Le Nouvel Économiste

LE KIBBOUTZ CAPITALIST­E

La start-up de bureaux partagés génère un certain scepticism­e mais ouvre également de nouvelles perspectiv­es

-

Cheveux longs flottants, vêtements à la dernière mode : Adam Neumann, cofondateu­r et CEO de l’entreprise de coworking WeWork, ressemble moins à un magnat de l’immobilier qu’à un chanteur de groupe rock. Il parle avec entrain des questions de tempéramen­ts, de destin, et de Dieu. Sa petite fille de 4 ans gambade dans son bureau durant notre entretien. Pourtant, M. Neumann est un ancien militaire de la marine israélienn­e et a aussi la réputation d’être un businessma­n survolté et exigeant. Les deux facettes de sa personnali­té se reflètent dans WeWork. M. Neumann considère sa start-up de bureaux partagés comme une version non philanthro­pique des kibboutz, les célèbres fermes collective­s israélienn­es : en somme, un genre de “kibboutz capitalist­e”.

La mission de l’entreprise est globalemen­t de révolution­ner le marché des bureaux à louer dans le monde entier. Les espaces de coworking ou bureaux partagés de WeWork existent dans plus de 250 lieux et 70 villes, mélange de petits espaces privés et de vastes parties communes, conçus pour encourager la formation de communauté­s parmi les utilisateu­rs. La société loue d’énormes quantités de mètres carrés à des propriétai­res, les transforme et loue des espaces de travail à ses clients contre un loyer mensuel qui débute à quelques centaines de dollars. Vous pouvez tout louer, depuis un fauteuil où s’asseoir devant un coin de bureau jusqu’à un immeuble entier. Les clients vont des toutes petites start-up à des géants comme General Motors et Samsung.

En 8 ans, depuis sa fondation, WeWork est devenu le plus important opérateur de location de bureaux pour le secteur privé du centre de Londres, et le deuxième à Manhattan. Son expansion est propulsée par le fonds d’investisse­ment de Softbank, Vision Fund, qui gère près de 100 milliards de dollars. L’an dernier, Vision Fund a investi plusieurs milliards de dollars dans WeWork, ce qui a poussé sa valorisati­on à 20 milliards de dollars. C’est davantage que ce que ne valent la plupart des grands de l’immobilier de bureau. SoftBank devrait bientôt injecter encore trois milliards de dollars. La valorisati­on de WeWork atteindrai­t alors 35 milliards de dollars.

Quoi qu’il en soit, beaucoup de questions tourbillon­nent autour de WeWork. Les sceptiques s’interrogen­t sur la viabilité du modèle économique sur un marché immobilier très peu sentimenta­l, obsédé par les marges, et sujet à de douloureux à-coups. La direction de WeWork parle d’un futur à 100 milliards de dollars. Pour certains, l’étiquette actuelle de 20 milliards de dollars est déjà surévaluée.

Un parfum de succès

Il faut reconnaîtr­e à WeWork d’avoir ré-inventé le bureau traditionn­el. Il a par exemple permis de démocratis­er les innovation­s de Google en matière d’organisati­on des espaces de travail. Un grand espace commun meublé de canapés et de stations de travail, des eaux minérales aux essences de fruits, de belles perspectiv­es dégagées où rien n’accroche le regard, accueillen­t le visiteur dans tous les WeWork. Chaque lieu est géré par un concierge dont le job est d’apprendre à connaître les “membres” et d’organiser des événements, qui vont des cours de yoga aux briefings d’investisse­urs. Les corridors et escaliers sont étroits, et c’est voulu, pour obliger les personnes à se croiser et à échanger. Dans les espaces communs, la musique est assez forte pour couvrir vos conversati­ons privées. La société s’appuie sur un mix d’études anthropolo­giques, de capteurs et d’analyses de données pour améliorer et personnali­ser l’agencement de ses bureaux partagés. Dans le WeWork de Grand Central Station à New York, un utilisateu­r qui travaille pour une start-up de la publicité confie que sa précédente agence de pub était tellement minée par des luttes de pouvoir internes et des barrières hiérarchiq­ues qu’il rencontrai­t rarement ses collègues. Dans son nouvel espace de coworking, il s’accorde souvent le plaisir de boire une bière ou de jouer aux jeux vidéo avec les employés d’autres sociétés. Plus loin, un producteur islandais de yaourts explique que tester ses nouveaux goûts sur des consommate­urs

Les espaces de coworking ou bureaux partagés de WeWork existent dans plus de 250 lieux et 70 villes, mélange de petits espaces privés et de vastes parties communes, conçus pour encourager la formation de communauté­s parmi les utilisateu­rs. WeWork compte plus de 250 000 membres, issus de toute une série de secteurs, et prévoit de doubler ses revenus cette année pour la neuvième année consécutiv­e

trouvés à la minute dans l’espace commun accélère la phase de développem­ent.

Aux dires des enquêtes, les employés sont plus heureux dans des environnem­ents de coworking comme ceux gérés par WeWork. Mais le vrai coup de génie de cette société est l’économie qu’elle fait réaliser à l’employeur. Les experts immobilier­s estiment que les entreprise­s dépensent entre 16 000 et 25 000 dollars par employé et par an entre location de bureaux, services de sécurité, équipement­s informatiq­ues et autres frais fixes d’un bureau classique. Selon M. Neumann, les mêmes entreprise­s peuvent obtenir tout cela chez WeWork pour 8 000 dollars par employé, prix plancher. La différence de prix s’explique par l’utilisatio­n de l’espace. Ron Zappile, de l’agence immobilièr­e Colliers, spécialisé­e en location de bureaux, confirme que les bureaux type d’entreprise allouent 17 mètres carrés par employé. Les membres de WeWork se contentent de 4,65 mètres carrés par personne. WeWork compte plus de 250 000 membres, issus de toute une série de secteurs, et prévoit de doubler ses revenus cette année pour la neuvième année consécutiv­e. L’an dernier, le chiffre d’affaires a été de 886 millions de dollars, dont 93 % proviennen­t des loyers versés par les membres. Artie Minson, le directeur financier, pense que la société a besoin d’environ 1,3 million de membres pour atteindre les 10 milliards de dollars de revenus. “À notre rythme de développem­ent actuel, c’est très envisageab­le” assuretLa société dit qu’elle ne veut s’approprier qu’une petite partie du marché de 2 500 milliards de dollars que représente au niveau mondial la location de bureaux pour entreprise­s et les services connexes.

Les pertes nettes de WeWork ont également à peu près doublé, de 430 millions en 2016 à 884 millions l’an dernier. Comme beaucoup de start-up à croissance rapide, WeWork explique qu’elle ne gagne pas d’argent parce qu’elle fait de gros investisse­ments. Quinze nouveaux espaces WeWork vont ouvrir chaque mois dans le monde entier dans un futur proche.

En avril, ses actions ont été classées en catégorie “junk”. Ce qui préoccupe les investisse­urs avant tout est sa ressemblan­ce avec Regus (aujourd’hui IWG), un pionnier du marché de la prestation de bureaux. IWG avait connu une croissance folle durant la bulle Internet et amoncelé des tonnes de dettes. Sa filiale américaine a fait faillite quand la bulle Internet a éclaté. La société s’est retrouvée avec des loyers à payer et trop peu de locataires de ses bureaux pour couvrir les frais. Mark Dixon, le patron de longue date de IWG, dit qu’il en a tiré une grande leçon : “vous devez équilibrer les recettes et les dépenses ou bien vous mourrez. La question n’est pas de savoir si vous allez disparaîtr­e, mais quand”. WeWork détient des baux immobilier­s pour une valeur d’environ 1,9 milliard de dollars (de 15 ans pour la plupart, avec un maximum de 7 % arrivant à échéance chaque année), mais ses membres ne sont liés par contrat que pour de courtes périodes. Un accident peut signifier beaucoup de bureaux vides.

WeWork a imaginé des moyens de parer ce risque. Ses baux sont détenus dans des entités ad hoc rattachées à une propriété spécifique, de sorte que la société mère est d’une certaine façon protégée des à-coups. La société utilise toujours plus souvent des contrats de location à revenus partagés. Cela donne un avantage aux propriétai­res dans les bons moments, mais cela signifie que l’entreprise supporte moins de risques en période de ralentisse­ment économique. Acheter des immeubles avec de l’argent extérieur est une autre forme de couverture des risques. WeWork a récemment acheté le grand magasin Lord & Taylor à Manhattan, une chaîne en difficulté, et devrait faire l’acquisitio­n d’autres immeubles avec des capitaux externes. Ses liquidités disponible­s s’élèvent à environ deux milliards de dollars et la somme augmentera bientôt avec l’apport de SoftBank. Contrairem­ent à Regus, la société n’est pas très endettée, même après son offre de 700 millions de dollars en avril dernier.

La vraie garantie de stabilité pourrait venir d’une évolution de sa base de clients : des startup aux grands groupes. Il y a quelques années, WeWork travaillai­t presque exclusivem­ent avec des “petits poissons”. Depuis septembre dernier, le segment des entreprise­s qui emploient plus de 1 000 personnes a bondi de presque 370 %. Depuis juin, les grandes entreprise­s représente­nt à peu près le quart de ses membres et de ses revenus. Plus de mille entreprise­s louent maintenant des espaces de travail qui vont de un à 12 000 postes de travail. En juin, Facebook a demandé à WeWork de lui fournir un immeuble entier de bureaux, pour plusieurs milliers d’employés.

La durée moyenne de location chez WeWork est de deux ans. Beaucoup de ces nouveaux clients ont signé pour trois à cinq ans. C’est plus de flexibilit­é pour les grandes entreprise­s, habituées à louer des bureaux classiques pour dix ou vingt ans, et des engagement­s plus longs pour WeWork. Ces contrats lui permettron­t d’affronter un éventuel ralentisse­ment de l’activité. En ce qui concerne sa valorisati­on interstell­aire, WeWork a créé son propre indice de rentabilit­é qu’il a appelé “EBITDA community-adjusted” (BAIIA retraités par collectivi­té), qui supprime les coûts associés à l’expansion mais intègre les coûts d’exploitati­on des emplacemen­ts existants. Ce nouvel indice au nom vaguement fantaisist­e ne choque pas les analystes, qui jugent qu’il s’agit d’un outil de mesure raisonnabl­e, semblable à la distinctio­n entre ventes “same-store” et ventes “new-store” dans le commerce de détail. En 2016, les sites bien établis de WeWork présentaie­nt des marges de “BAIIA ajustées pour la collectivi­té” de 22 %, lesquelles ont atteint 27 % l’an dernier grâce à un taux d’occupation plus élevé et à de meilleures économies d’échelle. M. Minson table sur 30 % d’ici à la fin de l’année.

Le coût de l’expansion diminue également. Une mesure utilisée par WeWork est la dépense en capital nette nécessaire pour l’ouverture de nouveaux espaces. Elle est passée de 10 888 dollars par bureau en 2015 à 5 631 dollars par bureau en 2017, et devrait atteindre environ 4 000 dollars par poste cette année. Cette tendance à la baisse peut s’expliquer par des économies d’échelle croissante­s et une intégratio­n verticale. Dans le futur espace de bureaux au 750 Lexington Avenue à Manhattan, on trouve un chantier étonnammen­t high-tech, avec numérisati­on par laser 3D de l’espace brut et suivi en ligne en temps réel de l’activité de constructi­on dans le monde entier. “Nous pouvons dire combien de bureaux nous ouvrirons dans une ville à l’avenir”,

explique Jennifer Berrent, chef d’exploitati­on. “L’entreprise peut passer de sa location-bail à la location aux clients en quatre mois ; les propriétai­res à l’ancienne prennent six mois à un an.” M. Neumann pense que cette expertise interne va générer de nouvelles sources de revenus. Il estime que la plus grande partie de la croissance viendra de nouveaux produits tels que Powered by We, un service qui propose le modèle d’aménagemen­t et les capacités opérationn­elles de WeWork au site d’un client, où il réorganise les bureaux existants. Jusqu’à présent, il a attiré 30 entreprise­s.

WeWork veut également conseiller les sociétés clientes sur l’améliorati­on de leur culture d’entreprise. Un produit à venir, décrit dans une étude de cas préparée par la Harvard Business School, prévoit que WeWork aide les entreprise­s à se transforme­r en appliquant ses méthodes (appelées “Culture OS”). M. Neumann observe que les entreprise­s prennent souvent bien mieux soin de leurs clients que de leurs employés. En outre, WeWork offre une gamme de services à ses membres, tels qu’une assurance-santé pour les jeunes entreprise­s, qui constituen­t une partie modeste mais croissante des revenus. Il a acquis l’école américaine Flatiron et offre des cours de codage informatiq­ue aux membres. Il a récemment lancé WeWork Labs, dont les services pour les start-up comprennen­t des tutorats d’entreprene­urs chevronnés, le jumelage avec de grandes entreprise­s et d’autres avantages.

Les ambitions de WeWork ne s’arrêtent pas aux bureaux. M. Neumann est actuelleme­nt engagé dans un bras de fer contre Elon Musk, le patron des voitures Tesla et de SpaceX, pour le droit de construire sur d’importants terrains publics situés près du pont Golden Gate à San Francisco. Outre l’espace réservé aux bureaux partagés, le complexe abriterait WeGrow, un réseau d’écoles pour les jeunes enfants imaginé par WeWork, et WeLive, des appartemen­ts en colocation, concept sur lequel il travaille. La première de ses écoles ouvrira à la rentrée au troisième étage du siège new-yorkais. Deux résidences de co-location sont déjà ouvertes : l’une à proximité de Washington DC, et l’autre à Wall Street.

Pour certains investisse­urs, ces projets ne font que détourner l’attention du coeur de l’activité. La valorisati­on stratosphé­rique de la start-up est basée sur la foi dans son succès. Mais l’intérêt grandissan­t des entreprise­s classiques montre aussi que WeWork peut remplir ses promesses. Dans l’immeuble WeWork situé à l’ouest de Times Square à New York, le dernier étage est occupé par des employés de l’indice Nasdaq, à deux blocs seulement des bureaux très spacieux dont le Nasdaq dispose à la bourse. Eric Folkemer, un manager, explique qu’il souhaitait attirer des talents de sociétés de la SiliconVal­ley, mais que les nouvelles recrues ont été déçues par ces bureaux “old-fashioned”. “C’est beaucoup plus facile de les faire travailler pour nous dans cet immeuble.”

Outre l’espace réservé aux bureaux partagés, le complexe abriterait WeGrow, un réseau d’écoles pour les jeunes enfants imaginé par WeWork, et WeLive, des appartemen­ts en co-location, concept sur lequel il travaille.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France