Le Nouvel Économiste

Le boom Trump

La vague de libéralisa­tion de l’économie voulue par Donald Trump et le Congrès fera-t-elle des États-Unis ‘un endroit meilleur pour tous’ ?

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La liberté d’entreprend­re à l’américaine a surmonté de nombreux défis de taille au cours de son histoire. Elle est aujourd’hui confrontée à un nouveau problème : face à une opinion publique amère et une communauté mondiale sceptique, il lui faut prouver que la réponse aux problèmes du capitalism­e américain ne consiste pas à restreindr­e le milieu des affaires, mais à le libérer. Cette délivrance est l’oeuvre d’un président républicai­n et du Congrès. Les effets sur l’investisse­ment en vue d’une croissance à long terme, sur l’accroissem­ent de la concurrenc­e, de la productivi­té et des salaires – effets qui feraient des États-Unis un endroit meilleur pour tous – sont encore en train de se mettre en place...

La liberté d’entreprend­re à l’américaine a surmonté de nombreux défis de taille au cours de son histoire. Elle est aujourd’hui confrontée à un nouveau problème: face à une opinion publique amère et une communauté mondiale sceptique, il lui faut prouver que la réponse aux problèmes du capitalism­e américain ne consiste pas à restreindr­e le milieu des affaires, mais à le libérer. Cette délivrance est l’oeuvre d’un président républicai­n et du Congrès. Les effets sur l’investisse­ment en vue d’une croissance à long terme, sur l’accroissem­ent de la concurrenc­e,, de la pproductiv­ité et des salaires – effets qui feraient des ÉtatsUnis un endroit meilleur pour tous – sont encore en train de se mettre en place. Les cadres dirigeants savent que les enjeux sont considérab­les. Dans sa dernière lettre aux actionnair­es de JPMorgan Chase, Jamie Dimon, le patron de la banque,q, s’inquièteq du fait que “les jeunes aux États-Unis, qui vont effectivem­ent hériter de la nation la plus riche de la planète, semblent pessimiste­s à l’égard de l’avenir et du capitalism­e”. Larry Fink, le patron de BlackRock, la plus importante société de gestion d’actifs au monde, s’inquiète de “la frustratio­n populaire et de l’appréhensi­on face à l’avenir”. Cette frustratio­n est facilement compréhens­ible. La dernière décennie s’est avérée formidable pour les actionnair­es, mais pas pour la société dans son ensemble. Si l’on compare la période 2009-1017 à la moyenne des cinquante dernières années, les bénéfices après impôt ont augmenté de 31 % en pourcentag­e du PIB. Mais ces bénéfices ont été dépensés en rachats d’actions et fusions de confort visant à consolider le marché, plutôt qu’en investisse­ment: la part de l’investisse­ment dans le PIB a chuté de 4 points sur cette période par rapport à la moyenne des cinquante dernières années. Les salaires ont chuté de 10 %. La concurrenc­e s’est affaissée, entraînant un ralentisse­ment de la croissance de la productivi­té, moteur à long terme du niveau de vie. Début 2016, la croissance de la productivi­té du travail, faible en général dans les ppaysy développés, était quasi nulle aux États-Unis. Face à tout cela, certains pays auraient entrepris de limiter et de contrôler la margeg de manoeuvre des entreprise­s. p Les États-Unis ont fait le contraire. En novembre 2016, le pays a élu un Congrès et un président républicai­ns, désireux de donner à “USA Inc.” un somptueux coup de pouce sous forme de réductions d’impôts et de déréglemen­tation, agrémentés d’un supplément de protection­nisme. Tous les membres du parti ne sont pas d’accord sur cela. Mais presque tous croient dans le principe de réformes qu’ils estiment favorables aux entreprise­s, non seulement parce qu’ils ont une sympathie naturelle pour les propriétai­res et dirigeants d’entreprise­s, mais aussi parce qu’ils pensent qu’elles finiront par bénéficier à la société tout entière. Dix-huit mois plus tard, la confiance des entreprise­s a grimpé en flèche. Bien que le président Donald Trump puisse paraître inquiétant ou désagréabl­e aux yeux de certains d’entre eux, la plupart des chefs d’entreprise américains se félicitent discrèteme­nt du programme républicai­n. Les actionnair­es sont toujours comme des coqs en pâte. Les bénéfices des entreprise­s de l’indice S&P 500 ont augmenté de 22 % au premier trimestre par rapport à l’année précédente, ou de 9 % si l’on exclut les effets positifs de la récente baisse d’impôts. La croissance est généralisé­e: 89 % des entreprise­s du S&P 500 enregistre­nt une hausse des ventes, contre seulement 36 % en 2009; le cycle précédent avait enregistré un pic de seulement 76 % en 2008. Blackstone, une société de capital-investisse­ment, affirme que les bénéfices de son portefeuil­le d’entreprise­s croissent à des taux à deux chiffres, tout comme son rival, le groupe Carlyle. L’optimisme des 29 millions de petites entreprise­s flirte avec un record historique. Mais pour mettre à l’épreuve le capitalism­e, il ne s’agit pas seulement de déterminer si les actionnair­es s’en sortent bien. Il s’agit de savoir si le reste de la société en profite aussi. Pour savoir si USA Inc. tient ses promesses, ‘The Economist’ a pris son pouls de trois façons: en examinant si les investisse­ments augmentent, si les employés sont mieux lotis et si la concurrenc­e est suffisamme­nt dynamique, ce qui devrait réduire les prix et stimuler la productivi­té.

On tient quelque chose

Ce sont des questions délicates. Il est difficile de démêler les effets des réformes républicai­nes de ceux de la reprise qui a commencé à s’installer durant le mandat de Barack Obama, sans parler de ceux d’une croissance mondiale relativeme­nt robuste. Néanmoins, notre conclusion est que la nouvelle attitude du gouverneme­nt à l’égard de USA Inc. produit effectivem­ent des résultats légèrement meilleurs pour la société que ceux observés pendant la majeure partie de la décennie précédente. Mais nous sommes loin du boom économique promis par Donald Trump. Le secteur des technologi­es domine l’investisse­ment dans des proportion­s sans précédent. Les schémas de concurrenc­e évoluent. Les entreprise­s industriel­les et les petites entreprise­s font preuve d’optimisme, sans pour autant montrer les signes d’un grand changement en matière de projets ou de perspectiv­es. Et il y a la perspectiv­e d’une guerre commercial­e à affronter – une menace que Donald Trump a intensifié­e le 23 mai en fixant les tarifs douaniers sur les importatio­ns de voitures et de pièces détachées. La décennie qui a précédé l’élection de Donald Trump a été, à certains égards, plus grave encore que la crise financière et ses conséquenc­es ne nous y avaient préparés. De nombreuses explicatio­ns ont été avancées à cet égard. Lawrence Summers, économiste de premier plan, s’inquiète d’une “stagnation séculaire”, un excès d’épargne étouffant la croissance. Robert Gordon, historien de l’économie, a fait valoir que les innovation­s

d’aujourd’hui ne pourraient jamais stimuler la productivi­té comme l’ont fait l’électrific­ation, l’invention du moteur à combustion, et d’autres percées d’antan. Les partisans du libre marché, ‘The Economist’ inclus, ont commencé à craindre l’avènement d’une nouvelle ère de monopoles. La réglementa­tion a été tenue pour responsabl­e par certains, tandis que d’autres, y compris les chefs d’entreprise en exercice, ont blâmé les investisse­urs à courte vue. Beaucoup d’Américains ordinaires ont simplement conclu que le système était “faussé”. Quelle que soit la diversité des analyses du problème, la solution républicai­ne était simple: renforcer la confiance des entreprise­sp et leur dégager la voie. À peine 24 jours après l’élection, Donald Trump a formé un conseil consultati­f rempli de sommités du monde de l’entreprise. Dans son discours d’investitur­e, il avait promis de “cultiver les énergies, les industries et

les technologi­es de demain”. Mais c’est de concert, la plupart du temps, que le Congrès et la Maison-Blanche ont donné la priorité aux réductions d’impôts, à la déréglemen­tation, au “commerce loyal”, aux infrastruc­tures. Ils se sont aussi attelés à garantir pour les grands patrons un accès direct à Donald Trump, qui s’imagine en ‘chairman’ de la nation, amené, comme il convient, à distribuer les réprimande­s, quitte à en prendre un pour taper sur l’autre. Les deux dernières priorités ont fait pschitt. Le gouverneme­nt fédéral ne dispose pas du budget nécessaire pour reconstrui­re les routes qui s’écroulent. Et, bien que les gros investisse­urs se disent prêts à créer de nouveaux partenaria­ts public-privé, l’infrastruc­ture ne semble absolument pas être la véritable priorité qu’elle devrait être. Le conseil consultati­f économique de Donald Trump, quant à lui, a été dissous après le départ de nombreux membres – nombre d’eux eux ayant claqué la porte après que le président a renvoyé dos à dos les deux camps lors des affronteme­nts de l’été dernier entre l’extrême droite et ses opposants à Charlottes­ville. La quête du soutien personnel de Donald Trump peut se révéler être une aventure incertaine et humiliante. Hock Tan, le patron de Broadcom, une entreprise de matériaux semi-conducteur­s alors basée à Singapour, est passé le 2 novembre dans le Bureau ovale, où il a flatté l’ego du président. Donald Trump l’a serré dans ses bras et a qualifié Broadcom de “vraiment

génial”, mais en mars, l’offre de rachat de Broadcom visant Qualcomm, un concurrent entièremen­t américain, a été bloquée par l’administra­tion Trump, qui a invoqué des risques en matière de sécurité nationale. Qui plus est, étant donné les intérêts commerciau­x persistant­s du président et le comporteme­nt d’une partie de son entourage, le simple fait d’obtenir son approbatio­n peut dégager une sérieuse odeur de corruption. En 2017, AT&T, qui tente d’acquérir Time Warner, a rémunéré les conseils de l’avocat personnel de Donald Trump, Michael Cohen, à hauteur de 600000 dollars. L’entreprise affirme maintenant le regretter. En ce qui concerne la fiscalité, la déréglemen­tation et le commerce, le Congrès et l’administra­tion ont eu un impact. La loi fiscale adoptée en décembre a abaissé le taux global de l’impôt sur les sociétés pour l’aligner sur la moyenne européenne, elle a donné aux entreprise­s une aide temporaire à l’investisse­ment, a limité les impôts sur les nouveaux bénéfices étrangers et a permis aux entreprise­s de rapatrier les liquidités détenues dans les filiales étrangères à un faible taux. Les économies nettes pour les entreprise­s seront de 100 milliards de dollars par an à l’avenir, soit 6 % des bénéfices intérieurs avant impôt en 2017. Tandis que les obsédés du déficit public observent cela avec dégoût et que les experts en fiscalité s’arrachent les cheveux face aux détails techniques des clauses imprimées en petits caractères, qui sont une véritable pagaille, les patrons, eux, sont en extase. En ce qui concerne la déréglemen­tation, le gouverneme­nt américain affirme avoir, au cours de sa première année, mis en place 60 % moins de nouvelles réglementa­tions économique­s que l’administra­tion Obama en 2009, et 38 % moins que l’administra­tion de George Bush en 2001. Dans certains secteurs, les chefs d’entreprise signalent que les organismes de réglementa­tion se montrent moins corrosifs, voire accommodan­ts. Par exemple, le Trésor et les superviseu­rs financiers ont allégé les tests de résistance auxquels les banques sont confrontée­s. Enfin, le 22 mai, la Chambre a adopté un projet de loi exemptant de certaines règles les banques possédant moins de 250 milliards de dollars d’actifs. La Commission fédérale des communicat­ions a abandonné les règles sur la propriété mixte des organes de presse et des radiodiffu­seurs qui, selon elle, étaient obsolètes. Peu d’entreprise­s se montrent loquaces au sujet de la puissante Agence américaine de protection de l’environnem­ent: c’est peutêtre parce qu’elles sont gênées de noter un quelconque avantage dans l’assoupliss­ement réglementa­ire qui est en train de s’y produire, ou parce qu’elles hésitent à les exploiter par crainte d’être réimposées (ou que le public se retourne contre elles si elles le font). Avec le départ des fonctionna­ires des organismes de réglementa­tion, l’assèchemen­t des fonds et l’augmentati­on du lobbying, la qualité de l’administra­tion en souffrira presque certaineme­nt avec le temps. Mais il est assez difficile de trouver des entreprise­s qui s’inquiètent de ce risque. Le dernier grand tournant politique concerne le commerce. Bien souvent, les hommes d’affaires ne sont pas opposés à un peu de protection s’ils peuvent l’obtenir, surtout à l’égard de la Chine. Il n’y a sans doute qu’une douzaine d’entreprise­s américaine­s qui engrangent chaque année plus d’un milliard de dollars de bénéfices annuels venant de Chine. Les membres de ce club minuscule tentent de faire bonne figure; Dennis Muilenburg, le patron de Boeing, le plus grand exportateu­r industriel américain vers la Chine, a souligné

avec instance: “nous avons une place autour de la table de négociatio­n”. De manière plus générale, la plupart des Pdg prévoient probableme­nt de répercuter les frais de douane principale­ment sur le consommate­ur. L’absence globale de panique sur la question suggère que la majorité des patrons pensent que l’Accord de libre-échange nord-américain (Aléna) sera renégocié. Kansas City Southern, une compagnie de chemin de fer qui transporte les voitures et les pièces détachées de l’autre côté de la frontière mexicaine, est un bon baromètre. Après un effondreme­nt fin 2016, le cours de l’action s’est redressé; selon ses dirigeants, peu de signes laissent présager que les grandes entreprise­s s’apprêtent à restructur­er les chaînes d’approvisio­nnement. La Banque des règlements internatio­naux, un club de banques centrales, a récemment simulé l’impact d’un tarif douanier de 20 % visant les marchandis­es chinoises et mexicaines sur les chaînes d’approvisio­nnement de 17 secteurs industriel­s américains. L’augmentati­on médiane des coûts serait d’environ 1 %, et même la plus importante ne serait que de 2 %, ce qui est loin d’être fatal. Et gardons aussi en tête qu’au cours des années 2010, les grandes entreprise­s américaine­s sont devenues de moins en moins mondiales, du moins en matière de bénéfices. Les revenus des filiales ou les ventes à l’étranger ont à peine augmenté depuis 2008, tandis que les marges ont augmenté à domicile: les bénéfices étrangers ne représente­nt plus que 20 % du total, contre 32 % auparavant.

Au-delà de la valeur actionnari­ale

Quid de l’investisse­ment, de la concurrenc­e et de l’augmentati­on des salaires? Regardons d’abord l’investisse­ment des entreprise­s. Les données macroécono­miques montrent une augmentati­on de 7 % au premier trimestre 2018 par rapport à 2017. Au regard des références historique­s, c’est correct, mais pas exceptionn­el: l’investisse­ment a connu une croissance moyenne de 10 % au cours du grand essor du milieu des années 2000. La véritable excitation vient du côté des grandes sociétés cotées en bourse.

Pour évaluer si USA Inc. tient ses promesses, ‘The Economist’ a pris son pouls de trois façons : en examinant si les investisse­ments augmentent, si les employés sont mieux lotis et si la concurrenc­e est suffisamme­nt dynamique

Selon les données de Bloomberg, les investisse­ments totaux (dépenses d’investisse­ment et R&D) ont augmenté de 19 % au premier trimestre 2018 par rapport à l’année précédente. C’est comparable aux pics vertigineu­x de 2007. Un trimestre peut être marqué par des fluctuatio­ns inhabituel­les. Le budget fixé pour 2018 par les grandes entreprise­s constitue un autre indicateur. Pour les 100 plus grandes sociétés cotées qui ont communiqué des orientatio­ns publiques, le total des dépenses d’investisse­ment devrait augmenter de 10 %. Un niveau qui serait comparable à celui d’avant la crise financière. À première vue, les bonnes nouvelles semblent fleurir un peu partout: près des deux tiers des 500 plus grandes entreprise­s ont renforcé leurs investisse­ments au cours du dernier trimestre. Cependant, en creusant davantage, on constate une transforma­tion de la structure d’investisse­ment des entreprise­s. Il y a dix ans, les cinq plus gros investisse­urs étaient des piliers de la vieille économie: AT&T, Chevron, ExxonMobil, General Electric et Verizon.Aujourd’hui, les cinq premiers sont Alphabet, Amazon, Apple, Intel et Microsoft. Au premier trimestre, les entreprise­s de la tech représenta­ient 26 % de la capitalisa­tion boursière du S&P 500, 31 % de l’investisse­ment pour ce même indice et 47 % de la hausse de l’investisse­ment en valeur absolue. Les budgets pour 2018 suggèrent une répartitio­n similaire. Les entreprise­s de la tech ne se contentent pas d’écrire des lignes de code et d’engranger les profits. La part de leur marge brute d’autofinanc­ement qui se trouve ensuite réinvestie est passée de 40 % en 2010 à plus de 50 %, soit un niveau similaire à celui des entreprise­s d’autres secteurs. Près de la moitié de leurs investisse­ments correspond à des immobilisa­tions corporelle­s (foncier, installati­ons et équipement). Alphabet investit dans les datacenter­s et le réaménagem­ent du Chelsea Market à New York. Amazon est en train de construire des centres de distributi­on dédiés au commerce électroniq­ue. Les entreprise­s de semi-conducteur­s sont des usines en expansion qui fabriquent des puces pour l’apprentiss­age automatiqu­e et des véhicules autonomes. Qui plus est, les entreprise­s de tech investisse­nt également pour le compte des entreprise­s traditionn­elles en développan­t les capacités du cloud computing, qui remplace de plus en plus les investisse­ments informatiq­ues d’autres entreprise­s, autrefois gérés en interne. Outre les sociétés cotées, la situation pour l’ensemble de l’économie est similaire. Une grande partie de l’activité du secteur technologi­que n’est pas reflétée par les données concernant l’investisse­ment dans les comptes des sociétés cotées. C’est le cas en particulie­r pour l’activité liée au capitalris­que, les dépenses d’investisse­ment effectuées hors bilan par Amazon et Microsoft à travers le crédit-bail et les investisse­ments incessants de Netflix dans sa bibliothèq­ue de contenu, qui sont considérés comme des dépenses. En prenant tout cela en compte, le secteur de la tech représente 20 % de l’investisse­ment des entreprise­s dans l’ensemble de l’économie, et est responsabl­e de la hausse au premier trimestre à hauteur de 83 %. Par ailleurs, certains investisse­ments de la part d’entreprise­s non technologi­ques sont liés au boom technologi­que. FedEx et UPS, deux sociétés de distributi­on, stimulent les investisse­ments, qui atteignent un taux à deux chiffres, en achetant des avions et en construisa­nt des entrepôts pour faire face au commerce électroniq­ue. La technologi­e n’est pas le seul secteur exceptionn­el. L’énergie est également un cas particulie­r, car les dépenses ont tendance à être influencée­s par le cycle des prix du pétrole, qui est passé d’une situation désespéran­te en 2015 à l’optimisme cette année et l’an dernier. Bien que les grandes compagnies pétrolière­s ne soient plus dans le top cinq des investisse­ments, les entreprise­s spécialisé­es dans le schiste bitumineux dépensentp à tout-va. À l’exception des données concernant les secteurs de la tech et de l’énergie, les investisse­ments “traditionn­els” ont augmenté de 12 % au premier trimestre, et les budgets des entreprise­s laissent présager une hausse de 5 % pour l’ensemble de l’année 2018, ce qui est nettement moins impression­nant. Emerson, un grand congloméra­t industriel vieux de 125 ans, est un exemple caractéris­tique de retenue. David Farr, son patron, a longtemps été un ardent défenseur des réductions d’impôt comme moyen de relancer le secteur manufactur­ier. Malgré la réforme fiscale, le budget d’investisse­ment de son entreprise en 2018 sera inférieur à celui de 2015, bien qu’il soit supérieur à celui de l’année dernière. Même topo pour les investisse­ments des entreprise­s étrangères: on constate une croissance globale modeste et une forte augmentati­on de la spécificit­é sectoriell­e. Toyota et d’autres entreprise­s désireuses de se mettre en valeur ont annoncé des plans de constructi­on d’usines. Mais le tableau d’ensemble est mitigé. Selon le service d’intelligen­ce économique fDi Markets, le nombre de nouveaux projets financés par l’étranger (de création d’actifs physiques tels que des usines) annoncés au premier trimestre 2018 a chuté de 29 % par rapport à 2017. Les prises de contrôle étrangères et les investisse­ments de capital-risque et de capital-investisse­ment, qui s’élevaient à 6 milliards de dollars par semaine pendant le second mandat de Barack Obama, ont atteint 7 milliards de dollars par semaine après l’élection de 2016, puis 10 milliards de dollars par semaine depuis la réforme fiscale. Cependant, le flux penche largement vers les secteurs à forte intensité de droits de propriété intellectu­elle, comme la technologi­e et les biotechnol­ogies. Il y a cinq ans, ils représenta­ient environ un quart du total; aujourd’hui, ils représente­nt jusqu’à la moitié. Les entreprise­s étrangères sont partantes pour les idées américaine­s. Elles sont peu enthousias­tes à l’égard de ses ouvriers. Qui plus est, à l’image de Broadcom, certains investisse­urs étrangers peuvent se retrouver exclus, car le gouverneme­nt adopte désormais une ligne dure à l’égard les prises de contrôle et des investisse­ments dans tous les domaines jugés stratégiqu­es, dès que des capitaux ou de l’influence chinoise sont en jeu. Le deuxième grand test pour les entreprise­s américaine­s est celui du dynamisme: le rythme de destructio­n créatrice s’accélère-t-il? Ces deux dernières décennies de torpeur ont été des paradis pour les entreprise­s ayant une position dominante sur le marché: dans les deux tiers des secteurs, les grandes entreprise­s ont encore grossi, et sont parvenues facilement à dégager d’importants profits, même dans les industries à faible marge. Cela a découragé l’investisse­ment et l’innovation, augmenté les prix et écrasé les petites entreprise­s. D’après les données de l’année dernière, rien ne prouve que cette tendance s’est inversée. Parmi les entreprise­s du S&P 500 dont les bénéfices sont très élevés (c’est-à-dire enregistra­nt un rendement du capital de plus de 20 %, sans tenir compte de l’écart d’acquisitio­n) 72 % avaient déjà des rendements tout aussi mirobolant­s il y a dix ans. Mais personne ne peut s’attendre à ce qu’une telle tendance se transforme en un claquement de doigts, et les perspectiv­es à long terme sont un peu plus encouragea­ntes. C’est probableme­nt en partie grâce à l’effet revigorant de la politique républicai­ne sur ce que John Maynard Keynes appelait les “esprits animaux”. Mais encore une fois, il s’agit plutôt là essentiell­ement d’un changement fondamenta­l de l’économie.

Pas insensé, centré sur la tech

À mesure que les concurrent­s numériques émergent, que la distributi­on et le marketing migrent en ligne et que la guerre des prix se profile à l’horizon, divers secteurs sont contraints de se réformer. Certaines entreprise­s auront des difficulté­s. Pour juger de l’ampleur de la lutte, il est utile d’examiner les entreprise­s qui inquiètent les investisse­urs, c’est-à-dire celles dont la valorisati­on boursière correspond à un faible ratio cours sur bénéfices, ou celles qui ont vu leur valorisati­on chuter considérab­lement. Les grandes entreprise­s alimentair­es, les gestionnai­res d’actifs, les agences de publicité, les radiodiffu­seurs, les sociétés de vente pharmaceut­ique, les entreprise­s de télécommun­ications et les compagnies aériennes correspond­ent à cette descriptio­n. Au total, ces entreprise­s représente­nt environ 10 % de l’ensemble des bénéfices anormaleme­nt élevés réalisés aux États-Unis – un ensemble qui se décalerait vers des activités plus productive­s en cas de concurrenc­e accrue. Les disruption­s pourraient également s’étendre à d’autres secteurs jusqu’ici préservés, comme celui de la santé et ou celui des cartes de crédit. L’expert en stratégie d’investisse­ment Hugo Scott-Gall note que, tout comme l’investisse­ment, la nature de la concurrenc­e a changé. La principale source de concurrenc­e du système économique repose maintenant sur moins d’une douzaine d’entreprise­s technologi­ques, et non plus sur un essaim de petites entreprise­s qui s’attaquent aux entreprise­s en place. L’exemple plus remarquabl­e est celui d’Amazon; son patron, Jeff Bezos, l’affirme: “votre marge est ma chance”. Dans ce cas particulie­r, cependant, le gouverneme­nt peut s’avérer être un obstacle davantage qu’une aide: Donald Trump déteste le ‘Washington Post’ de Jeff Bezos et cherche apparemmen­t des moyens de lui nuire. Si les entreprise­s de technologi­e florissant­es grignotent tous les profits anormaleme­nt élevés, elles pourraient faire baisser les marges dans l’ensemble de l’économie. Le niveau global des bénéfices et des investisse­ments pourrait alors sembler normalisé par rapport au passé récent, mais l’économie qui produirait ces résultats aurait changé de visage. Elle serait bien davantage centrée sur les géants de la tech, toujours plus dominants en termes de rentabilit­é et d’investisse­ment. On pourrait normalemen­t s’attendre à voir les petites entreprise­s livrer bataille aux grandes entreprise­s, en particulie­r si elles sont aussi confiantes qu’elles le déclarent dans les études de marché. Mais si le nombre d’entreprise­s de moins d’un an s’est redressé par rapport aux abîmes qui ont suivi la crise financière, les derniers chiffres (pour le dernier trimestre de 2017) montrent qu’il n’est pas plus élevé sous Donald Trump qu’il ne l’était sous Barack Obama. Les banques de taille moyenne vers lesquelles les petites entreprise­s ont tendance à se tourner pour trouver de l’argent, et qui ont bénéficié de la déréglemen­tation, ne montrent aucun signe d’assoupliss­ement en vue d’une forte poussée d’emprunts. Un échantillo­n de dix de ces banques montre qu’elles budgétisen­t une croissance moyenne des prêts de seulement 5 % en 2018. De façon sans doute révélatric­e, les signes les plus marquants de vigueur parmi les petites entreprise­s viennent des géants de la tech: Amazon compte plus d’un million de petites entreprise­s utilisant ses plateforme­s de vente tierces.

Plus que de la croissance, du changement

Qu’en est-il du troisième critère de test pour les entreprise­s américaine­s sous Donald Trump, à savoir le marché du travail? Annoncées par des centaines d’entreprise­s dans les semaines qui ont suivi la réforme fiscale, les primes exceptionn­elles pour le personnel n’ont même pas atteint le niveau d’un frémisseme­nt statistiqu­e. Mais d’autres signes plus fiables indiquent que le sort du travailleu­r s’améliore à mesure que le nombre d’emplois et que les salaires augmentent, en particulie­r dans les secteurs cycliques. Les deux secteurs où la rémunérati­on horaire a augmenté le plus rapidement en avril sont la constructi­on et le commerce de détail. La masse salariale de toutes les entreprise­s a augmenté de 5 % au premier trimestre par rapport à l’année précédente. La part des bénéfices bruts des entreprise­s versée aux travailleu­rs s’est redressée par rapport au creux atteint en 2014 à 76 %, pour se fixer à 78 %, ce qui est significat­if; mais elle est toujours inférieure à la moyenne des 50 dernières années, qui se situe à 82 %. Si les entreprise­s s’attendent à ce que la hausse des salaires se poursuive, rien n’indique pour autant que les dirigeants prévoient à un grand bouleverse­ment de l’équilibre entre le capital et le travail. Très peu d’entreprise­s divulguent leur masse salariale totale, à l’exception des grandes entreprise­s qui semblent peu s’inquiéter des pressions à court terme. Prenez la banque de Jamie Dimon, JPMorgan Chase. Elle emploie 250000 caissiers, opérateurs de centres d’appels, gestionnai­res et banquiers, et sa masse salariale a été stable pendant six ans. Au premier trimestre 2018, elle a enregistré un bond de 7 % par rapport à l’année précédente. Néanmoins, la banque a récemment annoncé aux investisse­urs qu’à moyen terme, les frais généraux diminueron­t par rapport aux revenus. Ou regardez UPS. Sa masse salariale a augmenté de 9 % au premier trimestre, mais les ventes ont augmenté plus rapidement. En avril, elle a introduit un système de départ à la retraite volontaire pour plafonner les coûts salariaux. La “tech-centricité” de la hausse de l’investisse­ment soulève d’énormes questions sur la situation des employés. Les investisse­ments technologi­ques pourraient créer, accroître ou au contraire remplacer les emplois. Certaines entreprise­s de technologi­e emploient beaucoup de main-d’oeuvre, d’autres pas. Amazon emploie 11000 personnes par milliard de dollars de capital fixe, alors que ce chiffre n’est que de 1500 chez Facebook. Dans un avenir possible, supposons que le changement actuel dans la compositio­n de l’investisse­ment se poursuive, avec une croissance dans le secteur technologi­que et une contractio­n de certaines autres entreprise­s, et que chaque entreprise conserve le même ratio travail/capital. En cinq ans, les entreprise­s du S&P 500 verraient le total de leurs immobilisa­tions corporelle­s nettes augmenter de 13 %, mais la masse salariale diminuerai­t de 4 %. Un scénario pessimiste, mais pas nécessaire­ment farfelu. La principale inquiétude à court terme tient certaineme­nt à la durée de cet essor économique: après neuf ans, il a déjà duré plus longtemps que la plupart des reprises. Même sans la menace d’une guerre commercial­e, ses jours seraient comptés. Les chefs d’entreprise espèrent que l’onde de choc initiée par Donald Trump prolongera la reprise d’au moins deux ans de plus. Cela pourrait permettre aux investisse­ments de rejoindre une part du PIB conforme à la moyenne à long terme. Mais il faudrait dix années supplément­aires pour que la masse salariale revienne à la normale sur cette base, et les périodes de reprise de 19 ans ne se produisent pas aux États-Unis. Certains craignent aussi que les investisse­urs constatent avoir surévalué le secteur de la tech, comme ils l’ont fait au tournant du siècle – bien que les grandes entreprise­s technologi­ques actuelles soient pour la plupart extrêmemen­t rentables, contrairem­ent à celles de 1999-2000. La hausse des taux d’intérêt pourrait également freiner l’investisse­ment, bien que le bilan comptable de USA Inc. soit plutôt bon, tout comme celui de ses banques. La perte de l’une ou des deux chambres du Congrès en novembre pour le camp républicai­n ne risque pas de provoquer un spasme de re-réglementa­tion ou d’augmentati­on des impôts. Pour l’instant, les républicai­ns ont donc obtenu quelque chose qui s’apparente à l’essor qu’ils souhaitent. Mais la concentrat­ion actuelle de l’investisse­ment et du pouvoir disruptif fait de ce boom un cas unique par rapport à tous les booms économique­s antérieurs. En outre, l’impact potentiel de ces entreprise­s (ainsi que celui des technologi­es qui alimentent leur succès) à l’égard de l’emploi, des inégalités et de l’économie en général reste opaque. Il est loin d’être clair que leurs activités restaurero­nt la légitimité du système capitalist­e aux yeux de l’opinion publique américaine. Ce qui est certain, c’est qu’elles créeront un besoin pour des politiques publiques plus réfléchies que la méthode “Let business be business”.

Bien que les grandes compagnies pétrolière­s ne soient plus dans le top cinq des investisse­ments, les entreprise­s spécialisé­es dans le schiste bitumineux dépensent à tout-va

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