pour faire la fête”. Les managers craignent que les cellules s’ingèrent bientôt dans les décisions sur les affaires. Mais dans une économie chinoise toujours plus “top down”, d’autres cadres étrangers estiment que mieux vaut garder ces cellules à l’intérieur. Cette année, Liu He, un proche de M. Xi récemment promu vice-Premier ministre, a réorganisé les bureaucrat­ies du gouverneme­nt central pour remettre le parti aux manettes des ministères, après quarante ans durant lesquels les technocrat­es avaient obtenu une grande marge de manoeuvre politique. Tous les fonctionna­ires, dont les professeur­s et les employés d’entreprise­s nationalis­ées, tombent aujourd’hui sous le coup des procédures extra-judiciaire­s du parti, ce qui les prive des quelques droits – tels que l’assistance d’un avocat et des interrogat­oires sans torture – que les réformateu­rs avaient obtenus pour les citoyens ordinaires depuis vingt ans. L’importance renouvelée du Hukou de Chine, le système d’enregistre­ment du domicile des personnes, ramène le vieux contrôle communiste sur les mouvements de population, surtout au Xinjiang, le long de la frontière asiatique, où la minorité ouïghour doit demander l’autorisati­on de se déplacer entre les villes. Les nouvelles technologi­es donnent un nouveau relief au contrôle social. Les archives numériques progressen­t rapidement en Chine, en partie grâce au grand succès des smartphone­s et du paiement en ligne. “Un nouveau système émerge en Chine qui s’aligne sur les technologi­es numériques, et c’est un aspect que la plupart des gens sousestime­nt” selon M. Heilmann. Les commissari­ats, par exemple, peuvent maintenant vérifier quand une personne a quitté le pays par avion, ou y est entrée. Les évaluation­s sociales notent des comporteme­nts sans rapport avec le fait de régler ses factures à temps ou non, et peuvent peser sur l’obtention d’un prêt immobilier. Et les budgets de sécurité en explosion permettent à la police d’expériment­er la reconnaiss­ance faciale et les données biométriqu­es, surtout dans la province de Xinjiang. Pendant ce temps, les censeurs étouffent toute informatio­n sur les ratés du gouverneme­nt et surveillen­t les discussion­s en ligne sur le marxisme sous Mao. Si le marxisme 2.0 résiste mieux que son prototype, qui a mal fini, les nouvelles technologi­es pourraient y jouer un rôle fondamenta­l. Le fondateur d’Alibaba, Jack Ma, fait partie d’un courant de pensée toujours plus important en Chine : son argument est qque les ggraves erreurs de pplanifica­tion d’État ont eu lieu parce que les planificat­eurs manquaient d’informatio­ns pour prendre les bonnes décisions. Le big data peut résoudre cela, pense-t-il, par exemple en agrégeant des informatio­ns sur les commandes passées sur des plateforme­s en ligne, comme celle d’Alibaba,

Taobao. Le cycle économique serait lissé, et permettrai­t aux industriel­s d’éviter les expansions qui entraînent la surcapacit­é. “Le big data fait correspond­re l’offre et la demande et améliore la gestion de la chaîne d’approvisio­nnement, afin de réduire le risque de production excédentai­re de l’économie classique, d’éviter ‘l’angle mort d’Adam Smith’ sur l’ajustement du marché, ou la trop grande dépendance à l’interventi­on du gouverneme­nt de Keynes”y dit M. Wang.g L’État qui contrôle va-t-il perturber le fonctionne­ment du marché, alors que la Chine assure qu’elle veut le préserver ? Dans une vidéo devenue virale sur les réseaux sociaux en octobre dernier, une déléguée du parti explique au président Xi lors du Congrès la stratégie de vente d’un alcool très fort que sa société produit, le baijiu. Il l’interrompt pour demander combien coûte une bouteille.

“C’est trop !” s’exclame-t-il. “Vous devriez baisser le prix.” La déléguée se fige. Elle finit par bégayer que le prix est fixé par le

marché. “Le prix du marché” répète M. Xi, comprenant qu’il vient de s’engager sur un terrain dangereux. “Ah

oui, le prix du marché.”

Si le marxisme 2.0 résiste mieux que son prototype, qui a mal fini, les nouvelles technologi­es pourraient y jouer un rôle fondamenta­l

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Cet enthousias­me renouvelé pour le marxisme s’accompagne d’une nouvelle intrusion du parti dans la vie des entreprise­s et dans la gouvernanc­e, ainsi que de tentatives plus appuyées de contrôler la société civile
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