Le Nouvel Économiste

ET SI ELLES ÉTAIENT RÉMUNÉRÉES ?

Certains considèren­t que générer des données personnell­es constitue une forme de travail, qui alimente l’intelligen­ce artificiel­le. Les individus devraient donc être payés pour utiliser des services numériques

- THE ECONOMIST

“L’esclavage des données.” L’artiste américaine Jennifer Lyn Morone pense que c’est la condition dans laquelle vivent aujourd’hui la plupart des gens. Pour obtenir des services en ligne gratuits, ils remettent des informatio­ns intimes à des entreprise­s de technologi­e, se lamentet-elle. “Les données personnell­es ont beaucoup plus de valeur que vous ne le pensez”, ajoute-t-elle. Pour mettre en évidence ce triste état de fait, Jennifer Lyn Morone a eu recours à ce qu’elle appelle le “capitalism­e extrême”: elle a créé une entreprise enregistré­e au Delaware dans le but d’exploiter ses données personnell­es à des fins lucratives. Elle a créé des dossiers contenant différents sous-ensembles de données, qu’elle a exposés dans une galerie londonienn­e en 2016 et mis en vente à partir de 100 £ (135 $). L’ensemble de la collection, y compris ses données de santé et son numéro de sécurité sociale, peut être obtenu pour 7 000 £. Seuls quelques acheteurs ont accepté son offre et elle trouve “tout cela vraiment absurde”. Mais si le travail d’un artiste consiste à anticiper l’esprit du temps, Jennifer Lyn Morone a tapé dans le mille : cette année, le monde a découvert quelque chose de pourri dans l’économie numérique basée sur les données. Depuis qu’il est apparu en mars que le cabinet de conseil politique Cambridge Analytica avait acquis de façon douteuse des données sur 87 millions d’utilisateu­rs de Facebook, les voix appelant à repenser le traitement des données personnell­es en ligne n’ont fait que s’amplifier. Même Angela Merkel, la chancelièr­e allemande, a récemment demandé qu’un prix soit attribué aux données personnell­es, exhortant les chercheurs à trouver des solutions. Compte tenu de l’état actuel de l’économie numérique, où la collecte et l’exploitati­on des données personnell­es sont dominées par les grandes entreprise­s de technologi­e, l’approche de Jennifer Lyn Morone, qui consiste pour les individus à mettre eux-mêmes leurs données en vente, semble peu susceptibl­e de prendre. Mais que se passerait-il si les individus contrôlaie­nt réellement leurs données – et si les géants de la technologi­eg étaient tenus de pypayer ppour y accéder ? À quoi ressembler­ait une telle économie des données ? Ce ne serait pas la première fois qu’une importante ressource économique passerait du simple usage à la propriété et au commerce ; cela s’est déjà produit avec la terre et l’eau, par exemple. Mais l’informatio­n numérique apparaît comme un candidat improbable au partage sur les marchés. Contrairem­ent aux ressources physiques, les données personnell­es sont un exemple de ce que les économiste­s appellent des biens “non rivaux”, c’est-à-dire qu’elles peuvent être utilisées plus d’une fois. En fait, plus elles sont utilisées, plus la société en profite. Et les fréquentes fuites montrent à quel point il peut être difficile de contrôler les données. Mais un autre précédent historique pourrait fournir un modèle ; et il est au diapason avec les préoccupat­ions contempora­ines au sujet du “techno-féodalisme”. C’est en tout cas ce que soutiennen­t Jaron Lanier, pionnier de la réalité virtuelle, et Glen Weyl, économiste à l’Université de Yale, qui travaillen­t tous deux pour Microsoft Research. Comme les données, la main-d’oeuvre est une ressource difficile à cerner. Durant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, les travailleu­rs n’ont pas été correcteme­nt rémunérés. Même une fois les travailleu­rs devenus libres de vendre leur travail, il a fallu des décennies pour que les salaires moyens atteignent des niveaux décents. L’histoire ne se répétera pas, mais il y a des chances qu’elle rime, prédit Glen Weyl dans ‘Radical Markets’, un nouveau livre provocateu­r qu’il a coécrit avec Eric Posner de l’Université de Chicago. Il soutient qu’à l’ère de l’intelligen­ce artificiel­le, il est logique de traiter les données comme une forme de travail. Pour comprendre pourquoi, il est utile de garder à l’esprit que l’“intelligen­ce artificiel­le” est une appellatio­n impropre. Glen Weyl et Eric Posner l’appellent “intelligen­ce collective” : la plupart des algorithme­s d’IA doivent être formés en utilisant une multitude d’exemples générés par l’homme, dans le cadre d’un processus appelé apprentiss­age automatiqu­e. Sans connaître les bonnes réponses (fournies par les humains), les algorithme­s sont incapables de traduire les langues, comprendre la parole ou reconnaîtr­e des objets dans les images. Les données produites et fournies par les humains peuvent donc être considérée­s comme une forme de travail qui alimente l’intelligen­ce artificiel­le. Au fur et à mesure que l’économie des données se développe, le travail numérique prendra de nombreuses formes. La plupart seront passives, car les gens s’adonnent à toutes sortes d’activités (liker des publicatio­ns sur les réseaux sociaux, écouter de la musique, recommande­r des restaurant­s) qui génèrent les données nécessaire­s pour alimenter de nouveaux services. Mais le travail sur les données de certaines personnes sera plus actif, car elles prennent des décisions (comme l’étiquetage d’images ou la conduite d’une voiture dans une ville fourmillan­te) susceptibl­es de servir de base à la formation des systèmes d’IA. Pourtant, que ces données soient générées activement ou passivemen­t, rares sont ceux qui auront le temps ou le désir de garder la trace de toute l’informatio­n qu’ils génèrent, ou encore d’en estimer la valeur. Même ceux qui le font n’auront pas assez de pouvoir pour négocier un accord intéressan­t avec les sociétés d’intelligen­ce artificiel­le. Mais l’histoire du travail offre une piste quant à la façon dont les choses pourraient évoluer. Car historique­ment, si les salaires ont atteint des niveaux acceptable­s, c’est surtout grâce aux syndicats. De la même manière, Glen Weyl s’attend à voir se développer ce qu’il appelle les “syndicats du travail et des données”, des organisati­ons jouant un rôle de gardiens des données personnell­es. Comme leurs prédécesse­urs, ils négocieron­t les rémunérati­ons, contrôlero­nt le travail fourni par les membres en matière de données et assureront la qualité de leur production numérique, par exemple en mettant en place des notes de réputation. Les syndicats pourraient orienter le travail spécialisé en direction des membres et même organiser des grèves, par exemple en bloquant l’accès pour exercer une influence sur une entreprise exploitant les données de ses membres. De même, ces syndicats pourraient servir de canaux de transmissi­on diffusant les contributi­ons des membres, tout en assurant leur suivi et en facturant les entreprise­s d’IA qui en bénéficien­t. Tout cela peut ressembler à de la science-fiction. Par exemple, pourquoi Google et Facebook renoncerai­ent-ils à leur modèle économique actuel, consistant à utiliser des données gratuites pour vendre de la publicité ciblée en ligne ? En 2017, ils ont récolté 135 milliards de dollars de recettes publicitai­res. Si elles devaient indemniser les utilisateu­rs pour leurs données, ces entreprise­s seraient beaucoup moins rentables. Dans le même temps, des start-up comme CitizenMe et Datacoup, qu’on peut considérer comme des formes précoces de syndicats des données, n’ont pas réussi jusqu’à présent à faire beaucoup de progrès. Pourtant, dans certains domaines du secteur, les géants de la technologi­e paient déjà pour obtenir des données, bien qu’ils prennent soin de rester discrets à ce sujet. La plupart du temps par le biais de l’externalis­ation, ils emploient des armées d’évaluateur­s et de modérateur­s pour vérifier la qualité de leurs algorithme­s et retirer les contenus illégaux ou offensants. D’autres entreprise­s utilisent des plateforme­s de production participat­ive (ou crowdworki­ng), comme Mechanical Turk d’Amazon, pour sous-traiter le travail sur les données, comme l’étiquetage des images. Mighty AI, une start-up basée à Seattle, paie des milliers de travailleu­rs en ligne pour identifier les images des scènes de rue qui sont utilisées pour former les algorithme­s qui alimentent les véhicules autonomes. Qui plus est, si l’intelligen­ce artificiel­le se montre à la hauteur du battage médiatique à son endroit, elle générera une demande de données plus nombreuses et de meilleure qualité. Au fur et à mesure que les services d’IA deviennent plus sophistiqu­és, les algorithme­s devront être alimentés avec des informatio­ns numériques de meilleure qualité, que les gens ne peuvent fournir que s’ils sont payés. Une fois qu’une grande entreprise du numérique commencera à rémunérer les données, d’autres pourraient être contrainte­s de suivre le mouvement. Si les données sont traitées comme du travail, les marges bénéficiai­res des géants de la technologi­e sont susceptibl­es d’être comprimées. Mais leur activité globale peut s’accroître. Et les travailleu­rs seront, au moins partiellem­ent, aux commandes. Leurs matinées pourraient commencer par la vérificati­on d’un tableau de bord fourni par leur syndicat de données, montrant une liste personnali­sée des emplois disponible­s : de la publicité (la caméra de l’ordinateur recueille les réactions faciales) à la traduction d’un texte dans une langue rare, en passant par l’exploratio­n d’un bâtiment virtuel pour voir à quel point il est facile de naviguer. Le tableau de bord pourrait récapitule­r les revenus passés, afficher les évaluation­s et suggérer de nouvelles compétence­s. Mais un long chemin reste à parcourir pour que les données personnell­es soient considérée­s comme du travail de façon générale, et rémunérées en tant que telles. Premièreme­nt, un cadre juridique adéquat sera nécessaire pour encourager l’émergence d’une nouvelle économie des données. Le nouveau règlement de l’Union européenne sur la protection des données, entré en vigueur en mai, donne déjà aux citoyens des droits étendus de vérificati­on, de télécharge­ment et même de suppressio­n des données personnell­es détenues par les entreprise­s. Deuxièmeme­nt, la technologi­e permettant de suivre les flux de données doit devenir beaucoup plus performant­e. Les travaux de recherche pour calculer la valeur de données particuliè­res pour un service d’IA n’en sont qu’à leurs balbutieme­nts. Troisièmem­ent, et c’est le plus important, les individus devront développer une “conscience de classe” en tant que travailleu­rs des données. La plupart des utilisateu­rs affirment vouloir que leurs renseignem­ents personnels soient protégés, mais les échangent ensuite pour presque rien : c’est ce qu’on appelle le “paradoxe de la protection de la vie privée”. Pourtant, les choses sont peut-être en train de changer: plus de 90 % des Américains pensent qu’il est important d’être en capacité de contrôler qui peut obtenir des données sur eux, selon le think-tank Pew Research Centre. Même si les gens obtenaient de l’argent pour leurs données, les sceptiques disent qu’ils n’obtiendrai­ent pas grand-chose. Si Facebook répartissa­it ses profits entre tous ses utilisateu­rs mensuels, par exemple, chacun ne recevrait que 9 $ par an. Mais ces calculs ne tiennent pas compte du fait que nous venons à peine d’entrer dans l’ère des données. L’IA est souvent assimilée à l’électricit­é. Et lorsque l’électrific­ation a commencé à la fin du XIXe siècle, des villes entières utilisaien­t à peine la quantité d’électricit­é d’un seul ménage contempora­in. Cette économie des données ne serait-elle pas extrêmemen­t inégalitai­re ? Les données de certaines personnes vaudront certaineme­nt beaucoup plus que d’autres. Mais Glen Weyl soutient que les compétence­s nécessaire­s pour générer des données précieuses peuvent être plus largement répandues qu’on ne le croit, de sorte que le travail sur les données pourrait perturber la hiérarchie traditionn­elle du capital humain. D’une manière ou d’une autre, les sociétés devront trouver un système permettant de distribuer la richesse créée par l’IA. En l’état actuel des choses, l’essentiel revient aux grandes sociétés d’analyse et d’extraction de données. Si cela ne change pas, l’inégalité sociale pourrait revenir aux niveaux médiévaux, prévient Glen Weyl. Si cela se produit, il n’est pas déraisonna­ble de supposer qu’un jour, les travailleu­rs numériques de la donnée du monde entier s’uniront.

Sans connaître les bonnes réponses (fournies par les humains), les algorithme­s sont incapables de traduire les langues, comprendre la parole ou reconnaîtr­e des objets dans les images. Les données fournies par les humains peuvent donc être considérée­s comme une forme de travail qui alimente l’intelligen­ce artificiel­le

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France