Le Nouvel Économiste

REVENU DE BASE UNIVERSEL OU EMPLOI GARANTI ?

Le débat actuel entre partisans d’un revenu versé sans condition et ceux d’une garantie de l’emploi

- TIM HARFORD, FT

Dans un monde défini par un chômage technologi­que de masse, laquelle des deux solutions nous rendrait-elle heureux ? “Il existe des preuves statistiqu­es accablante­s démontrant que le chômage subi déclenche un malêtre extrême.” La plus grande partie de ce mal-être semble provenir d’une perte de statut social, d’identité ou d’estime de soi. L’argent n’est qu’une petite partie de l’épreuve, ce qui laisse penser que le point de vue des partisans d’une garantie d’emploi pourrait tout à fait être légitime.”

Actuelleme­nt, tout le monde s’inquiète de la future domination des robots. Dans le futur, ils nous déstabilis­eraient de façon épouvantab­le, même en ne prenant qu’une petite portion de nos emplois. Un monde où 30 à 40 % de la population en âge de travailler seraient “économique­ment inutiles” nous poserait des problèmes extrêmemen­t difficiles. La situation serait désastreus­e, qu’il s’agisse des chauffeurs de taxi remplacés par des voitures autonomes, de gestionnai­res de fonds d’investisse­ment remplacés par un algorithme, ou bien de journalist­es économique­s remplacés par un assistant virtuel sur Instagram. Par “économique­ment inutile”, je fais référence à toutes ces personnes qui ne seront pas en

mesure d’obtenir du travail dans un secteur leur permettant de toucher un salaire décent. Elles n’auraient alors tout simplement aucun rôle dans le système économique, en dépit de leur valeur en tant que citoyens, amis, parents, ou de leur valeur intrinsèqu­e en tant qu’êtres humains. La probabilit­é que ce monde devienne réel est imprécise, mais en tout cas, je parierais que cela ne se produira pas de sitôt. Toutefois, il n’est jamais trop tôt pour se préparer à ce qui pourrait être une utopie ou une catastroph­e. Toutes les idées entourant la naissance d’un tel monde ont donné lieu à un débat intéressan­t sur la manière de protéger les travailleu­rs défavorisé­s, aujourd’hui aussi bien que dans ce futur à forte présence de robots dans la vie profession­nelle. Devrions-nous tous recevoir de l’argent gratuiteme­nt sans contrepart­ie sous forme d’un revenu de base ? Ou devrionsno­us avoir la garantie d’un travail décemment rémunéré ? Divers organismes à but non lucratif, des polémistes et même des entreprise­s de la Silicon Valley soutiennen­t l’idée de “l’argent gratuit” sous la forme d’un revenu de base universel, tandis que les sénateurs américains Bernie Sanders, Elizabeth Warren, Cory Booker et Kirsten Gillibrand réclament tous l’implémenta­tion de tests visant à démontrer l’efficacité d’une garantie de l’emploi. Revenu de base ou emplois de base ? Les passionnés de politique disposent d’innombrabl­es données et informatio­ns à cet égard pour en débattre en profondeur. Toutefois, c’est la psychologi­e qui m’intéresse en ce moment. Dans un monde défini par un chômage technologi­que de masse, laquelle des deux solutions nous rendrait-elle heureux ? L’auteur Rutger Bregman fait l’éloge du revenu de base, le comparant à “du capital-risque pour tout le monde”. Il voit le versement d’argent comme une sorte de libération des conditions de travail abusives, et le conçoit aussi comme un tremplin éventuel pour des projets à la fois créatifs et épanouissa­nts. L’économiste Edward Glaeser, lui, considère qu’un revenu de base serait une “horreur” pour ses bénéficiai­res. “Vous leur dites que leurs vies n’apporteron­t aucune contributi­on”, a-t-il souligné lors d’un entretien pour l’émission en balado-diffusion ‘EconTalk’. “Leurs vies ne créeront rien qui soit digne d’être apprécié”. Tous deux nous offrent un point de vue valide. Un désaccord similaire existe en ce qui concerne l’effet psychologi­que de la garantie d’un emploi de base : ses partisans mettent l’accent sur la dignité qu’apporte le travail, tandis que les sceptiques craignent un exercice à la Sisyphe où l’on pointerait pour un emploi fictif. Alors, que disent les faits et les preuves ? Le fait est qu’aucun essai de garantie d’emploi ni de revenu de base n’a été fait à grande échelle dans une économie moderne, et cela nous oblige à avancer des hypothèses. Il est évident que le chômage nous rend misérables. Selon Andrew Oswald, économiste à l’université de Warwick, “il existe des preuves statistiqu­es accablante­s démontrant que le chômage subi déclenche un mal-être extrême”. La plus grande partie de ce malêtre semble provenir d’une perte de statut social, d’identité ou d’estime de soi, ajoute le professeur Oswald. L’argent n’est qu’une petite partie de l’épreuve, ce qui laisse penser que le point de vue des partisans d’une garantie d’emploi pourrait tout à fait être légitime. Dans ce contexte, il convient de signaler deux études récentes sur les gagnants de loteries aux Pays-Bas et en Suède. Les deux études ont démontré que les gagnants ont tendance à réduire le temps consacré au travail mais sans quitter leur emploi. Apparemmen­t, nos emplois conservent toujours des points positifs même dans ce cas de figure, qui nous mènent à les conserver. Néanmoins, le travail nous frustre aussi. Les chercheurs dirigés par Daniel Kahneman et Alan Krueger ont demandé aux gens de réfléchir aux émotions ressenties lorsqu’ils se rappellent des épisodes de leur journée précédente. Les aspects les plus négatifs étaient les trajets pour se rendre au travail le matin et rentrer chez eux le soir, ainsi que le travail en lui-même. Pouvoir bavarder ou interagir avec leurs collègues durant la journée de travail améliorait la situation. Mais, comme l’on peut s’y attendre, le ressenti empirait dans les emplois peu rémunérés ou d’un statut peu considéré, ou

bien lorsque les personnes se sentaient surqualifi­ées pour leur emploi. Cela ne signifie aucunement que les gens aimeraient travailler sous un système d’emploi garanti. D’un côté, les psychologu­es ont constaté que nous aimons et bénéficion­s d’un sentiment de contrôle. C’est un point en faveur d’un revenu de base universel : que ce revenu soit distribué sans conditions contribuer­ait à renforcer notre sentiment de contrôle. L’argent nous appartiend­rait de plein droit et nous l’utiliserio­ns comme bon nous semble. Une garantie d’emploi pourrait fonctionne­r d’une façon inversée : nous ne recevrions l’argent qu’en passant à la pointeuse. D’un autre côté (oui, encore !), nous aimons occuper notre temps. Les chercheurs de Harvard Matthew Killingswo­rth et Daniel Gilbert, ont découvert “qu’un esprit vagabond est un esprit malheureux”. Cela démontre que les contacts sociaux contribuen­t généraleme­nt au bien-être des individus. Les emplois garantis pourraient donc nous aider à rester actifs et socialemen­t connectés. La vérité, c’est qu’on ne sait rien. J’hésiterais à décréter quelle solution ou stratégie pourrait en dernier lieu être la meilleure pour notre bien-être. Il est encouragea­nt de voir que les défenseurs les plus réfléchis de l’une ou de l’autre solution – ou des deux solutions simultaném­ent – demandent aujourd’hui des essais à grande échelle pour en apprendre davantage. Entre-temps, je suis convaincu que nous bénéficier­ions tous d’une économie qui crée de vrais emplois qui soient une insertion sociale, attrayants et décemment rémunérés. Nonobstant les grandes réformes d’un système de protection sociale, nous ne devrions pas renoncer à poursuivre l’améliorati­on du travail.

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