YVES HENRY, PIANISTE
Pianiste, président du Nohant Festival Chopin
Non vraiment, il n’aime pas et n’assume d’ailleurs pas le qualificatif pourtant flatteur de “virtuose”, préférant celui plus modeste d’interprète… Voyant dans le premier terme une part d’esbrouffe, de “show off” confinant à la vulgarité. Un style, un tempérament, une personnalité forgée par des années de travail devant un clavier en compagnie des plus grands, Schumann, Chopin, Debussy. Des débuts de prodige, entrant au conservatoire à 11 ans et demi, jouant avec orchestre à la Philharmonie de Berlin deux ans plus tard, collectionnant ensuite les premiers prix. Ce pianiste qui a eu Aldo Ciccolini comme mentor est l’un des seuls musiciens vivants à avoir un conservatoire à son nom. Il analyse ici les transformations des modèles économiques : le rôle déterminant des concerts pour vendre des disques, les risques des trajectoires éclairs suscitées par Internet, alors qu’il faut des années pour bâtir un répertoire dans la durée. La montée en puissance des interprètes chinois corrélée à leur puissance de travail stimule l’offre de talents, tandis que du côté de la demande, le public des mélomanes est toujours de plus en plus gourmand des grandes oeuvres et des interprétations authentiques.
Comment devient-on virtuose ? Le modèle dominant tient à un modèle familial.Laplupartsontnésdansdes familles de musiciens – professionnels ou non – ou dans une famille où on l’écoute et on aime la musique. J’ai eu la chance de naître dans une famille où l’on faisait de la musique, ma mère était violoniste amateur, mon frère plus âgé que moi est violoniste, à l’orchestre de Paris. Donc très tôt, on nous a fait faire de la musique.C’est sans doute le cas de figure le plus répandu parmi les artistes, ceux qui ont eu
la chance de vivre dans un milieu où l’on aime la musique, où on peut la pratiquer en famille. Cela devientunlangagequis’imprègnecommequelque chose de naturel. On apprend très, très tôt tous les codes de la musique, certainement dans le ventre de sa mère si elle écoute de la musique. C’est ce qui forme l’oreille, élabore un terreau pour pouvoir ensuite étudier. Quand on est dans une famille où il y a des musiciens, ils savent qu’apprendre à jouer d’un instrument est une discipline qui nécessite un entraînement quotidien, une certaine rigueur, un encadrement poussé, de bons professeurs. C’est ce que j’ai vécu, notre mère nous a mis très tôt à l’instrument avec de bons professeurs en relation avec le conservatoire national, donc déjà dans une optique de la faire sérieusement. Lesaptitudesjouentassurémentun grandrôle.J’ai été directeur du conservatoire du VIe arrondissement à Paris pendant 6 ans. On faisait débuter de jeunes enfants, non pas en leur imposant un instrument ni en répondant immédiatement à la demande des parents, mais en leur faisant découvrir plusieurs instruments avec des professeurs différents selon un parcours permettant de voir lesquels avaient une aptitude naturelle pour la clarinette par exemple, et pas du tout piano, ou et vice versa. Ensuite, il y a très tôt la formation de l’oreille. Une famille musicienne vous fait prendre les bonnes habitudes pour travailler car il s’agit d’un entraînement, comme un sportif, surtout dans les très jeunes années où il faut que le cerveau et les doigts établissent des liens particuliers, en particulier pour des instruments comme le piano.
Les essentielles rencontres
Ensuite, la qualité des rencontres est essentielle, par exemple avec des professeurs extraordinaires qui vont créer le déclic. Je suis rentré au conservatoire national très jeune – onze ans et demi – et j’ai eu la chance d’avoir un professeur formidable pendant toutes mes études au conservatoire. Ensuite, quand je suis sorti – j’ai eu mon premier prix à 16 ans – j’ai eu la chance de rencontrer Aldo Ciccolini et de travailler 3 ans avec lui. Ceci m’a donné une autre façon d’envisager la musique,une vision des choses différente, et m’a aidé à passer le cap délicat d’un jeune qualifié d’enfant prodige. C’était un peu mon cas, j’ai joué un concerto de Beethoven le jour de mes 13 ans à la philharmonie de Berlin, ce n’est pas des choses que l’on fait à cet âge-là. Ce que j’ai réussi à faire avec Aldo Ciccolini m’a permis de remporter le premier grand prix du concours Schumann en Allemagne en 1981, et surtout d’envisager la musique autrement. Car dans notre profession – un bien grand mot, car il s’agit plutôt d’une profession de foi – la musique est bien autre chose qu’un métier, cela va bien au-delà. En apportant la musique aux gens, il faut avoir conscience de plusieurs choses.Tout d’abord,on est dépositaire de ce qu’a voulu un compositeur. Un patrimoine,bienstructuré,maisaussiunetradition orale, qui est transmise par les maîtres depuis longtemps. La façon de jouer aujourd’hui Mozart repose sur ce qu’il a écrit dans ses partitions, mais aussi sur ce que l’on sait de son style, des gens qui ont joué sa musique depuis toujours. Ce qui est encore plus vrai pour des compositeurs plus prochesdenous,carona presqueunliendirectavec eux, comme par exemple avec un compositeur comme Ravel. J’ai eu la chance de jouer devant Vlado Perlemuter, pianiste formidable d’origine polonaise qui vivait à Paris. Il avait travaillé avec Ravel donc quand on lui jouait quelque chose du compositeur,il disait“ah oui,mais Ravel m’a dit…” Après cette période de formation,l’expérience que l’on acquiert en parcourant le monde, les scènes de concert et les rencontres avec ces mentors comptentaussibeaucoup.Sansoublieraussiles échanges avec d’autres musiciens. J’ai eu la chance de faire des rencontres. L’une d’elle m’a particulièrement aidé et m’a ouvert d’autres horizons, avec le violoniste Ivry Gitlis avec lequel j’ai joué pour la première foisen1981.Je mesuismusicalementtrès bien entendu, et j’ai joué avec lui pendant de nombreuses années. Un musicien dans l’âme. Quand il joue, il vous transmet quelque chose, vous comprenez d’autres choses. Cela m’est arrivé avec d’autresmusicienscommeMichelPortal.En jouant avec eux,on comprend des choses qu’il faudrait des heures et des heures pour les expliquer… Cela permet d’ouvrir des portes.
La transmission
L’un des aspects essentiels de la vie d’un musicien est la transmission : transmettre à la fois ce qu’on nous a transmis et ce que l’on a compris de la musique, car la façon de jouer évolue. L’interprétation, notamment au piano, domaine très vaste, change. À une certaine époque, l’imagination avait plus de place qu’aujourd’hui, il y avait une plus grande liberté d’exprimer davantage de sentiments.Aujourd’hui,onest plusdansunmonde un peu moins subjectif. Les mélomanes veulent retrouver en concert la qualité d’interprétation du disque. Pendant de nombreuses années, avec notamment le développement de la musique enregistrée, des disques et de la radio, la musique classique a pénétré beau-