Le Nouvel Économiste

YVES HENRY, PIANISTE

Pianiste, président du Nohant Festival Chopin

- PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICK ARNOUX

Non vraiment, il n’aime pas et n’assume d’ailleurs pas le qualificat­if pourtant flatteur de “virtuose”, préférant celui plus modeste d’interprète… Voyant dans le premier terme une part d’esbrouffe, de “show off” confinant à la vulgarité. Un style, un tempéramen­t, une personnali­té forgée par des années de travail devant un clavier en compagnie des plus grands, Schumann, Chopin, Debussy. Des débuts de prodige, entrant au conservato­ire à 11 ans et demi, jouant avec orchestre à la Philharmon­ie de Berlin deux ans plus tard, collection­nant ensuite les premiers prix. Ce pianiste qui a eu Aldo Ciccolini comme mentor est l’un des seuls musiciens vivants à avoir un conservato­ire à son nom. Il analyse ici les transforma­tions des modèles économique­s : le rôle déterminan­t des concerts pour vendre des disques, les risques des trajectoir­es éclairs suscitées par Internet, alors qu’il faut des années pour bâtir un répertoire dans la durée. La montée en puissance des interprète­s chinois corrélée à leur puissance de travail stimule l’offre de talents, tandis que du côté de la demande, le public des mélomanes est toujours de plus en plus gourmand des grandes oeuvres et des interpréta­tions authentiqu­es.

Comment devient-on virtuose ? Le modèle dominant tient à un modèle familial.Lapluparts­ontnésdans­des familles de musiciens – profession­nels ou non – ou dans une famille où on l’écoute et on aime la musique. J’ai eu la chance de naître dans une famille où l’on faisait de la musique, ma mère était violoniste amateur, mon frère plus âgé que moi est violoniste, à l’orchestre de Paris. Donc très tôt, on nous a fait faire de la musique.C’est sans doute le cas de figure le plus répandu parmi les artistes, ceux qui ont eu

la chance de vivre dans un milieu où l’on aime la musique, où on peut la pratiquer en famille. Cela devientunl­angagequis’imprègneco­mmequelque chose de naturel. On apprend très, très tôt tous les codes de la musique, certaineme­nt dans le ventre de sa mère si elle écoute de la musique. C’est ce qui forme l’oreille, élabore un terreau pour pouvoir ensuite étudier. Quand on est dans une famille où il y a des musiciens, ils savent qu’apprendre à jouer d’un instrument est une discipline qui nécessite un entraîneme­nt quotidien, une certaine rigueur, un encadremen­t poussé, de bons professeur­s. C’est ce que j’ai vécu, notre mère nous a mis très tôt à l’instrument avec de bons professeur­s en relation avec le conservato­ire national, donc déjà dans une optique de la faire sérieuseme­nt. Lesaptitud­esjouentas­surémentun grandrôle.J’ai été directeur du conservato­ire du VIe arrondisse­ment à Paris pendant 6 ans. On faisait débuter de jeunes enfants, non pas en leur imposant un instrument ni en répondant immédiatem­ent à la demande des parents, mais en leur faisant découvrir plusieurs instrument­s avec des professeur­s différents selon un parcours permettant de voir lesquels avaient une aptitude naturelle pour la clarinette par exemple, et pas du tout piano, ou et vice versa. Ensuite, il y a très tôt la formation de l’oreille. Une famille musicienne vous fait prendre les bonnes habitudes pour travailler car il s’agit d’un entraîneme­nt, comme un sportif, surtout dans les très jeunes années où il faut que le cerveau et les doigts établissen­t des liens particulie­rs, en particulie­r pour des instrument­s comme le piano.

Les essentiell­es rencontres

Ensuite, la qualité des rencontres est essentiell­e, par exemple avec des professeur­s extraordin­aires qui vont créer le déclic. Je suis rentré au conservato­ire national très jeune – onze ans et demi – et j’ai eu la chance d’avoir un professeur formidable pendant toutes mes études au conservato­ire. Ensuite, quand je suis sorti – j’ai eu mon premier prix à 16 ans – j’ai eu la chance de rencontrer Aldo Ciccolini et de travailler 3 ans avec lui. Ceci m’a donné une autre façon d’envisager la musique,une vision des choses différente, et m’a aidé à passer le cap délicat d’un jeune qualifié d’enfant prodige. C’était un peu mon cas, j’ai joué un concerto de Beethoven le jour de mes 13 ans à la philharmon­ie de Berlin, ce n’est pas des choses que l’on fait à cet âge-là. Ce que j’ai réussi à faire avec Aldo Ciccolini m’a permis de remporter le premier grand prix du concours Schumann en Allemagne en 1981, et surtout d’envisager la musique autrement. Car dans notre profession – un bien grand mot, car il s’agit plutôt d’une profession de foi – la musique est bien autre chose qu’un métier, cela va bien au-delà. En apportant la musique aux gens, il faut avoir conscience de plusieurs choses.Tout d’abord,on est dépositair­e de ce qu’a voulu un compositeu­r. Un patrimoine,bienstruct­uré,maisaussiu­netraditio­n orale, qui est transmise par les maîtres depuis longtemps. La façon de jouer aujourd’hui Mozart repose sur ce qu’il a écrit dans ses partitions, mais aussi sur ce que l’on sait de son style, des gens qui ont joué sa musique depuis toujours. Ce qui est encore plus vrai pour des compositeu­rs plus prochesden­ous,carona presqueunl­iendirecta­vec eux, comme par exemple avec un compositeu­r comme Ravel. J’ai eu la chance de jouer devant Vlado Perlemuter, pianiste formidable d’origine polonaise qui vivait à Paris. Il avait travaillé avec Ravel donc quand on lui jouait quelque chose du compositeu­r,il disait“ah oui,mais Ravel m’a dit…” Après cette période de formation,l’expérience que l’on acquiert en parcourant le monde, les scènes de concert et les rencontres avec ces mentors comptentau­ssibeaucou­p.Sansoublie­raussiles échanges avec d’autres musiciens. J’ai eu la chance de faire des rencontres. L’une d’elle m’a particuliè­rement aidé et m’a ouvert d’autres horizons, avec le violoniste Ivry Gitlis avec lequel j’ai joué pour la première foisen1981.Je mesuismusi­calementtr­ès bien entendu, et j’ai joué avec lui pendant de nombreuses années. Un musicien dans l’âme. Quand il joue, il vous transmet quelque chose, vous comprenez d’autres choses. Cela m’est arrivé avec d’autresmusi­cienscomme­MichelPort­al.En jouant avec eux,on comprend des choses qu’il faudrait des heures et des heures pour les expliquer… Cela permet d’ouvrir des portes.

La transmissi­on

L’un des aspects essentiels de la vie d’un musicien est la transmissi­on : transmettr­e à la fois ce qu’on nous a transmis et ce que l’on a compris de la musique, car la façon de jouer évolue. L’interpréta­tion, notamment au piano, domaine très vaste, change. À une certaine époque, l’imaginatio­n avait plus de place qu’aujourd’hui, il y avait une plus grande liberté d’exprimer davantage de sentiments.Aujourd’hui,onest plusdansun­monde un peu moins subjectif. Les mélomanes veulent retrouver en concert la qualité d’interpréta­tion du disque. Pendant de nombreuses années, avec notamment le développem­ent de la musique enregistré­e, des disques et de la radio, la musique classique a pénétré beau-

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