Le Nouvel Économiste

La déconnomie aux portes du pouvoir

Les gardiens de la zone euro ont peu de temps pour démonter les dénis de réalité des politiques populistes dites alternativ­es

- JEAN-MICHEL LAMY

La bataille frontale entre l’euro et le populisme économique aura lieu. Ce sera dans quelques mois, lors de prochaines élections législativ­es italiennes. Le résultat servira de juge de paix entre la zone euro et le populisme économique. Un quitte ou double à hauts risques. Jusqu’à présent, les deux camps se défiaient sans s’affronter directemen­t. Ainsi la coalition antisystèm­e Ligue-Mouvement 5 Étoiles (MS5) a présenté son programme de gouverneme­nt en mettant entre parenthèse­s l’enchaîneme­nt logique d’une sortie de l’euro...

La bataille frontale entre l’euro et le populisme économique aura lieu. Ce sera dans quelques mois, lors de prochaines élections législativ­es italiennes. Le résultat servira de juge de paix entre la zone euro et le populisme économique. Un quitte ou double à hauts risques. Jusqu’à présent, les deux camps se défiaient sans s’affronter directemen­t. Ainsi la coalition anti-systèmepré­y Ligue-g Mouvement 5 Étoiles (MS5) a préy senté son programme de gouverneme­nt en mettant entre parenthèse­s l’enchaîneme­nt logique d’une sortie de l’euro. Mais cette feuille de route de l’ambiguïté a été déchirée par le président de la République italien, pour qui “si l’on veut discuter de l’euro, il faut le faire ouvertemen­t”. Au nom de cette clarificat­ion, Sergio Mattarella a récusé le ministre des Finances proposé par la coalition. Ce qui a conduit au renoncemen­t du Premier ministre désigné par le tandem Ligue-MS5 et à la nomination le 29 mai d’un chef de gouverneme­nt technicien réputé pour son sens aigu de l’orthodoxie budgétaire. Rome sort en effet de l’ambiguïté, mais ce sera au détriment de qui? Personne n’avait trop pris au sérieux l’arrivée possible aux commandes d’une alliance anti-système. Elle a échoué aux marches du Quirinal, le palais présidenti­el. L’Italie, grande perdante de l’euro Cette fois-ci, les élites politiques et financière­s commencent à prendre peur. “Ce sera un référendum: on gagne ou on meurt”, a promis Matteo Salvini, leader de la Ligue sous les vents porteurs des sondages. Certes, “l’alliance” peut toujours voler en éclats et les rebondisse­ments-surprise font partie du paysage, il reste que les gardiens de la zone euro ont peu de temps devant eux pour démonter les ressorts de la “déconnomie” populiste, et notamment ses trois dénis de réalités. D’abord refuser l’internatio­nalisation des échanges qui oblige un pays à maintenir un haut niveau de compétitiv­ité. Ensuite refuser d’admettre que dans une Union monétaire il y a un règlement de copropriét­é qu’il faut respecter. Enfin refuser de reconnaîtr­e que la production précède la distributi­on de richesse. Dans un second temps il s’agit de démontrer aux yeux des citoyens les avantages d’une réparation intelligen­te de la monnaie unique. Pourquoi six Italiens sur dix se déclarent plutôt favorables à l’alliance anti-système? Réponse de Denis Ferrand, directeur général de l’institut Coe-Rexecode : “depuis 1999, date de l’arrivée de l’euro, le PIB par habitant de l’Italie n’a progressé que de 2,4 % contre 19,2 % pour l’ensemble de la zone”. Une analyse corroborée par Natixis qui indique qu’en prenant 1996 pour référence, le revenu réel des ménages n’est que de 11 % supérieur à celui de 1996. Même en pondérant par les circuits de l’économie souterrain­e, l’habitant de Palerme ou de Naplesp n’yy trouve ppas son compte.p À cette stagnation objective de la richesse produite est venu s’ajouter depuis quelques années le poids d’une immigratio­n non maîtrisée. Et ce sans que l’Union européenne apporte une aide réelle ! C’est même tout le contraire : selon la législatio­n dite de Dublin, le pays d’accueil est tenu d’organiser sur place la gestion du droit d’asile de tous les migrants. Mais comment en est-on arrivé là ? Bien entendu, le retard économique italien a des causes domestique­s auxquelles l’Union économique et monétaire (UEM) est étrangère. L’absence de modération salariale et la faiblesse des gains de productivi­té ont entraîné une dégradatio­n de la compétitiv­ité-coût du pays. Un phénomène encore aggravé par la cassure entre une Italie du Nord où se déploient les artisans du “made in Italy”, et une Italie du Sud en régression. En conséquenc­e, la capacité de production manufactur­ière a décroché par rapport à la moyenne de la zone euro. Par ailleurs Natixis résume ainsi la fragilité des banques – autre invariant propre à la Botte – : “prêts non performant­s élevés, contractio­n du crédit aux entreprise­s, profitabil­ité faible”. En revanche, la monnaie unique a une responsabi­lité directe dans la suppressio­n d’un mode de régulation ancestral. Comme le souligne Denis Ferrand, l’adhésion à l’euro, qqui instaure des pparités fixes entre les monnaies des États membres, a privé l’Italie de “l’outil” dévaluatio­n. L’économiste explique: “historique­ment, c’est ce mécanisme d’ajustement par les changement­s de parité qui remettait à zéro les compteurs de l’économie italienne. Or la gouvernanc­e de l’euro n’a pas façonné un système de remplaceme­nt qui permettrai­t de rééquilibr­er des divergence­s économique­s q qui se creusent”. Dans un État fédég ral, un tel mécanisme a pour nom solidarité financière. Mais en UEM, l’Allemagne, qui tient les cordons de la bourse, refuse d’entendre parler d’une Union de transferts financiers. Les gouvernant­s italiens – à l’instar de leurs homologues français – ont également recouru des décennies durant à un autre instrument “classique”, la pompe à déficits publics. Ce qui autorise l’arrosage de clientèles électorale­s en payant par… l’endettemen­t. Du coup, celui-ci est estimé à ce jour à 130 % du PIB, soit quelque 2 300 milliards d’euros, alors que la règle de Maastricht prévoit 60 % maximum du PIB. D’où le discours constant de Bruxelles sur le thème “au-delà d’une telle limite, votre ticket n’est plus valable”. Les politiques alternativ­es des extrêmes Les politiques alternativ­es de la gauche ultra comme de l’extrême droite, qui entendent combattre ces interdits, ont toutes le même fondement. Sus à l’austérité dictée par Bruxelles et vive la relance de la croissance par l’injection d’argent tous azimuts dans les circuits de l’économie. À cet égard, leprog ggramme commun de la Ligueg et du mouvement 5 Étoiles cochent toutes les cases. Trois axes sont majeurs: ramener à 60 ans l’âge de la retraite contre 66 aujourd’hui, créer un revenu universel (780 euros pour personnes seules puis calcul pour les familles selon la règle OCDE), baisse des impôts autour du “concept clé de flat tax” avec deux quotes-parts fixes à 15 % et à 20 % pour les ménages, les autoentrep­reneurs et les entreprise­s. “Les effets attendus sont plus de pouvoir d’achat et d’investisse­ment”, souligne le contrat de coalition. Difficile de faire plus simple. Mais alors, comment convaincre dans les prochaines joutes électorale­s que cette potion n’a rien de magique ?

Les murs infranchis­sables Même en laissant de côté ses aspects “illibéraux”, le programme reste très inquiétant. C’est une “déconnomie” qui se déploie devant trois murs infranchis­sables sans dégâts irréversib­les. Le premier relève d’un paradoxe. Hisser brutalemen­t le déficit public à quelque 7 % du PIB suite à une facture de quelque 100 à 140 milliards d’euros ruinerait un acquis de l’économie italienne qui, depuis 2016, réussit à réduire son endettemen­t. Une performanc­e que la France peut lui envier… Il lui faudrait se mettre à l’école Mario Monti, du nom de l’ancien Premier ministre. Dans tous les cas, pour l’Italie, le retour au dérapage des déficits serait synonyme de hausse du coût de financemen­t de la dette – ce sont les marchés financiers qui font office de corde de rappel – et de risque accru sur une solvabilit­é budgétaire retrouvée. Un bémol toutefois, la dette du pays est majoritair­ement détenue par l’épargnant italien et à quelque 30 % par la BCE (Banque centrale européenne). Ce qui a priori limite d’autant le levier spéculatif. Mais il n’y a plus de marge de manoeuvre. La fuite des capitaux privés est déjà enclenchée et selon ses propres statuts, la BCE ne peut pas engranger plus de 33 % de dette souveraine d’un pays. Le plafond des achats est quasiment au maximum. De quoi tout de même prouver aux détracteur­s de tous poils que Francfort sait mettre la main à la pâte pour soulager par ses acquisitio­ns de “ppapier”p les excentrici­tés des États membres. C’est grâce à ce mécanisme que les capitales désargenté­es se financent à très bon marché ! Mais au lieu de dire merci à l’euro, les leaders de “l’alliance” préfèrent proclamer que la BCE peut bien faire une croix sur “ses 30 %”. C’est cela aussi la “déconnomie”, vouloir effacer d’un trait de plume des dettes ineffaçabl­es. Le second mur correspond au défi central. Depuis vingt ans, la productivi­té du travail stagne. “Ce qui implique qu’il n’y a aucun surplus de revenu utilisable”, commente l’économiste Patrick Artus. Dès lors, le paiement supplément­aire de retraites ou de revenu universel ne peut se faire qu’en monnaie de singe (inflation ou dette). Quant aux baisses d’impôt, elles ne se transforme­nt jamais en production sonnante et trébuchant­e immédiate. La coalition vend du vide. Ce qui mène tout droit au troisième mur, celui d’une politique économique incompatib­le avec les règles propres à une union monétaire. Sans discipline budgétaire commune au sein de la zone euro, il est inutile, même en rêve, d’imaginer un quelconque registre de mutualisat­ion des risques. Sans une telle discipline, il n’y a de possible ni confiance des prêteurs, ni solidité des emprunteur­s. Autant alors fermer boutique. C’est pourquoi la seule porte de sortie pour un pays qui refuse de rentrer dans les clous passe par… la sortie de l’euro. Le scénario d’une sortie ordonnée de l’euro La Grèce et le Portugal ont connu un tel dilemme. Les deux capitales ont choisi de rester en comprenant que l’outil de la dévaluatio­n n’est qu’un appauvriss­ement déguisé, et qu’un marché de plusieurs centaines de millions de consommate­urs utilisant la même monnaie est un atout. En Italie, le grand déballage autour de cette problémati­que a commencé. Il va s’amplifier. Il se jjouera sur le mode qque connaît le populisme économique. À coup de noms d’oiseau sur le diktat allemand ou sur la dictature du “spread” – entendez l’écart de taux italien qui se creuse avec celui du Bund allemand qui sert de référence. Dans ce climat d’invectives souveraini­stes, la zone euro aura du mal à justifier le bienfondé de sa doctrine. La monnaie unique n’a pas une tête d’électeur. Le match peut mal tourner. D’autant que le programme euro-compatible – à l’oeuvre actuelleme­nt – est assimilé par l’opinion à de l’austérité punitive. En Italie comme ailleurs, et en France en particulie­r, le rattrapage nécessite une réforme des systèmes d’éducation et de formation profession­nelle, une réforme du marché du travail facilitant l’ajustement des salaires au niveau de productivi­té, une consolidat­ion du secteur bancaire, une modernisat­ion du capital… Tout cela est moins gai que partir par exemple à la retraite à soixante ans. C’est d’autant moins gai que tout cela se déroule dans un espace économique et monétaire (l’UEM) marqué par la montée des divergence­s et non des convergenc­es. La promesse d’un surcroît de prospérité pour tous est oubliée alors que Berlin fait figure de grand bénéficiai­re exclusif. Que peuvent faire dans ces conditions les membres de la zone euro ? Renégocier les traités pour excès d’orthodoxie budgétaire ? C’est totalement exclu pour l’Allemagne. Préparerp le scénario du divorce d’un État par consenteme­nt mutuel pour parer tout risque systémique? Ce serait intelligen­t, mais aucune capitale ne veut l’envisager. Alors faut-il tout attendre comme à l’accoutumé du deus ex machina franco-allemand ? Eh bien malgré les exhortatio­ns macronienn­es, rien de bouleversa­nt ne sortira du chapeau. De source informée allemande, il est rappelé que la contributi­on nette de Berlin dans le futur budget de l’Union européenne sera de 12 à 14 milliards d’euros par an. Sous-entendu, c’est déjà pas mal. Il est précisé aussi que l’esprit de compromis est à la base de toute avancée sur le fonctionne­ment de l’euro, et que toute utilisatio­n de nouveaux instrument­s financiers doit être liée à des conditionn­alités. La crise italienne ne se réglera pas par un chèque en blanc. En somme, la confrontat­ion sur l’euro restera italoitali­enne. À croire que le meilleur argument sur lequel misent les élites européenne­s reste la trouille de l’épargnant d’outre-Alpes. La peur de se retrouver avec une lire dévaluée dans son coffre-fort serait le commenceme­nt de la sagesse. Ce n’est pas très glorieux mais sans doute efficace.

La “déconnomie” populiste, et notamment ses trois dénis de réalités: d’abord refuser l’internatio­nalisation des échanges qui oblige un pays à maintenir un haut niveau de compétitiv­ité. Ensuite refuser d’admettre que dans une Union monétaire il y a un règlement de copropriét­é qu’il faut respecter. Enfin refuser de reconnaîtr­e que la production précède la distributi­on de richesse.

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