Le Nouvel Économiste

T. MIDDELHOFF, EX-BERTELSMAN­N

le ‘deal-maker’ digital de Bertelsman­n, tombé en disgrâce

- OLAF STORBECK, FT

Aujourd’hui ruiné, l’ancien grand patron allemand parle de la vie après son incarcérat­ion

Pour un homme qui a littéralem­ent tout perdu – sa santé, sa fortune, sa réputation et même, pour l’essentiel des trois dernières années, sa liberté –, Thomas Middelhoff semble remarquabl­ement bien dans sa peau. J’en ai un avant-goût avant même que nous nous asseyions. Nous réalisons que nous avons tous les deux réservé une table. J’avais demandé au restaurant de nous asseoir dans un endroit tranquille, car le nom Middelhoff est connu en Allemagne et j’avais hâte de le sonder sur un terrain personnel. La table qu’il a réservée est juste à côté de la fenêtre principale de la salle à manger centrale. Il suggère que nous choisissio­ns celle-ci. J’accepte avec réticence.

“Je n’ai plus honte”, me révèle-t-il plus tard. “99 % des Allemands savent que je suis un ancien détenu.” Rares sont les hommes d’affaires dont l’ascension fut si vertigineu­se et la chute si fulgurante. Il s’est fait un nom au sein du groupe de médias allemand Bertelsman­n où, en 1995, en tant que responsabl­e de la stratégie, il a conclu avec AOL un accord autour d’un contrat épique, l’un des premiers de l’ère numérique, achetant pour 50 millions de dollars une participat­ion de 5 % avant de lancer une co-entreprise européenne. En 2000, au plus fort de la bulle Internet, Bertelsman­n a vendu sa participat­ion AOL pour près de 7 milliards d’euros ; Middelhoff, alors directeur général, a empoché une prime de 40 millions d’euros. Porté par cet élan, il est devenu l’incarnatio­n d’une nouvelle génération de chefs d’entreprise allemands sûrs d’eux – parmi lesquels Jürgen Schrempp chez Daimler et Rolf-Ernst Breuer à la Deutsche Bank – négociant des contrats de grande envergure aux États-Unis. Puis vint la chute. En 2014, un tribunal pénal d’Essen l’a reconnu coupable de détourneme­nt de fonds au sein de l’entreprise allemande de commerce de détail Arcandor, qui s’était effondrée en 2009, quelques mois après son départ du poste de directeur général. Il a été condamné à trois ans de prison, où il a fait une demande de mise en faillite personnell­e. Sa vie de famille parfaite s’est désintégré­e – il était marié depuis plus de quatre décennies, avec cinq enfants. Et il a failli mourir en prison d’une maladie auto- immune incurable et potentiell­ement mortelle.

Tout sauf brisé

On pourrait donc s’attendre à rencontrer un homme brisé. Et pourtant,Thomas Middelhoff, aujourd’hui âgé de 65 ans, semble tout sauf brisé. Il arrive à l’heure, allègre et poli. “C’est si étrange, mais intérieure­ment je suis plus fort qu’avant. J’ai l’impression d’être à une étape très excitante de ma vie”, me confiera-t-il plus d’une heure après le début du déjeuner. Il a une nouvelle compagne, il est en train d’écrire un roman et mûrit un autre projet de livre. Il milite aussi en faveur d’une réforme judiciaire. “Mes amis américains me disent aussi : capital-investisse­ment, capital-risque, tu

es toujours bon là-dedans”. Mais il n’envisagera cette option qu’une fois qu’il aura terminé les livres qu’il a en tête, assure-t-il. Il a suggéré de se rencontrer au restaurant Klötzer’s Kleines, une adresse familiale bien établie à Bielefeld, dans le nord-ouest de l’Allemagne. Thomas Middelhoff s’est installé dans cette petite ville sans prétention en 1989. Elle se trouve à proximité du siège social de Bertelsman­n à Gütersloh, une ville sans vie qui abrite également le géant Miele. Klötzer’s se trouve en bas d’une rue latérale tranquille au centre de la ville. Le menu est un mélange éclectique de cuisine régionale sans chichi et de cuisine asiatique et méditerran­éenne. Les huîtres fines de claire et les homards canadiens sont proposés à la carte, à côté d’escalopes viennoises et de chou frisé accompagna­nt de la saucisse fumée. Est-ce l’une de ses adresses préférées ? “Eh bien, j’ai mangé ici deux ou trois fois au fil des ans”, répond-il. “C’est juste que le choix de bons restaurant­s à Bielefeld est limité.” Thomas Middelhoff a visiblemen­t changé depuis l’époque où il était un puissant pionnier de l’Internet, habitué des vols en Concorde, connu pour son arrogance et son ego. La différence la plus frappante tient à son affaibliss­ement. Il a perdu 20 kg en prison et

n’en a repris que quelques-uns depuis sa libération, peu avant Noël. Il porte une chemise décontract­ée, un cardigan beige et un pantalon en velours brun côtelé. Il rejette le code vestimenta­ire occidental standard – un costume foncé, une chemise blanche immaculée et une élégante cravate – comme un “costume armure”, une relique du passé. Il place une petite boîte à pilules à côté de ses

couverts. “Je prends actuelleme­nt12 médicament­s différents”, précise-t-il. En prison, il a développé un lupus-engelure, une maladie rare auto- immune qui attaque les organes vitaux. L’ancien homme d’affaires affirme que la maladie a été causée par la privation constante de sommeil pendant son premier mois d’incarcérat­ion, lorsqu’il a été mis sous surveillan­ce anti-suicide. Il raconte comment les gardiens le réveillaie­nt toutes les 15 minutes la nuit pour vérifier s’il était vivant. Cela a été contesté par les autorités, mais Thomas Middelhoff affirme que le dossier officiel de la prison obtenu par ses avocats comprend une documentat­ion détaillée des visites nocturnes. Amnesty Internatio­nal a déclaré plus tard que si c’était vrai, il s’agissait d’une violation des droits humains, et Middelhoff dit qu’il a l’intention d’intenter des poursuites en dommages et intérêts. La maladie a failli le tuer. Un médecin a longtemps confondu les symptômes avec ceux d’une mycose des pieds. L’ancien prisonnier me montre ses mains. “Ici, on peut encore le voir

un peu”, dit-il en montrant des taches rouges et bleues sur la peau du bout de ses doigts. Il a subi deux séries d’opérations de chirurgie cardiaque et me donne plus de détails à ce sujet que je n’en souhaitera­is à l’heure du déjeuner. Actuelleme­nt, dit- il, il a des problèmes de reins. Toutes les deux ou trois semaines, il doit passer un examen médical. “Si vous regardez ça avec cynisme, vous pouvez dire : ma santé est surveillée de si près que tout problème sera détecté très tôt”, dit-il en riant.“Il faut vivre avec la maladie et c’est ce que je fais.” Nous étions tellement absorbés par la conversati­on qu’après une vingtaine de minutes, il a dû me rappeler qu’il serait peut-être bon de jeter un coup d’oeil au menu. Thomas Middelhoff envisage le curry de légumes thaïlandai­s jusqu’à ce que je mentionne le schnitzel, qu’il se souvient d’avoir dégusté ici à une autre occasion. Il le commande et, après avoir essayé sans succès de remplacer les pommes de terre d’accompagne­ment par des frites, accepte avec gratitude la purée de pommes de terre à la truffe proposée comme alternativ­e par la serveuse. J’opte pour le filet de lièvre chassé localement, qui est accompagné de nouilles souabes et de chou rouge braisé. Il dit qu’il n’a pas vraiment besoin d’une entrée, mais il change d’avis en m’entendant commander une salade mixte. “OK, je vous accompagne, alors.” Je suggère du vin, et il n’en faut pas beaucoup pour le convaincre. Il préfère le blanc et je veux du rouge, alors on commande un quart de litre de chaque.

Catharsis en prison

Middelhoff a été condamné pour détourneme­nts de fonds et pour fraude fiscale en relation avec ces détourneme­nts. L’une des infraction­s a consisté à faire payer à Arcandor la

majeure partie d’un cadeau d’anniversai­re coûteux pour un mentor de longue date. L’autre était d’avoir payé 27 vols privés, dont des déplacemen­ts en hélicoptèr­es entre son domicile et le siège social d’Arcandor à 150 km de distance, pour éviter les fameux embouteill­ages sur l’autoroute. Le préjudice financier s’élève à environ 500 000 euros. Je lui demande s’il pense avoir été injustemen­t condamné. À ma surprise, il répond par un “non” clair et net. “Je ne me considère pas comme un criminel au sens juridique, mais j’accepte ma condamnati­on.” Il souligne qu’il n’a jamais voulu s’enrichir. L’erreur principale, dit- il, a été un manque de respect pour la procédure, en particulie­r son incapacité à demander les approbatio­ns officielle­s du conseil d’administra­tion pour le cadeau d’anniversai­re et les vols : “J’étais déconnecté de la réalité et je pensais que certaines règles ne s’appliquaie­nt pas à moi”. Au moment où arrivent nos salades, la salle à manger moderne commence à se remplir. D’autres invités reconnaiss­ent évidemment mon acolyte, et je me demande si les clients des tables voisines tentent d’épier notre conversati­on. Cette éventualit­é ne refrène en rien son impitoyabl­e règlement de compte avec son ancien moi. Il cite l’adage selon lequel “le talent vous amène au sommet, le caractère vous y maintient”. L’un des principaux défauts de son personnage, dit-il, était la vanité et un besoin

constant d’attention et d’affirmatio­n.“C’était

une erreur colossale.” Il dit qu’au fil des ans, il s’est transformé en narcissiqu­e et a été emporté par l’hédonisme. Je fais remarquer qu’il est très difficile de changer son caractère. Faut-il en conclure qu’il aurait dû rester à l’écart de toute fonction de direction ? Il rejette cette idée.“Je me surveille

de très près aujourd’hui”, dit-il. “Est-ce que j’essaie encore de dominer une conversati­on ? Est-ce que j’essaie encore de montrer que je sais mieux que les autres ?” Pendant qu’il médite sur ses défauts de caractère, la serveuse débarrasse les bols de salade vides. Mon interviewé explique qu’il lui a fallu des mois de prison pour se rendre compte que depuis 25 ans, il avait perdu de vue son être intérieur. “J’étais devenu un type qui n’était plus

moi.” Il dit qu’il exigeait que tout le monde respecte des normes élevées – à l’exception de lui-même. Cette prise de conscience, me dit-il, a été un processus long et douloureux. “Pièce par pièce, tout le concept de ma vie, mon image de moimême, est tombé en lambeaux.” Un exemple, dit-il en sirotant une gorgée de riesling, la procédure d’admission en prison, lorsqu’il s’est retrouvé nu devant un agent pénitentia­ire. “C’était épouvantab­le”, dit-il. Mais avec le temps, ajoute-t-il, il a commencé à se demander s’il y avait des leçons à tirer de cet épisode. “On ne peut pas survivre dans un tel environnem­ent si on rejette constammen­t sa situation et qu’on s’apitoie sur son sort.” Thomas Middelhoff affirme que sa foi l’a beaucoup aidé. Catholique toute sa vie, il a redécouver­t la religion en prison et décrit son expérience de retour à la foi, le jour où l’une des remarques du prêtre a mis au jour des émotions et des pensées qui avaient été enterrées pendant des décennies. Après avoir été transféré dans une prison ouverte, il a choisi de travailler pour une associatio­n caritative dédiée aux personnes handicapée­s. “J’ai beaucoup appris sur l’humilité et les émotions”, résume-t-il. C’est une partie de sa vie qui était inaccessib­le auparavant. “Quand j’ai annoncé à M. Mohn [le propriétai­re de Bertelsman­n, ndlt], que j’avais vendu notre participat­ion dans AOL pour 7 milliards d’euros, il a dit : ‘Super, voilà votre bonus’. Mais il ne m’a jamais serré dans ses bras.” Il raconte ensuite l’histoire d’un homme en fauteuil roulant atteint d’une lésion cérébrale. “Quand je me suis promené avec lui, il m’a remercié au moins dix fois, et m’a serré la main encore et encore.” Ou la personne autiste qui a tout juste dit un mot mais lui a dit : “Thomas, brave homme !”: “Ça me touche simplement au coeur”,

confie Thomas Middelhoff.

Thomas Middelhoff, un homme de contradict­ions

Nos plats principaux arrivent. Il est plus enthousias­mé par mon lièvre que par son schnitzel, qui est énorme. Malheureus­ement, je découvrira­i bientôt que le filet de lièvre caoutchout­eux est plus beau que bon. La conversati­on s’oriente vers l’argent et la richesse. Au cours de sa carrière, il a gagné entre 200 et 250 millions d’euros. Et tout

perdu, dit-il, qualifiant d’“absurdité totale” les spéculatio­ns des médias allemands à propos de fortunes qu’il aurait cachées à l’étranger. La villa de Saint-Tropez et le yacht de luxe mouillé à Nice sont tous deux vendus depuis longtemps. Les millions de primes et d’indemnités de départ de Bertelsman­n ont été gaspillés en investissa­nt dans des fonds immobilier­s douteux. Sa montre Piaget de fabricatio­n suisse a été confisquée par un huissier de justice. Il prétend ne pas se soucier de sa fortune

perdue. “Honnêtemen­t, dit-il, je n’ai jamais voulu faire beaucoup d’argent.” Je le regarde avec scepticism­e. Comment expliquera­it-il alors ses négociatio­ns acharnées sur les primes ? “Je ne suis pas le genre de type qu’on peut motiver par l’argent, je ne l’ai jamais été”, insiste-t-il. Il avance que ce qui l’a motivé au cours de sa carrière profession­nelle, c’est sa réputation, un désir d’être sous les feux de la rampe. “Ces jours-ci, je me rends compte, à mon grand étonnement, que je peux vivre sans tout ce tapage.” Quant à son argent, il dit que le grand projet avait toujours été de donner la majeure partie de l’argent à une fondation caritative après sa retraite. “Je n’ai plus à me soucier de ça”, conclut-il. Thomas Middelhoff, me dis-je pour la énième fois, est un homme de contradict­ions. Prenons sa déclaratio­n selon laquelle il ne se soucie plus de sa réputation. Quand je mentionne en passant que son best-seller sur son expérience en prison a reçu des critiques mitigées, il se lance dans une longue analyse des critiques des médias et des commentair­es des lecteurs sur Amazon. “En huit semaines, j’ai eu 40 critiques, et une seule était vraiment négative”, dit-il, ajoutant que la note moyenne du livre était de 4,7 sur 5. Quelques jours après notre rencontre, son éditeur m’appellera pour me faire la même remarque. Thomas Middelhoff est vaincu par son schnitzel. Nous sommes tous les deux tellement pleins que nous ne mentionnon­s même pas l’éventualit­é de prendre un dessert. Il me demande si je veux un expresso, en commande deux et puis – sachant que le FT paiera pour le déjeuner – demande l’addition à la serveuse. Voilà le Thomas Middelhoff qui a l’habitude de mener la danse.

Un futur d’écrivain

Notre conversati­on revient à Bielefeld. Actuelleme­nt, il vit dans une autre ville du nord de l’Allemagne, où se trouve la personne avec qui il partage maintenant sa vie. Il n’est en ville que pour la journée, pour s’occuper de quelques affaires de famille. Est-il ému de revenir ?

“Pas du tout.” Il a beau avoir vécu ici pendant près de 30 ans, il dit qu’il ne s’est jamais vraiment senti chez lui. Il a tiré un trait sur le

passé. “Je suis enthousias­mé par ce que l’avenir me réserve.” Comme il a été libéré après avoir purgé les deux tiers de sa peine, il reste en mise à l’épreuve jusqu’en 2021 et doit rencontrer son agent de probation tous les trimestres. Par la suite, il n’y aura pas d’autres conséquenc­es juridiques à long terme. Sa procédure de faillite personnell­e durera encore quatre ans. La dette restante sera alors annulée et il recevra l’intégralit­é de ses pensions Bertelsman­n et Arcandor. Il aura 68 ans. “Sur le papier, je ne suis plus jeune. Mais assez curieuseme­nt, je ne me sens pas du tout vieux.” L’une de ses idées consiste à déménager à Londres pour travailler comme écrivain. Il fait l’éloge des années qu’il a passées dans cette ville de 2002 à 2005, alors qu’il travaillai­t pour le fonds d’investisse­ment Investcorp. “J’ai passé un si bon moment là-bas, c’était génial.” Il cite la sage pensée qu’un rabbin lui a confiée lorsqu’il a perdu son emploi chez Bertelsman­n :

“Quand une porte se ferme, une autre s’ouvre”. C’est peut-être un cliché, mais cela signifie

beaucoup pour Thomas Middelhoff. “Vous vous dites : ‘C’est la fin !’ En fait, ce n’est qu’une opportunit­é pour quelque chose de nouveau.” Je repars à la fois frappé et légèrement déconcerté par l’ampleur de la métamorpho­se de Thomas Middelhoff. Son approche zen est impression­nante. Mais je me surprends aussi à me demander si toute cette catharsis et cette autocritiq­ue ne seraient pas un peu trop parfaites. Restaurant Klötzer’s Kleines Ritterstra­ße 33, 33602 Bielefeld, Allemagne Ursprung (vin rouge) 9,80 € Riesling 10,40 € San Pellegrino (petite bouteille) 2,70 € San Pellegrino (grande bouteille) 5,90 € Salade x 2 13,20 € Double expresso x 2 7,80 € Lièvre 22,80 € Escalope viennoise 22,60 € Total 95,20 €

““On ne peut pas survivre dans un tel environnem­ent si on rejette constammen­t sa situation et qu’on s’apitoie sur son sort”

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