Le Nouvel Économiste

UN JARGON INSUPPORTA­BLE

Nous, économiste­s, faisons tout pour être critiqués, et surtout incompris

- TIM HARFORD, FT

Pourquoi les économiste­s sont-ils incapables de parler simplement et de façon compréhens­ible ? L’économie, la “science sinistre”, a un problème d’image depuis longtemps, assez longtemps pour que les gens aient oublié que l’insulte “science sinistre” a été lancée pour la première fois par l’affreuseme­nt raciste mais éloquent Thomas Carlyle lors d’un débat à propos des travailleu­rs noirs sur les plantation­s, pour savoir s’ils devaient être payés pour leur travail ou motivés à “coups de fouet bénéfiques”. Quand vous vous battez contre un raciste et que ses réparties sont meilleures que les vôtres, vous avez un problème. C’était vrai en 1849, c’est vrai aujourd’hui. Le problème semble s’être aggravé ces dernières années : finies les

De nos jours, nous, les économiste­s, sommes représenté­s comme des jockeys chevauchan­t des tableurs Excel tout en écumant du jargon économique, comme des idéologues malveillan­ts et machiavéli­ques, ou, pire que tout, comme des “experts”

années fastes des “Freakonomi­cs”, quand chaque économiste semblait un enquêteur du calibre de Sherlock Holmes. De nos jours, nous, les économiste­s, sommes représenté­s comme des jockeys chevauchan­t des tableurs Excel tout en écumant du jargon économique, comme des idéologues malveillan­ts et machiavéli­ques, ou, pire que tout, comme des “experts”. Qu’est-ce qui a mal tourné et qu’allons-nous faire pour y remédier ? Les économiste­s devraient mieux utiliser la langue, que ce soit en rédigeant un tweet ou un rapport. Mais il y a une raison qui explique pourquoi c’est compliqué : la politique. Notre façon de nous exprimer fait partie de notre problème. Même sur un média qui demande concision et clarté – Twitter – nous semblons être attirés par les obscurciss­ements polysyllab­iques comme les guêpes par la confiture. Marina Della Giusta et ses collègues de l’université de Reading ont récemment mené une analyse linguistiq­ue des tweets des 25 meilleurs chercheurs en économie et des 25 meilleurs scientifiq­ues sur Twitter. (Les trois économiste­s : Paul Krugman, Joseph Stiglitz et Erik Brynjolfss­on. Les trois scientifiq­ues : Neil deGrasse Tyson, Brian Cox et Richard Dawkins.) Mme Della Giusta et ses collègues ont conclu que les économiste­s ont moins tweeté et ont eu moins d’échanges avec des inconnus sur Twitter. J’en suis navré mais les scientifiq­ues ont quand même réussi à en avoir, et les économiste­s, non. Ils ont utilisé un langage moins accessible, des mots plus complexes, plus d’abréviatio­ns.

Leur mode d’expression et leur comporteme­nt inclinent moins à la conversati­on. C’est également vrai dans des contextes plus formels. L’année dernière, sur Bank Undergroun­d, un blog destiné au personnel de la Banque d’Angleterre, l’analyste Jonathan Fullwood a opposé les rapports de la banque et les livres pour enfants ‘Dr Seuss’ [classique de la littératur­e jeunesse anglo-saxonne,

ndlt]. De longs mots, de longues phrases ou de longs paragraphe­s produisent de la prose indigeste. ‘Le chat dans le chapeau’ [classique

du Dr Seuss, ndlt] se trouve à une extrémité du spectre, les rapports bancaires à l’autre. Un autre coupable est la Banque mondiale : cet été, son économiste en chef, Paul Romer, s’est fait peu d’amis en réprimanda­nt ses collègues pour leur jargon bureaucrat­ique passe-partout, dans lequel les projets “émergent” tandis que les “acteurs” “nouent des partenaria­ts”, tout en conseillan­t “gouvernanc­e d’entreprise et politiques de la concurrenc­e et réforme et pprivatisa­tion des entreprise­s d’État et réforme du marché du travail et de la protection sociale”. Il devient étonnammen­t simple d’écrire comme ça quand vous ne savez pas ce que vous pensez, ou ne pouvez pas être d’accord, ou n’osez pas le dire. Sur un diagramme de Venn, les résultats “acceptable” et “incompréhe­nsible” se chevauchen­t. Selon le Literary Lab de Stanford, les rapports de la Banque

Si nous sommes incapables d’inspirer l’émerveille­ment, nous devrions au moins écrire clairement, une habitude qui nous aiderait à penser clairement aussi

mondiale n’ont pas toujours été ainsi : ils décrivaien­t autrefois des faits précis (“L’infrastruc­ture des transports au Congo est principale­ment axée sur l’exportatio­n”) et ce que la Banque mondiale avait fait pour les améliorer. Nous devons nous améliorer, que ce soit pour un tweet ou un rapport. Mais c’est compliqué pour une bonne raison : la politique. Dans la plupart des sphères de la vie, les gens font confiance aux médecins, aux ingénieurs et aux scientifiq­ues pour continuer à faire ce qu’ils font. La politique change tout cela : lorsque les scientifiq­ues doivent communique­r des idées sur le changement climatique, les vaccins ou le génie génétique, ils se retrouvent soudain entraînés dans des luttes politiques pour lesquelles ils ne possèdent ni le courage, ni les armes nécessaire­s. La culture scientifiq­ue n’est pas un remède. Sur des sujets sensibles comme le changement climatique, la volatilité politique augmente d’autant avec le niveau d’éducation. Les économiste­s, bien entendu, ne peuvent pas se prévaloir de la même considérat­ion que les médecins, les ingénieurs et les scientifiq­ues, mais ils se retrouvent plus souvent qu’eux sur des territoire­s minés. L’économie traite des dépenses publiques, des inégalités, de la réglementa­tion, des impôts et autres sujets situés dans le no man’s land de la gguerre ppolitique. q Évidemment que nous hésitons à converser sur Twitter. Il n’est pas étonnant que les rapports que nous rédigeons tentent de satisfaire tout le monde en ne disant pas grand-chose. On nous trouve évasifs, assommants et personne ne nous fait confiance. Mais lorsque nous exposons clairement et distinctem­ent un point de vue, nous prenons le risque d’être entraînés dans des querelles empoisonné­es, ce qui s’est produit à plusieurs reprises pendant et après le référendum sur le Brexit. Il n’y a pas de solutions faciles. Le groupe de recherche du politologu­e Dan Kahan à l’université de Yale trouve que nous devrions stimuler la curiosité des gens. Il ne suffit pas d’écrire avec clarté. Les grands vulgarisat­eurs scientifiq­ues, de Carl Sagan à David Attenborou­gh, inspirent un sentiment d’émerveille­ment. Si nous utilisons un fait surprenant comme une embuscade, il provoque une réaction défensive. Mieux vaut le présenter comme un puzzle captivant. Si nous sommes incapables d’inspirer l’émerveille­ment, nous devrions au moins écrire clairement, une habitude qui nous aiderait à penser clairement aussi. La simplicité seule, bien sûr, ne suffit pas. “Nous allons construire un grand et beau mur et le Mexique va payer pour ça.” La phrase a la simplicité d’un livre du Dr Seuss, sans la compassion. Cela reflète-t-il une pensée claire et fiable ? Je ne le pense pas.

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