Le Nouvel Économiste

Comment les millennial­s sont devenus les consommate­urs les plus puissants au monde

C’est l’heure de gloire de cette génération, longtemps attendue et redoutée par les entreprise­s qui avaient taillé leurs marques sur mesure pour les baby-boomers

- JOHN GAPPER, FT

Il y a dix ans, lorsque Scott Norton et Mark Ramadan étaient étudiants de premier cycle à l’université Brown de Rhode Island, leur indignatio­n s’est cristallis­ée, non pas autour de la crise financière de 2008, mais du ketchup de tomates Heinz. La sauce rouge vif était si omniprésen­te dans les magasins et les cuisines du monde entier qu’elle semblait s’être installée pour l’éternité. “Au centre des supermarch­és trônaient toutes ces marques américaine­s classiques qui n’avaient pas évolué depuis 70 ans”, se souvient Scott

Il y a dix ans, lorsque Scott Norton et Mark Ramadan étaient étudiants de premier cycle à l’université Brown de Rhode Island, leur indignatio­n s’est cristallis­ée, non pas autour de la crise financière de 2008, mais du ketchup de tomates Heinz. La sauce rouge vif était si omniprésen­te dans les magasins et les cuisines du Les millennial­s ont atteint ce que la banque appelle “la tranche d’âge la plus importante pour l’activité économique”, celle où les ménages se forment, où les bébés naissent et où l’argent est dépensé non seulement pour sortir, mais aussi pour s’installer monde entier qu’elle semblait s’être installée pour l’éternité. “Au centre des supermarch­és trônaient toutes ces marques américaine­s classiques qui n’avaient pas évolué depuis 70 ans”, se souvient Scott Norton. En discutant avec leurs amis étudiants, ils se sont rendu compte qu’aucun d’entre eux n’était friand de ces produits fades et de grande consommati­on, expédiés directemen­t depuis les usines par de grandes entreprise­s. Ils ont donc commencé à concocter leur propre ketchup bio dans un appartemen­tpp en dehors du campus. À la fin de leurs études, ils ont fondé une entreprise. N’ayant pas de petite histoire assez captivante à raconter sur la naissance de la start-up, ils ont inventé une blague. Ils ont donné à leur entreprise le nom de Sir Kensington, un aventurier mythique de l’époque victorienn­e portant un monocle, qui aurait “conseillé la Compagnie britanniqu­e des Indes orientales en matière d’acquisitio­n d’épices”. Les deux associés ont maintenant 31 ans : ils sont au coeur de cette génération des millennial­s qui a atteint l’âge adulte, transforma­nt le monde des affaires non seulement aux États-Unis, mais dans le monde entier. En avril, leur société a été rachetée par Unilever, le groupe anglo-néerlandai­s qui a réussi à éviter une prise de contrôle par Kraft Heinz. Leur ketchup, qui était autrefois une farce d’étudiant, vient de débarquer sur les étagères des

supermarch­és Walmart et Target. “L’histoire de Sir Kensington’s est le parfait manuel pour séduire les

millennial­s”, déclare Richard Hartell, président de la stratégie et de la transforma­tion chez Publicis Media. C’est l’heure de gloire des millennial­s, longtemps attendue et redoutée par les entreprise­s qui avaient taillé leurs marques sur mesure pour les baby-boomers. Ils sont en train de vieillir, et leurs enfants, autrefois appelés “écho boomers”, ne sont plus des adolescent­s, ni même des étudiants. Le groupe de recherche américain Pew Research Center définit les “millennial­s” comme étant les 73 millions d’Américains âgés de 22 à 37 ans, dont les effectifs dépasseron­t ceux des baby-boomers l’an prochain. “Nous ne les considéron­s plus comme particulie­rs ou différents. Ils sont au coeur de notre activité”, déclare Alan Jope, président du départemen­t beauté et soins chez Unilever. L’arrivée à l’âge adulte de ces 2 milliards de personnes dans le monde n’est pas seulement un changement de génération : c’est aussi une question d’origine et de nationalit­é. 43 % des millennial­s américains ne sont pas blancs, et les millennial­s d’Asie sont largementg pplus nombreux qque ceux d’Europe et des États-Unis. Malgré l’ancienne politique de l’enfant unique, la Chine compte 400 millions de millennial­s,, soit cinq fois plus que les États-Unis (et plus que l’ensemble de la population américaine). Morgan Stanley estime que les 410 millions de millennial­s d’Inde dépenseron­t 330 milliards de dollars par an d’ici 2020. Les millennial­s ont atteint ce que la banque appelle “la tranche d’âge la plus importante pour l’activité économique”, celle où les ménages se forment, où les bébés naissent et où l’argent est dépensé non seulement pour sortir, mais aussi pour s’installer. Simon Isaacs, cofondateu­r de Fatherly, un site d’informatio­n et de commerce en ligne destiné aux parents de la génération millennial­s, cite le camping familial comme l’un des thèmes les plus populaires : “Ça fonctionne très bien chez nous. Ils aiment acheter des tentes familiales et partager des vidéos de leurs voyages”. Cela reflète à quel point la technologi­e est profondéme­nt ancrée dans la vie et les habitudes des millennial­s. Les plus âgés étaient adolescent­s au moment de l’introducti­on en bourse de Netscape en 1995, marquant l’avènement d’Internet comme phénomène de masse, et les plus jeunes étaient âgés de 11 ans lorsque l’iPhone d’Apple a été lancé en 2007. Ils sont habitués non seulement à communique­r en ligne, mais aussi à y faire la plupart de leurs achats : 25 milliards de dollars ont été dépensés lors du festival de shopping en ligne organisé par Alibaba pour la Fête des célibatair­es en Chine le 11 novembre. Les grandes entreprise­s se sont efforcées de s’adapter aux goûts des millennial­s. “Tout ce qui est local, original, qu’ils peuvent ressentir et en qui ils ont confiance est bon. Il y a peut-être là un peu de rejet de la mondialisa­tion”, relève Laurent Freixe,, qqui dirigeg les activités de Nestlé aux États-Unis et en Amérique : “Les tendances bio, naturel et sans OGM se cristallis­ent très rapidement aux États-Unis”. L’année dernière, Nestlé a acheté la chaîne de cafés Blue Bottle, et en mai, l’entreprise a signé un accord à 7,1 milliards de dollars pour obtenir une licence sur les produits de Starbucks, afin de redonner un coup de jeune à ses marques Nescafé et Nespresso. Mais cela met à rude épreuve les institutio­ns qui, autrefois, prospéraie­nt grâce au marketing de masse via la publicité télévisée. La croissance a ralenti et les investisse­urs sont

mécontents. “Ils ne se préoccupen­t que de marques mondiales, avec une approche uniformisé­e. C’était génial dans les années 1980 et 1990, mais le monde a changé. Les millennial­s veulent ces petites

marques, des marques locales” : c’est ce qu’a déclaré l’investisse­ur activiste de 75 ans Nelson Peltz l’année dernière, alors qu’il attaquait Procter & Gamble. Certains sont débordés par de jeunes concurrent­s enracinés dans l’Internet et le mobile. Google et Facebook ont ébranlé des groupes de marketing tels que Publicis et WPP, et le mois dernier, le service de streaming Netflix a dépassé Walt Disney en devenant l’entreprise de divertisse­ment la mieux valorisée au monde. Souvent, les revenus sont simplement grignotés par les jeunes pousses : Boston Consulting Group estime qu’entre 2011 et 2016, les grands groupes américains du secteur des biens de consommati­on ont perdu 22 milliards de dollars de ventes au profit de marques plus petites.

“On ne peut pas changer les choses”

Ella Kieran, responsabl­e chez WPP des conférence­s en stream pour les clients, est l’incarnatio­n de la jjeune cadre supérieure­p de haut vol à l’échelle mondiale. À 31 ans, elle a une fille d’un an avec son mari entreprene­ur, et elle partage son temps entre Londres et New York. Mais le couple est toujours locataire, et elle s’inquiète de l’avenir de sa génération. “Le pessimisme de ma génération tient au sentiment qu’on ne peut pas changer les choses”, dit-elle. “Si vous n’avez pas beaucoup d’argent, vous n’avez pas l’impression que vous allez pouvoir en gagner. Maintenant, comme j’ai une famille, je suis contente d’avoir accès à de la nourriture pour bébé de meilleure qualité, grâce aux personnes qui, avant moi, se sont exprimées depuis cinq ans en disant : ‘Cette marque ne me parle pas’. Mais vous êtes propriétai­res de maisons, et nous, on a du shampooing de légèrement meilleure qualité.” q Aux États-Unis et en Europe, de nombreux millennial­s sont désabusés par leur sort à mesure qu’ils atteignent la maturité. Interrogés sur leurs chances de s’en tirer mieux que leurs parents, les millennial­s pessimiste­s sont deux fois plus nombreux que les optimistes, selon une étude de la UK Resolution Foundation. Ils sont très instruits : 39 % des Britanniqu­es âgés de 25 à 39 ans sont diplômés, contre 23 % des Britanniqu­es âgés de 55 à 64 ans. Mais leur sentiment de sécurité n’est pas à la hauteur de leur sophistica­tion et leurs ambitions. Il s’agit en grande partie d’un accident de l’histoire. Les plus vieux millennial­s sont arrivés sur le marché du travail au milieu des années 2000, et beaucoup ont Les millennial­s d’Asie, la plus importante génération de toutes, partagent de nombreuses caractéris­tiques avec ceux d’Occident, mais pas l’insécurité perdu leur emploi après la crise de 2008. Ils ont également été pris au piège de l’inflation rapide des prix de l’immobilier, car les taux d’intérêt ont baissé et sont demeurés bas. Les étapes consistant à quitter le domicile parental, obtenir un emploi, se marier et avoir des enfants ont été retardées. 45 % des Américains de 18 à 34 ans étaient passés par les quatre étapes en 1975, contre seulement 24 % en 2015. Cela a engendré une méfiance généralisé­e, tant au sein des organisati­ons que des individus. En 2014, une étude du centre Pew a révélé que seulement 19 % des millennial­s estiment qu’on peut faire confiance aux autres, contre 40 % des baby-boomers et 31 % des membres la génération X, née entre 1965 et 1980. La confiance des millennial­s dans les institutio­ns est également faible. “Cette génération est incroyable­ment sceptique à l’égard des gouverneme­nts et des grandes entreprise­s”, précise Keith Niedermeie­r, professeur à l’école de commerce Wharton. Malcolm Harris, auteur de ‘Kids these days’ (Les jeunes d’aujourd’hui), un livre sur “pourquoi ça craint d’être né entre 1980 et 2000”, explique que la méfiance est naturelle de la part d’une génération qui doit lutter pour sa sécurité. “Si la concurrenc­e est la principale caractéris­tique de votre monde, il serait idiot d’estimer que les gens sont dignes de confiance”, note-t-il. La préférence pour les produits locaux, biologique­s et artisanaux est également logique, selon lui : “Ils veulent faire partie d’un cercle de production et de consommati­on qui n’est pas focalisé sur l’enrichisse­ment des 1 % les plus riches.”

Rompre avec les habitudes traditionn­elles

La tendance à préférer des marques et des points de vente indépendan­ts et plus petits s’étend à la consommati­on des médias. La technologi­e et les réseaux sociaux ont engendré une fragmentat­ion extraordin­aire dans la façon d’absorber l’informatio­n. Aux États-Unis, ilsregarç dent 19 heures par semaine de TNT, de télévision par satellite ou par câble, contre 34 heures pour un adulte moyen, selon la société de mesures d’audience Nielsen. La radio a moins d’attrait auprès des millennial­s, mais 37 % d’entre eux écoutent au moins un podcast par semaine. Les nouvelles entreprise­s peuvent toucher les millennial­s par le biais des réseaux sociaux, ce qui encourage encore plus la fragmentat­ion. Les cosmétique­s sont un excellent exemple. Le chiffre d’affaires des petites marques a augmenté de 16 % par an entre 2008 et 2016, selon le cabinet de conseil McKinsey. Les millennial­s aiment souvent tenter de nouvelles expérience­s avec des marques plus pointues comme Urban Decay, acquise par L’Oréal en 2012. Les marques de maquilleur­s de renom, comme Charlotte Tilbury et Trish McEvoy, ont attiré de nombreux adeptes. L’expansion du secteur de la beauté, devenue une industrie mondiale qui représente aujourd’hui 250 milliards de dollars, a été alimentée par Instagram. Marla Beck, cofondatri­ce de Bluemercur­y, une chaîne américaine de magasins de cosmétique­s, cite en exemple la croissance des masques pour le visage, parmi lesquels ceux de nombreuses marques coréennes. Les petites entreprise­s vendent maintenant des masques noirs, argentés et même des masques arc-enciel. “Les masques étaient autrefois une catégorie pour les adolescent­s, mais ils sont très visuels”, dit-elle. “Vous pouvez montrer votre visage [sur Instagram] et prouver que vous vous y connaissez en style de vie, que vous prenez soin de vous.” La technologi­e n’a pas éteint le désir d’expérience communauta­ire. Les espaces de travail partagés sont en expansion – la société WeWork a été évaluée à 20 milliards de dollars l’an dernier –, les clubs privés comme Soho House sont en pleine croissance et les festivals ont proliféré. Selon PwC, la musique live à elle seule a généré un chiffre d’affaires global de 26 milliards de dollars en 2016. “Je me moque des expression­s ‘communauté’ et ‘expérience’, mais c’est exactement ce que nous offrons”, admet Nick Jones, le fondateur de Soho House.

Les millennial­s très dépensiers d’Asie

Les millennial­s d’Asie, la plus importante génération de toutes, partagent de nombreuses caractéris­tiques avec ceux d’Occident, mais pas l’insécurité. Ils ont confiance dans l’idée qu’ils vivront mieux que leurs parents, en particulie­r en Chine, où les baby-boomers ont traversé le maoïsme et la révolution culturelle de la fin des années 1960 et des années 1970. Même dans les États “tigres” d’Asie du Sud-Est, qui ont connu une croissance rapide, les familles ont souvent épargné tout ce qu’elles pouvaient. Les millennial­s de Chine, souvent des enfants uniques, se comportent très différemme­nt. “Ils sont très optimistes quant à l’avenir et ils sont prêts à dépenser de l’argent”, déclare Jessie Qian, responsabl­e des marchés de biens de consommati­on en Chine chez KPMG. Le cabinet de conseil McKinsey décrit les jeunes adultes chinois comme “confiants, libres d’esprit et déterminés à le montrer à travers leur consommati­on”. Cela a un impact profond sur les schémas de consommati­on mondiaux, et ça ne fait que commencer. Les pays émergents et en développem­ent abritent 86 % des millennial­s, et la Banque mondiale estime que le revenu des millennial­s chinois dépassera celui des Américains d’ici 2035. Le secteur du luxe s’est tourné vers l’Asie, où les marques de prestige sont considérée­s comme offrant des garanties de qualité. Dans une enquête, un tiers des millennial­s chinois se sont déclarés susceptibl­es d’acheter une montre suisse. Comme d’autres, le secteur du luxe doit s’adapter à ce que veulent ces consommate­urs. Il était autrefois étroitemen­t contrôlé, avec des défilés de mode saisonnier­s pour dévoiler des modèles qui étaient ensuite distribués en magasin. Aujourd’hui, des influenceu­rs présents sur les réseaux sociaux tels Chiara Ferragni, une papesse de la mode italienne aux 13 millions de followers Instagram, définissen­t les tendances. Et le rythme s’est accéléré. “Ils ont besoin de nouveaux produits plus régulièrem­ent, plus de lancements, quelque chose de nouveau sur Instagram”, explique Helen Brand, analyste spécialisé­e dans le secteur du luxe en Europe chez UBS.

L’heure de gloire des millennial­s

Ce qui est plus surprenant, c’est que les consommate­urs asiatiques de produits de luxe ont largement été rejoints par une partie des millennial­s occidentau­x. “Il y a quelques années, les millennial­s étaient considérés comme des jeunes qui n’avaient pas les moyens

de s’offrir le luxe”, précise Helen Brand. Sa banque, UBS, estime qu’ils représente­nt 50 % des ventes de Gucci et 65 % de celles d’Yves Saint Laurent. Cela donne un avant-goût du pouvoir d’achat des millennial­s – d’ici 2030, leur revenu annuel dépassera collective­ment les 4 mille milliards de dollars, selon la Banque mondiale. Cela reflète également les inégalités ginégalité­s entre les millennial­s aux États-Unis et en Europe, non seulement entre les hauts revenus et les faibles revenus, mais aussi entre les enfants de riches baby-boomers et ceux qui sont dépourvus de patrimoine familial. Accenture estime qu’au moins 30 000 milliards de dollars passeront des mains des baby-boomers américains à celles des millennial­s au cours des trois prochaines décennies. Le mouvement a commencé avec des prêts parentaux aux jeunes adultes pour l’achat d’une maison, et il se poursuivra jusqu’aux décès et aux héritages. D’autres millennial­s n’ont pas cette chance, de même que les institutio­ns qui ont prospéré à l’époque du baby-boom et qui font face à la disruption. Chez WPP, Ella Kieran elle-même a peu de sympathie pour les géants de la grande distributi­on. “On ne peut gagner sur aucun autre terrain, donc si on peut déstabilis­er les entreprise­s sur le thème du développem­ent durable, c’est bien.” Elle est la voix d’une génération qui détient maintenant plus de pouvoir que ses membres ne le réalisent parfois. Les entreprise­s incapables de répondre à leurs demandes vont avoir des ennuis.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France