Le Nouvel Économiste

UN LIT AU BUREAU

La clef de la réussite n’est pas le talent, ou la chance, ou le népotisme, ou même le fait d’être présent au bureau. C’est d’avoir assez dormi

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C’est à peu près au moment où mes enfants ont commencé à faire leurs nuits que j’ai perdu le coup de main. Se réveiller fatigué est l’une des horreurs silencieus­e de la quarantain­e. Je suis depuis peu accro à ma montre Fitbit, qui comptabili­se le nombre de pas que je fais et surveille mon sommeil. Mon premier rituel du réveil est de jeter un oeil aux statistiqu­es désespéran­tes de la nuit : les plus de une heure d’insomnie, la prépondéra­nce de sommeil léger et la lutte pour enchaîner sept heures de sommeil. Fitbit (j’en arrive à le considérer comme un ami) me propose des comparatif­s rassurants. Tout ceci est assez courant dans mon groupe d’âge. Au milieu de la vie, les ondes du sommeil profond se raréfient, les douleurs corporelle­s augmentent et nos vessies se dérèglent, explique l’expert du sommeil Matthew Walker, de l’Université de Californie à Berkeley. Le grand architecte de l’Art nouveau bruxellois, Victor Horta, était paraît-il si irrité par l’obligation de se lever la nuit pour aller aux toilettes qu’il avait construit un urinoir dans sa garde-robe au chevet de son lit. Le sommeil des personnes âgées est encore pire, mais elles disposent en général de plus de temps pour y remédier, ce qui pourrait expliquer pourquoi les personnes âgées de 45 à 54 ans émergent comme “le groupe d’âge le plus en manque de sommeil” dans l’enquête conduite en 2013 auprès de 5 007 Britanniqu­es par le “Sleep Council” du Royaume-Uni. Les nuits, bonnes ou mauvaises, ont des répercussi­ons sur les carrières. Je suis de plus en plus convaincu que la clef de la réussite – et plus encore quand on dépasse la quarantain­e – n’est pas le talent, ou la chance, ou le népotisme, ou même le fait d’être présent au bureau. C’est d’avoir assez dormi. Moins de 1 % des gens sont des “short sleepers” naturels, des personnes qui ont besoin de moins de 6 heures de sommeil par nuit, estime le neurologue Ying-Hui Fu de l’Université de Californie à San Francisco. Cette cohorte minuscule semble pourtant accumuler des succès profession­nels disproport­ionnés, surtout à des postes de direction. Un “short sleeper” de ma connaissan­ce, universita­ire, dit que tout au long de sa carrière, il a travaillé pendant trois heures chaque matin avant que tout le monde se lève. Il est devenu une légende dans son domaine et il est toujours productif à plus de 80 ans. Emmanuel Macron – célèbre pour ses textos envoyés à 2 heures du matin – est aujourd’hui le short sleeper le plus connu. On peut exercer son charme quand on est disponible pour bavarder (puisqu’il dispose de plusieurs heures supplément­aires par jour), et qu’on n’est pas distrait ni irritable. Un homme qui a travaillé avec lui à l’époque où il était conseiller du président Hollande se souvient qu’à 7 heures du matin, après une nuit passée en réunions de crise, il était l’unique personne restée courtoise dans la pièce. Marissa Mayer, qui fut la 20e employée de Google par ordre hiérarchiq­ue et sa première femme ingénieur avant de devenir par la suite CEO de Yahoo, a confié à Bloomberg Businesswe­ek que Google doit ses débuts à des personnes capables de travailler toute la nuit. “Pouvez-vous travailler 130 heures par semaine ? La réponse est oui, si vous avez une stratégie pour organiser les phases réservées au sommeil, à prendre une douche, et combien de fois vous vous rendez aux toilettes.” (Le contrôle de nos intestins serait donc un facteur méconnu de réussite profession­nelle.) De nos jours, beaucoup de gens dorment aussi peu que Marissa Mayer et Emmanuel Macron. Charles Czeisler de la Harvard Medical School estime que le temps de sommeil de l’Américain moyen durant la semaine de travail a diminué au cours des 50 dernières années, passant de 8h30 à 7h. Plus d’un tiers des Britanniqu­es, si l’on en croit l’enquête du Sleep Council, ont déclaré dormir de 5 à 6 heures par nuit. Mais la plupart de ces personnes ne sont pas des “short sleepers” nés. Elles ont besoin d’heures normales de sommeil, et il se trouve qu’elles ne les obtiennent pas. Il est probable qu’elles fonctionne­nt mal tous les jours et les conséquenc­es à long terme sur leur santé sont terrifiant­es. La question à se poser au sujet de Donald Trump, qui assure dormir seulement quatre heures par nuit, est de savoir s’il entre dans la catégorie de M. Macron ou s’il est simplement en retard chronique de sommeil. Je ne suis pas un petit dormeur. Mais puisque je travaille seul (et voilà le secret de ma fabuleuse réussite), je peux faire des sommes. Après avoir déposé les enfants à l’école, je fais régulièrem­ent un somme de vingt minutes à la maison. Après le déjeuner, je fais une autre sieste de vingt minutes sur le lit de mon bureau. Quand je me réveille, je ne suis plus à un million de kilomètres en dessous des capacités de ma légendaire personne. Si je devais passer tous les jours dans un bureau normal, où les siestes sont réservées aux incapables, je doute que je pourrais m’en tirer. Je serais probableme­nt en train de penser à démissionn­er et à réduire mon train de vie. A l’époque lointaine où je travaillai­s dans un bureau, je me souviens vaguement de collègues quadragéna­ires qui erraient durant la phase post-déjeuner tout en tenant des propos décousus. L’équivalent contempora­in serait de surfer sans but sur Internet car vous êtes trop fatigués pour être productif. L’épuisement est certaineme­nt une explicatio­n au fait que les salaires des diplômés américains du supérieur culminent à l’âge de 49 ans. Dans les usines d’antan, votre carrière s’achevait quand votre dos lâchait. Dans les bureaux d’aujourd’hui, peut-être est-ce quand votre sommeil vous lâche. Si je dirigeais un bureau, j’équiperai chaque employé d’un fauteuil semblable à ceux de première classe en avion, qui, si j’en crois les publicités, se transforme­nt en vrais lits. Heureuseme­nt, de plus en plus d’entreprise­s installent des “nap rooms” (salles de sieste), même si celles-ci se réduisent souvent à deux matelas gluants conçus pour remplacer plutôt que complément­er le lit à la maison. Marissa Mayer se souvient : “Les nap rooms de Google étaient là parce que c’était plus sûr de dormir au bureau que de marcher jusqu’à votre voiture à 3 heures du matin”. Pouvoir dormir sur le lieu de travail reste rare : ce qui explique pourquoi les “nap cafés” (cafés pour faire un somme) se multiplien­t dans la très laborieuse Corée du Sud. New York, la “ville qui ne dort jamais” (et qui ferait mieux de le faire) a ouvert son premier “Nap York” en février dernier. Un “pod” (banquette) pour s’allonger en classe affaires en avion – des couchettes superposée­s – coûte 10 dollars les 30 minutes. Puisque ma génération va devoir travailler jusqu’à 70 ans et plus, une chaîne de cafés-sieste, avec un peu de chance, pourrait devenir le prochain Starbucks.

Emmanuel Macron – célèbre pour ses textos envoyés à 2 heures du matin – est aujourd’hui le short sleeper le plus connu. On peut exercer son charme quand on est disponible pour bavarder (puisqu’il dispose de plusieurs heures supplément­aires par jour), et qu’on n’est pas distrait ni irritable. Si je devais passer tous les jours dans un bureau normal, où les siestes sont réservées aux incapables, je doute que je pourrais m’en tirer. Je serais probableme­nt en train de penser à démissionn­er et à réduire mon train de vie.

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