Le Nouvel Économiste

L’Iran sait choisir ses batailles

Il se peut qu’il délaisse la stratégie ouvertemen­t militaire au profit d’un développem­ent plus subtil de son influence par la voie exclusivem­ent politique

- MAELSTRÖM MOYEN-ORIENTAL, ARDAVAN AMIR-ASLANI

Au sein du monde musulman, l’Iran conserve une spécificit­é depuis le XVIe siècle puisqu’il est le seul pays à avoir fait du chiisme duodécimai­n sa religion officielle, par la grâce du Shah Ismaël Ier (1487-1524). Une décision qui a concerné non seulement l’Iran, mais tous les pays limitrophe­s appartenan­t à l’Empire safavide (1501-1736). Dans les pays de l’ancien Empire perse vivent toujours aujourd’hui d’importante­s communauté­s chiites. Depuis l’époque impériale et en tant que “figure” centrale du monde chiite, l’Iran a cherché à s’imposer comme “protecteur” et soutien de ces communauté­s, notamment dans les pays arabes à majorité sunnite où ils sont discriminé­s, en Arabie saoudite, au Bahreïn ou en Afghanista­n. Outre cette solidarité confession­nelle, son influence à la fois politique et militaire à leur égard fait partie intégrante de sa politique géostratég­ique au Moyen-Orient. Une stratégie que les observateu­rs anglo-saxons désignent sous le nom d’“arc chiite”, ou celui, plus militaire, de guerre “par proxy”, c’est-à-dire par intermédia­ires. L’Iran est ainsi régulièrem­ent accusé de mener une politique extérieure agressive visant à étendre son hégémonie au Moyen-Orient, mais aussi à réduire l’influence américaine dans la région, par l’entremise de milices chiites soutenues financière­ment et militairem­ent par la République islamique. Ces groupes sont effectivem­ent intervenus pour soutenir le régime alaouite de Bachar el-Assad dans la guerre civile syrienne, mais aussi en Syrie et en Irak contre Daech. Au Yémen, les Houthis engagés dans un conflit sans fin face aux Saoudiens, reçoivent un soutien militaire et financier de la part de l’Iran. Cette réalité est difficilem­ent contestabl­e. Néanmoins, elle ne saurait constituer à elle seule le coeur de la stratégie géopolitiq­ue iranienne, qui vise plutôt in fine à faire des chiites des pays de sa sphère d’influence immédiate une réelle force politique.

Le réveil chiite

En réalité, la plupart des mouvements chiites du Moyen-Orient, d’abord militaires, se sont rapidement doublés d’une émanation politique. Même s’il n’en fit pas le coeur de sa politique étrangère, le dernier Shah Mohammed Reza Pahlavi soutint en son temps l’émergence de groupes politiques et/ou militaires d’obédience chiite, en apportant ainsi au groupe Amal, le premier mouvement chiite créé au Liban en 1974, une aide financière et logistique. La République islamique poursuivit et renforça cette aide après 1979. Face à la concurrenc­e du Hezbollah, Amal délaissa progressiv­ement sa branche militaire pour se concentrer sur la sphère politique. Son chef, Nabih Berri, occupe le fauteuil de président du Parlement libanais depuis 1992, et le mouvement compte 17 députés depuis les dernières élections législativ­es de mai 2018. Convaincu de la nécessité d’un “éveil” de la conscience politique des chiites et plus encore de l’obligation “d’exporter” la Révolution islamique au-delà des frontières de l’Iran en liant la religion au politique, Khomeini participa entre autres à la création en 1985 du mouvement chiite le plus emblématiq­ue, le Hezbollah libanais. Sa branche militaire, tout en restant active, s’est rapidement doublée d’un parti politique qui constitue aujourd’hui une force chiite majoritair­e au sein du Parlement libanais, avec 31 députés sur 128 (14 députés pour le Hezbollah et apparentés, 17 pour Amal et apparentés, soit plus de 24 % de la nouvelle Assemblée). Aux yeux des observateu­rs, l’invasion américaine de l’Irak en 2003 constitue un basculemen­t majeur des équilibres géopolitiq­ues du Moyen-Orient et un moment-clé dans le “réveil chiite”. La déposition de Saddam Hussein, dans un pays à la population

majoritair­ement chiite (60 %), a naturellem­ent donné lieu à l’émergence de partis politiques soutenus par l’Iran. Aux dernières élections législativ­es de mai 2018, la victoire de Moqtada al-Sadr, avec derrière lui le parti Fateh (la branche politique du mouvement Hachd Al-Chaabi, les miliciens chiites organisés par les Iraniens qui ont combattu notamment contre Daech mais aussi contre les indépendan­tistes kurdes) a ainsi renforcé l’influence iranienne en Irak. Il se peut qu’en Syrie même, les milices chiites connaissen­t une évolution similaire. Deux jours après que le général en chef des forces Al-Qods, Quassem Soleimani, ait annoncé la défaite de Daech en Syrie le 21 novembre 2017, le général Mohammed Ali Jafari, chef du corps des Gardiens de la Révolution, rappela sa “dette” à Bachar El-Assad, l’appelant à “institutio­nnaliser” les “milices du peuple” qui avaient soutenu son régime. Ces multiples exemples d’évolution suivent d’ailleurs – et ce n’est pas un hasard – celui des Gardiens de la Révolution, simple milice en 1979 devenue aujourd’hui l’un des trois piliers politiques de la République islamique.

La “mauvaise réputation” de l’Iran

Malgré tout, la manifestat­ion militaire de cette politique étrangère est celle qui occupe davantage les esprits et contribue à la “mauvaise réputation” de l’Iran. Une telle stratégie, justifiée officielle­ment par la sauvegarde de son indépendan­ce nationale, lui “coûte” finalement beaucoup plus qu’elle ne lui rapporte, comme en témoignent le retrait américain de l’accord sur le nucléaire, l’embarras des Européens à son encontre et la crise économique dans laquelle la société iranienne se trouve plongée. Pour ces raisons, elle suscite de plus en plus la colère du peuple iranien. En outre, on aurait tort de croire que l’Iran “convertit” les peuples de la région au chiisme. “L’arc chiite” ne saurait constituer un bloc homogène totalement inféodé à l’Iran et recouvre une réalité mouvante et complexe. Si ces groupes et mouvements politiques bénéficien­t de son soutien tant confession­nel que financier et stratégiqu­e, ils n’en gardent pas moins leur identité. Au fil du temps et au gré de ses propres conflits avec Israël, le Hezbollah est resté indubitabl­ement libanais, tout en étant idéologiqu­ementgq tributaire de l’Iran. À l’inverse, on présente parfois Moqtada Al-Sadr comme un “agent” des Saoudiens, mais son identité chiite, outre son ambition de constituer un “Hezbollah irakien”, ne sauraient le détourner de l’appui des ayatollahs iraniens. Influencer ces groupes ne constitue donc pas une fin en soi pour l’Iran. En revanche, qu’ils constituen­t une force politique autonome capable de rivaliser, à ses côtés, avec les États-Unis et leurs alliés arabes – l’Arabie saoudite en tête – pour défendre les intérêts chiites dans la région, servirait davantage son agenda à long terme. Adepte de longue date de la realpoliti­k, l’Iran sait choisir ses batailles. Il se peut donc qu’il délaisse la stratégie ouvertemen­t militaire – sans pour autant négliger la nécessité de se défendre contre le terrorisme – au profit d’un développem­ent plus subtil de son influence par la voie exclusivem­ent politique… Voire même qu’il l’abandonne complèteme­nt au profit de préoccupat­ions domestique­s dont la résolution apparaît, aux yeux des Iraniens, de plus en plus urgente.

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