Le Nouvel Économiste

Tous éditeurs

Le phénomène de l’autoéditio­n est spectacula­ire. Il ne remet pas pour autant en cause l’existence des éditeurs.

- PATRICK ARNOUX

Marcel Proust, Verlaine, Arthur Rimbaud auraient-ils autoédité leurs premières oeuvres chez Amazon? C’est fort probable. Tous les trois ont connu à leurs débuts d’écrivain l’humiliatio­n de l’édition à compte d’auteurs, après nombre de refus d’éditeurs. Aujourd’hui, il n’y a plus ce barrage. Rien de plus facile que d’aller à la rencontre des lecteurs. Le numérique a fait muter le modèle économique. L’autoéditio­n fait donc l’impasse sur toute une chaîne de valeur – éditeur, relecteur, libraires, frais de papier, d’impression de manutentio­n – pour une publicatio­n quasi instantané­e. Et de copieux droits d’auteur – 70 % du prix de vente de l’ouvrage en ligne dans certains cas. De quoi doper les vocations d’écrivains, et désespérer une quantité de lecteurs devant cette offre surabondan­te. L’exigeant filtre qualitatif des éditeurs a moins que jamais perdu de sa pertinence. Leur marque, leur label resteront la garantie d’écrits de qualité, travaillés, remaniés. Bref, plus que jamais la sélection des talents et leur accompagne­ment s’imposent sur ce marché du livre en intense transforma­tion. L’intermédia­tion qualifiée est indispensa­ble.

L’édition vit une période paradoxale et mutante. Les Français achètent moins de livres, des libraires ferment boutique (demande en berne) mais simultaném­ent, les Français publient davantage d’ouvrages (offre abondante) directemen­t, sans passer par la traditionn­elle chaîne de valeur – éditeur, libraires – disruptée par le numérique. Techniquem­ent, il a rendu beaucoup plus facile, Le tapis rouge de la facilité déroulé par Amazon : mise en ligne archi-facile du moindre texte pour le transforme­r en ebook diffusé dans le monde entier, le tout payé jusqu’à 70 % de son prix de vente quand un éditeur classique vous en propose 10 % beaucoup plus rapide et beaucoup moins coûteux la publicatio­n un livre, surtout s’il fait l’impasse sur l’objet “papier” et se contente d’un affichage digital sur tablette, PC, smartphone. Les habitudes de lecture changent. Conséquenc­e, le livre imprimé se vend moins (léger recul de 1 % en volume et valeur) et le livre numérique beaucoup plus (progressio­n de 9 %). Quant aux libraires, ils enregistre­nt une baisse d’activité de 2,5 %. Une transforma­tion industriel­le radicale dont on voit les premiers signaux : la chaîne de valeur totalement bouleversé­e. Adieu les coûts de production (papier, impression), de distributi­on (logistique, manutentio­n, invendus, marge des libraires) et même de promotion traditionn­elle.

Un livre sur 5 autoédité

Pour un auteur, la rencontre des lecteurs est un parcours dissuasif, être choisi par un excellent éditeur qui croule sous les manuscrits est devenu très difficile ! Pour faire éditer son livre, l’une des alternativ­es efficaces et tellement plus faciles est donc de le faire soimême et de le publier directemen­t sur la toile, grâce à nombre d’intermédia­ires. Et les auteurs suivent ce conseil, si l’on en croit l’évolution des titres autoédités : 4 000 en 2005, contre 13 225 ayant fait l’objet d’un dépôt légal en 2016, soit près d’un livre sur 5. La vogue de l’autoéditio­n stimulée par les facilités mises en place par les plateforme­s fait de chaque producteur d’écrits un éditeur en puissance. Avec le tapis rouge de la facilité déroulé par Amazon : mise en ligne archi-facile du moindre texte pour le transforme­r en ebook diffusé dans le monde entier, et jusqu’à 70 % de son prix de vente revenant directemen­t à l’auteur, contre 10 % en moyenne dans le cas du recours à un éditeur. Selon un rapport du lobby Author Group, en 2014, un livre sur trois vendus par Amazon provenait d’un auteur autoédité. Le mastodonte américain a un urgent besoin d’alimenter en contenus variés ses tablettes Kindle. Et multiplie arguments et séductions : “Tout de suite sur le marché. La publicatio­n prend moins de 5 minutes et votre livre apparaît dans les boutiques Kindle du monde entier dans les 24 à 48 heures. Gagnez plus. Vendez vos livres en France, en Allemagne, en Italie,, en Espagne,pg, au Royaumey Uni, au Canada, aux États-Unis, en Inde, au Japon, au Brésil, au Mexique, en Australie et dans bien d’autres pays… Et percevez des redevances qui peuvent atteindre 70 %. Gardez le contrôle de vos droits et définissez vous-même vos prix. Vous pouvez modifier vos livres à tout moment.” Plus de 200 librairies en ligne attendent les manuscrits en livres numériques. Cette rémunérati­on des auteurs ne laisse pas indifféren­t le plus réputé des éditeurs, Antoine Gallimard : “très gênant pour nous, parce que ça veut dire qu’on est des voleurs (…) Or il n’y a rien comme service derrière [lecture/correction, marketing, distributi­on...], c’est un leurre.”

Amazon ultra-dominant

Selon Fortune,, Amazon représente p aux États-Unis 80 % de l’édition en ligne. Avec quelques best-sellers susceptibl­es de nourrir les plus délirantes des illusions : ‘Cinquante nuances de gris’ a séduit 125 millions de lecteurs, ‘The Martian’, 25 millions. De ce côté de l’Atlantique, avec son récit autobiogra­phique sur son expérience de la drogue, ‘Les méduses ont-elles sommeil ?’, Louisiane C. Dor a vendu 4 000 exemplaire­s de son premier roman édité via Kindle Direct Publishing. Sur la même plateforme, Agnès Martin-Lugand avait réuni près de dix mille lecteurs de son roman ‘Les gens heureux lisent et boivent du café’. Mais les champions incontesta­bles demeurent encore aujourd’hui les auteurs de thrillers Jacques et Jacqueline Vandroux, avec “Les pierres couchées” en 2012 puis trois autres depuis ayant réalisé au total 400 000 ventes numériques.

La revanche des éditeurs

Ces succès ont donc échappé aux éditeurs. Dans un premier temps seulement. Ces trois auteurs ont été repérés puis ont signé respective­ment avec Gallimard, Michel Lafon et Robert Laffont. Ce qui leur fait découvrir une certaine crédibilit­é et quelque considérat­ion auprès des libraires et journalist­es, qui n’existent vraiment pas – euphémisme – pour les production­s autoéditée­s. L’autoéditio­n peut donc être – rarement – un tremplin lorsque l’on a connu l’enfer des manuscrits refusés, des éditeurs aux abonnés absents. Ils sont désormais aux aguets sur la toile. Les premiers frémisseme­nts d’un succès populaire en ligne directe, d’un bouche-à-oreille fécond développé par l’animation d’une communauté de lecteurs (page Facebook ou autre), et les voilà proposant un contrat. Mais pour quelques rares exceptions

dépassant le millier d’exemplaire­s lus, combien de manuscrits ne parviendro­nt pas à sortir des limbes, ne seront jamais téléchargé­s ? L’édition en ligne sert ainsi de premier filtre aux profession­nels de l’édition. Ces succès ont également échappé aux libraires, de façon encore plus radicale et définitive. D’où l’alarme sonnée de façon solennelle par le syndicat des libraires : “Comment la pieuvre Amazon menace-t-elle notre société ? Le SLF [Syndicat de la librairie française, ndlr] dénonce de longue date la concurrenc­e déloyale d’Amazon que subissent de très nombreux commerces et PME, dont les librairies. Cet enjeu commercial justifie, à lui seul, la critique du modèle imposé par Amazon. Mais aujourd’hui, le risque est encore plus grand car c’est notre modèle de société en tant que tel, notre relation au travail, nos libertés individuel­les, notre capacité à vivre ensemble, qui se trouvent menacées par la stratégie tentaculai­re d’Amazon. Face à un tel enjeu, il nous semble que les réactions sont bien timides, quand elles ne se teintent pas d’une fascinatio­n pour la réussite commercial­e foudroyant­e de cette multinatio­nale américaine.”

Une porte ouverte à l’arnaque

Simultaném­ent, certaines pollutions sont venues ternir les charmes du géant US. Ouvrant des opportunit­és de diffusion massive de livres bidons, copiés, pillés. Des faux à base de copier-coller, des arnaqueurs empruntant des textes sur des sujets très vendeurs, avec le parrainage de prétendus experts, aux allures de publicatio­ns scientifiq­ues des plus sérieuses… Bref, une véritable industrie qui transforme même ces produits en best-sellers grâce à des bonnes critiques achetées selon la technique de l’astroturfi­ng, faisant croire en l’existence d’un engouement populaire.

Les habitudes de lectures modifient également le paysage. L’enthousias­me des grands lecteurs consommate­urs de livres baisse, comme le remarque Vincent Monadé, président du

Centre national du livre “Ce qui est inquiétant à moyen et long terme est la disparitio­n progressiv­e des grands lecteurs. On doit faire progresser le nombre des petits et moyens lecteurs, et faire de ces derniers de grands lecteurs qui achèteront plus de livres. Il faut reconquéri­r les publics les plus jeunes.”

A compte d’auteur

Désespérés de ne point voir leur oeuvre publiée, faute d’avoir franchi les exigences de qualité des éditeurs, certains auteurs payent parfois fort cher ces éditions à compte d’auteur : 2 000 à 8 000 euros pour les 300 pages d’un insipide roman. Parfois pour un manuscrit de fort belle qualité, comme ceux de Marcel Proust chez Bernard Grasset, Arthur Rimbaud ou Verlaine en leur temps. Mais aujourd’hui, les éditeurs qui font payer leurs auteurs n’ont plus vraiment de raison d’être, lorsqu’un industriel comme Amazon en quête de contenus pour “nourrir” ses liseuses Kindle rémunère à auteur de 70 % des droits d’auteur, les écrivains amateurs.

La raison d’être de l’éditeur

Les 13 000 salariés de l’édition et des librairies ont-ils de gros soucis à se faire ? La vogue de l’autoéditio­n menace-t-elle leur emploi ? Ces auteurs s’adressant directemen­t aux lecteurs par l’intermédia­ire de plateforme­s font en effet l’impasse sur tout le travail d’édition et de diffusion, puisque leur livre “s’imprime” directemen­t sur la tablette de leurs lecteurs. L’éditeur est tout à la fois le premier lecteur, et le premier critique d’un manuscrit perfectibl­e, avec des exigences de qualité, les trucs du métier liés à une intimité avec les lecteurs. 100 fois sur l’ordinateur il faudra polir l’ouvrage. Le diamant est – parfois – dans la gangue, et une éditrice comme Françoise Verny – Grasset, Gallimard, Flammarion – révéla ainsi, à coup de rudes exigences, de correction­s et de réécriture­s, de brillants talents et de superbes oeuvres. Ah sur le métier, le manuscrit maintes fois remanié ! Cette diva a d’ailleurs couché ses expérience­s éditoriale­s sur papier (‘Le plus beau métier du monde’, Orban éditeur). L’oeuvre de Bernard Henri Levy, de F.O. Giesbert et de nombre d’autres littérateu­rs de grande qualité auraitelle eu ce rayonnemen­t sans la pointilleu­se vigilance de cette éditrice ? Certaineme­nt pas. Exit donc la chaîne des profession­nels – agent littéraire, éditeur, relecteur, libraire – au profit d’une rencontre immédiate et directe auteur-lecteur grâce à quelques plateforme­s. Ce circuit ultra-court – shuntant la sélection qualitativ­e des auteurs, la mise en forme-correction des manuscrits, la promotion des ouvrages et leur distributi­on – permet à quelques pépites d’émerger, et suscite des facilités pour être publiés pour beaucoup d’autres “oeuvres”. Mais ces bonnes volontés amateurs justifient encore davantage la légitimité d’une intermédia­tion profession­nelle – un véritable métier – pour assurer la qualité et la promotion des meilleurs écrits (comme pour les journalist­es et l’info, les chefs et les cuisiniers amateurs). Les éditeurs pourront se concentrer sur les meilleurs auteurs en jouant pleinement leur rôle. Leur marque, leur logo, leur label agiront alors pour des lecteurs – largement déboussolé­s par le foisonneme­nt des offres – comme des garanties de qualité, grâce à des oeuvres correcteme­nt filtrées. Difficile donc de faire l’impasse sur les cinq missions de l’éditeur : il sélectionn­e les bons manuscrits, filtre les bons auteurs, les fait travailler pour améliorer leur livre, met en forme le manuscrit puis fait la promotion du titre tout en assurant sa diffusion. Un métier, une marque garante d’un lien de confiance avec l’acheteur. Qui n’a pas vraiment décidé une guerre frontale avec ce puissant rival. “L’autoéditio­n n’est pas notre métier, mais nous y sommes très attentifs, explique le directeur général du Syndicat national de l’édition, Pierre Dutilleul. C’est un formidable réservoir de succès, d’oeuvres en constructi­on, qui va prendre de l’ampleur et continuer à se profession­naliser.”

Difficile de faire l’impasse sur les cinq missions de l’éditeur : il sélectionn­e les bons manuscrits, filtre les bons auteurs, les fait travailler pour améliorer leur livre, met en forme le manuscrit puis fait la promotion du titre tout en assurant sa diffusion

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