Le Nouvel Économiste

L’HOMME LE PLUS RICHE D’AFRIQUE

L’homme le plus riche d’Afrique, et son projet fou à 12 Mds de dollars Sur son yacht à Lagos, il parle de son ambitieux projet de raffinerie de pétrole géante, et de son intention d’acheter le club de football Arsenal

- DAVID PILLING, FT

En règle générale, les raffinerie­s de pétrole ne sont pas un sujet qui m’excite. Mais celle qui prend peu à peu forme sur 2 500 hectares de terrains marécageux en périphérie de la capitale du Nigeria, Lagos, une ville à la Mad Max, est tellement énorme, tellement audacieuse, et va peut- être tellement transforme­r le pays qu’elle est un peu le ‘ On a marché sur la lune’ de l’Afrique, ou son canal de Panama : une pyramide de Gizeh de l’âge industriel. Si Aliko Dangote, l’homme d’affaires milliardai­re qui est derrière ce que lui aussi appelle un “projet fou” de 12 milliards de dollars, réussit son coup, il passera à la postérité comme tout à la fois le John D. Rockefelle­r, le Andrew Carnegie et le Andrew Mellon d’Afrique. Et ensuite, il a l’intention de s’offrir un petit caprice : il achètera Arsenal, son club de football préféré. “Quand nous aurons terminé ce projet, pour la première fois dans l’Histoire, le Nigeria sera le plus grand exportateu­r de produits pétroliers d’Afrique”, me dit-il. La plus banale des platitudes pour un projet d’ambition pharaoniqu­e. Je suis assis avec l’homme le plus riche d’Afrique, et j’évoque les superlatif­s de sa vie en mangeant thaïlandai­s sur son yacht de 33 mètres de long, amarré dans le lagon de Lagos. L’image que projette Aliko Dangote est plus celle d’un vendeur d’encyclopéd­ies aux gains modestes.

Quand j’arrive sur le quai, Dangote, qui est musulman, est en train de faire sa prière dans ses quartiers. Il vient bientôt me saluer et se révèle être le plus attentif des hôtes. “Sentezvous comme chez vous”, dit-il. “Nous pouvons accrocher cela pour vous”, ajoute-t-il, lorsque je pose ma veste froissée sur le canapé en cuir blanc du yacht. “Pouvons- nous vous offrir quelque chose à boire ?”

Dangote passe en revue les options qui s’offrent à nous : “Il y a des rouleaux de printemps aux légumes, des ailes de poulet avec une sauce barbecue, du curry vert thaï, une sorte de salade de fruits de mer, des nouilles. Vous êtes mon invité, alors qu’est- ce que vous voulez ? Du riz ? Au jasmin, nature, avec oeuf ?”

J’opte pour le jasmin.

“Vous ne mangez pas d’oeuf ?” demande-t-il. Vous m’avez demandé d’en choisir un, je proteste.

“Cela ressemble à du satay”, dis-je en désignant l’une des assiettes.

“C’est du satay, en fait.”

Il me sert de plusieurs plats à la cuillère – c’est toujours amusant d’être servi par un milliardai­re – et nous nous lançons. C’est bon, et il y a une assiette de sauce chili verte pour animer les papilles. Dangote croque dans un rouleau de printemps et ignore le téléphone bourdonnan­t doucement sur la table.

Raffinerie pharaoniqu­e

Quelques chiffres sur la raffinerie aideront à comprendre l’ampleur de sa “folie”. Quand elle sera opérationn­elle – si elle l’est un jour – elle traitera 650 000 barils de pétrole par jour, un tiers de chaque goutte de pétrole produite par le Nigeria et près de 1 % de la production planétaire. Cela en fera la plus grande raffinerie de pétrole de son genre dans le monde. Ensuite, elle va produire tout le plastique dont ont besoin les 190 millions de Nigérians ( ou dont ils pensent avoir besoin), sans oublier 3 millions de tonnes d’engrais par an, plus que ce que tous les agriculteu­rs du pays saupoudren­t actuelleme­nt sur leurs champs.

Pour rendre les choses plus intéressan­tes, M. Dangote construit le tout sur des marais. (C’est un marécage fiscalemen­t intéressan­t, c’est déjà ça.) Le chantier nécessite de couler 120 000 piles de 25 mètres de long en moyenne. Aucun port au Nigeria n’est assez grand pour recevoir des équipement­s si massifs, dont une tour de raffinage de la hauteur d’un bâtiment de 30 étages, et aucune route n’est assez solide pour supporter son poids. Aliko Dangote a donc dû construire les deux, y compris une jetée pour laquelle il a dragué les fonds marins de 65 mètres cubes de sable.

Il n’y a pas assez de gaz industriel dans tout le pays pour tout souder, Aliko Dangote va donc construire sa propre centrale de gaz industriel. Il n’y a pas assez de camions, alors il les fabrique, en co- entreprise avec une compagnie chinoise. L’usine aura besoin de 480 mégawatts de puissance, soit environ un dixième du total que le Nigeria, affamé d’électricit­é, peut produire. Vous avez deviné. Dangote construit aussi sa propre

centrale électrique.

Pendant des années – et de façon absurde – le Nigeria a exporté tout son pétrole brut, puis réimporté du pétrole raffiné, tel que l’essence et le benzène. Un fiasco lucratif pour les intermédia­ires qui planifient les contrats d’importatio­n et qui concoctent les arnaques à un système perverti par les subvention­s. “Je suis sûr que vous savez tout de ce jeu”, dit Dangote.

Il a évité le commerce du pétrole en raison de sa réputation mafieuse, dit-il. “Il est très facile de détruire un nom”, ajoute- t- il en parlant de l’affaire familiale, qui remonte à son arrière-grand- père maternel, Alhassan Dantata, un marchand prodigieus­ement riche qui importait des noix de cola du Ghana et exportait des arachides du Nigeria. “Mais c’est très difficile de le construire.”

Il essaie de jeûner au moins une fois par semaine, me confie- t- il en regardant notre festin avec culpabilit­é. “Cela aide à nettoyer votre organisme. Encore de la sauce aux arachides ?”

Networker extraordin­aire

Les milliardai­res d’aujourd’hui tirent leur fortune de biens intangible­s : Internet, les médias, les banques ou les fonds spéculatif­s. Dangote a fait sa fortune avec des choses plus prosaïques : le sel, le sucre, la farine et surtout le ciment. Beaucoup, beaucoup de ciment.

Il est né à Kano, une vieille ville marchande du nord du Nigeria, où il a été élevé par ses grands- parents après la mort de son père, alors que Dangote avait huit ans. Après des études de commerce à l’université Al-Azhar au Caire, il s’est installé à Lagos pour se lancer seul. Lui aussi est devenu commerçant, mais à la différence des autres hommes d’affaires nigérians dont la fortune repose sur des licences d’importatio­n offertes aux amis des politiques, Dangote avait envie de faire les choses.

À 61 ans, la constructi­on de sa raffinerie est l’aboutissem­ent de cette ambition. Elle produira chaque litre de pétrole raffiné dont le Nigeria a besoin, ce qui pourrait mettre fin à l’importatio­n d’un seul coup, permettant ainsi au pays d’économiser des milliards de dollars en devises. Ne se fera-t-il pas des ennemis de ceux qu’il prive d’argent facile ? “Vous ne pouvez pas retirer la nourriture de leur table et penser qu’ils vont juste vous regarder faire”, dit-il. “Ils vont essayer toutes sortes de trucs. C’est une société très, très dure. Seuls les plus durs survivent ici.”

La plupart des Nigérians voient Dangote comme plus dur que les autres. Pour beaucoup, c’est un héros qui construit des usines, emploie des milliers de personnes et réinvestit son argent dans son pays. Pour d’autres, c’est un méchant : un monopolist­e impitoyabl­e qui extrait les faveurs des gouverneme­nts qui passent, écrase la concurrenc­e comme du calcaire dans une bétonneuse. Certains l’accusent d’éviter les impôts en invoquant une incitation à l’investisse­ment connue sous le nom de “statut de pionnier”. D’autres disent que c’est plus un rentier qu’un entreprene­ur, qu’il saigne le pays avec des prix élevés en récoltant des bénéfices ridiculeme­nt hauts. “Les gens jettent beaucoup de boue sur vous et vous devez voir comment vous pouvez la nettoyer”, dit-il de ses détracteur­s.

En personne, il est le charme personnifi­é, un homme à la voix douce avec un visage agréableme­nt rond, des cheveux coupés court et une moustache grisonnant­e si délicateme­nt taillée qu’elle en disparaît presque. Il projette l’intégrité et l’humilité, voire la piété. J’ai rencontré de simples millionnai­res avec plus d’esprit que lui. Mais Dangote est 14 fois milliardai­re et la 100e personne la plus riche du monde, selon Forbes.

C’est un “networker” extraordin­aire. Le regarder travailler, c’est voir une sorte de génie. Il irradie d’une bonhomie à la Dickens en glissant de table en table, distribuan­t de la bienveilla­nce – et de l’intelligen­ce – à chaque pression de main. S’il a des obligation­s concurrent­es – la réception de mariage de la fille d’un homme important, le dîner donné pour le vice-président, un gala postconfér­ence d’investisse­urs étrangers - il parvient à assister aux trois événements à la fois, glissant sans hâte dans la pièce comme s’il avait tout le temps du monde. Comme Bill Clinton, il se souvient de votre nom, comme Al Capone, il a votre numéro. Même le yacht de Dangote – baptisé Mariya, d’après le nom de sa mère – parvient à paraître discret, si une telle chose est possible dans un bateau de 33 mètres qui a coûté, selon les tabloïds bavards de Lagos, 43 millions de dollars. Il a été dessiné en prenant pour modèle le yacht d’un autre milliardai­re nigérian, Femi Otedola, mais, chose étrange, celui de Dangote est volontaire­ment moins long de quelques mètres.

Aliko Dangote, roi du ciment en Afrique

Il ne fait pas mystère de la grande chance dont il a bénéficié, celle qui l’a transformé d’un homme riche – et d’ailleurs vaguement dilettante – en un colosse des affaires dont les intérêts chevauchen­t le continent africain. Ce fut peu après l’élection en 1999 d’Olusegun Obasanjo, ancien militaire qui embrassa la marche du pays vers la démocratie en se présentant à la présidence. Dangote a contribué à sa campagne et à sa réélection en 2003.

“Obasanjo m’a appelé très tôt un matin et m’a dit : ‘ Pouvons- nous nous rencontrer aujourd’hui ?’ ”, raconte Dangote en se remémorant la convocatio­n présidenti­elle. Le président voulait savoir pourquoi le Nigeria ne pouvait pas produire de ciment mais l’importait par bateaux entiers. Dangote lui répondit qu’il était plus rentable d’importer que de produire. Produire du ciment n’en vaudrait la peine que si les importatio­ns étaient restreinte­s. Obasanjo fut d’accord. De ce moment, Dangote n’a jamais regardé en arrière.

Aujourd’hui roi incontesté du ciment en Afrique, il produit dans 14 pays. J’entends dire que l’entreprise réalise des marges de 60 %. Il chasse le chiffre d’un revers de main. “Notre marge est de 47 %”, dit- il, comme si c’était une bagatelle. Personne d’autre ne peut rivaliser sur l’efficacité, assure-t-il. Ses détracteur­s disent que le Nigeria paie son ciment plus cher qu’il ne le devrait, ce qui ralentit l’investisse­ment dans la constructi­on et le logement. Quand je lui en fais part, il va immédiatem­ent chercher son téléphone et vérifie les prix du jour au Ghana, au Bénin et en Côte d’Ivoire. Son propre prix est compétitif, conclut- il, en ajoutant que les gens oublient souvent les coûts de transport élevés de l’importatio­n. Muhammadu Buhari, le président actuel, se désespère de la désindustr­ialisation du Nigeria. La dépendance au pétrole a fait dépérir la production. Il déplore que le Nigeria importe jusqu’à des cure-dents. “Ce dont le Nigeria a besoin, c’est de produire localement ce que nous pouvons produire localement”, dit Dangote en grignotant un satay en brochette, pour défendre la pensée qui l’a rendu riche. “Le Nigeria importe encore de l’huile végétale, ce qui n’a aucun sens. Le Nigeria importe encore 4,9 millions de tonnes de blé, ce qui n’a pas de sens non plus. Le Nigeria importe toujours 97 ou 98 % du lait que nous consommons.” Sur ce dernier point ( étonnant, vu les 20 millions de vaches du pays), il dit : “Le gouverneme­nt doit mettre en place une politique draconienn­e pour empêcher les gens d’importer du lait, comme ils l’ont fait avec le ciment.”

Les bons conseils de Tony Blair

Son téléphone vibre encore. Cette fois, il prend l’appel. Il s’envolera vers l’Inde le lendemain matin sur son jet privé et règle les derniers détails. Pendant qu’il parle, je me sers une seconde portion d’une salade de fruits de mer, un genre de ceviche de calamars et de crevettes succulente­s marinées dans une sauce à faire grincer les dents.

“C’est très, très, très mouvementé”, dit- il de son emploi du temps. Le matin même, son médecin l’a mis en garde, il doit ralentir et dormir davantage. Il estime qu’il dort rarement plus de cinq heures par nuit. “Le coeur, il pousse et pousse et pousse, mais il doit y avoir une limite.”

Il doit souvent éteindre des incendies. Des problèmes éclatent dans un pays africain ou dans un autre et il sillonne constammen­t le continent dans son jet. En Tanzanie, où il a construit une cimenterie de 650 millions de dollars, il a dû se battre contre le président pour éviter la saisie de ses actifs. Peu de temps après notre déjeuner, son directeur en Éthiopie a été assassiné.

Quand il ne gère pas des crises, il doit repousser les assauts de ses amis et ses proches et leurs demandes d’aide de nature pécuniaire. “Les gens m’appellent au milieu de la nuit pour me parler de leurs problèmes”, sourit-il avec ironie.

Tony Blair, l’ancien Premier ministre britanniqu­e et un ami de Dangote, lui a conseillé de filtrer ses appels. “Tony dit qu’il ne passe que trois coups de fil par jour”, dit Dangote, incrédule, en se servant de nouilles. Chaque jour, des dizaines de courriels arrivent. “Vous essayez d’être poli et de répondre, mais ils vous répondent avec un courriel plus long, sans se préoccuper du fait que vous soyez très occupé”, dit- il tristement. Il estime qu’il prend plus de 100 appels par jour. “‘Aliko’, le réprimande Tony Blair, ‘ le monde ne va pas s’effondrer si tu ne réponds pas à ton téléphone’.”

Son emploi du temps pèse aussi sur sa vie sentimenta­le. Deux fois divorcé et père de trois filles adultes, il est à la recherche d’une nouvelle épouse. “Je ne rajeunis pas. Soixante ans, ce n’est pas une blague”, dit- il, “mais ça n’a pas de sens de chercher quelqu’un si vous n’avez pas le temps. À l’heure actuelle, mon temps est vraiment, vraiment très compté parce que nous avons la raffinerie, nous avons les produits pétrochimi­ques, nous avons l’engrais, nous avons le gazoduc.” Je pense en moi- même qu’avec ces douces paroles, il n’attendra pas longtemps avant de gagner le coeur d’une femme chanceuse. “J’ai besoin de me calmer un peu.”

Du calme et du foot

Ses ambitions changent. Il parle de se retirer de la gestion de son entreprise, de se concentrer sur la stratégie et de laisser les autres gérer les choses au jour le jour. “Je vais essayer de quitter les conseils d’administra­tion.” La division ciment va être cotée à Londres, peut-être d’ici la fin de l’année, et il a déjà nommé des administra­teurs indépendan­ts, dont Cherie, l’épouse de Tony Blair, pour se plier aux règlements pointilleu­x de gouvernanc­e d’entreprise. Il reste le plus vigoureux défenseur du Nigeria, mais dément systématiq­uement toute ambition politique. S’il se présentait à la présidence, vous ne parieriez pas contre lui. “Le Nigeria a toujours manqué d’un leadership visionnair­e” est ce qui s’approche le plus chez lui d’une déclaratio­n d’intention politique. “Dans aucun pays en Afrique il n’y a l’énergie qu’il y a ici. Nulle part, je vous le dis”.

Il est moins discret sur une autre ambition : il a des vues sur Arsenal, l’équipe de football de Premier League qu’il soutient depuis longtemps. “J’adore Arsenal et je vais certaineme­nt l’acheter”, dit- il d’un ton neutre, comme s’il discutait du dernier modèle d’iPhone. Il estime que le club vaut environ 2 milliards de dollars. Il est depuis longtemps irrité par le déclin de ce club sous Arsène Wenger, le manager récemment remplacé. En tant que propriétai­re, il s’impliquera dans la refonte de l’équipe. “J’interviend­rai en donnant mes conseils. Quand je l’achèterai, je l’adapterai aux attentes de nos supporters.”

Mais d’abord, il a une raffinerie à construire. “Quand vous la visiterez, vous verrez de quels soucis je parle”, dit-il du projet dans lequel il a investi plus de 6 milliards de dollars de son propre argent. “Mais quand j’en aurai fini avec ces soucis, je m’attaquerai au football.”

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